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La magie de Diaz

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par Mélissa Perianez
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Master 2 Histoire de l'art 2013
  

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Section 3. Entre définition de l'action artistique et de l'action occulte au XIXe siècle

L'imagination de Diaz à l'oeuvre dans sa démarche projective, la façon dont le désir est mêlé à l'oeuvre inextricablement à la fois dans le sujet et dans la manière, donne à l'oeuvre de Diaz une cohérence habile. Si jusqu'ici nous avons considéré la « magie » de Diaz comme l'évocation féérique de son oeuvre, l'habileté financière et la séduction qu'il peut faire du public, notre sujet nous pousse à creuser ici la sémantique du mot « magie » pour en déterminer notre interprétation.

Si on s'en réfère aux travaux de Marcel Mauss, l'étymologie du mot magie dans plusieurs langues est tirée du mot faire257. Un mot qui désignerait la création, à la fois dans son processus et ses effets. C'est en effet à peu près la façon dont l'emploie Diderot dans son Essai sur la peinture258. Une occurrence à propos de La chaste Suzanne de Carl van Loo traduit aussi l'idée d'une interaction, d'un mouvement créatif dans lequel s'opère un équilibre harmonieux :

252 Zaïte-Nathalie Martel, actrice à la Comédie Française, dite Mademoiselle Nathalie.

253 Goncourt, Jules et Edmond, Journal des Goncourt : mémoires de la vie littéraire, texte intégral, établi et annoté par Robert Ricatte, Monaco, les Éditions de l'Imprimerie nationale de Monaco, 1956-1958, p. 88-89.

254 Après la mort de l'artiste Paul Mantz exprimera encore ces regrets. Mantz, Paul, « Diaz », Le Musée Universel, 1877, p. 150.

255 Sartorius, Ferdinand, « Gravure du numéro », L'Artiste, p. 160.

256 Mantz, Paul, « Diaz », op. cit., p. 151.

257 Mauss , Marcel, « Esquisse d'une théorie générale de la magie », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2009, p. 11.

258 Le terme revient plusieurs fois pour caractériser l'effet de la lumière et des couleurs dans la composition, notamment lorsqu'il parle de Chardin et Fragonard.

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« Ce linge blanc qui est étendu sur les cuisses, reflète admirablement sur les chairs ; c'est une masse de l'air qui n'en détruit point l'effet : magie difficile, qui montre et l'habileté du maître, et la vigueur de

son coloris259. »

Tout comme le philosophe amateur d'art s'approchait de La Raie dépouillée envoyé par Chardin au Salon de 1763, et ne voyait que tohu-bohu, puis s'en éloignait et constatait la magie du colorisme et de l'oeil, faisant apparaitre le signifié à une certaine distance de la toile : « On n'entend rien à cette magie. (...) Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparait ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit260», un critique de L'Indépendant réactualise l'éloge pour Les Bohémiens se rendant à une fête et L'Orientale du Salon de 1844 :

« Nous dirons seulement au peintre : "Votre tableau tient de la magie. Si nous nous approchons de vos toiles, nous n'y voyons rien que désordre et confusion, masses presqu'informes, contours à peine accusés. Si nous nous en éloignons, la vie naît du chaos, la lumière resplendissante sort des ténèbres, la couleur brille, étincelle". 261»

La magie de Diaz c'est donc aussi le faire de Diaz, équivalent sémantique que la langue française emploie.

Le faire de Diaz, mu par un principe de plaisir, charme les sens par son évocation de l'Eros, qu'il se plait à représenter comme une force primordiale de la nature. Salvator Rosa, dont le peintre a pu tirer certaines leçons, exhorte l'artiste dans Invidia (1654), à rechercher les secrets de la nature comme le magicien262. L'association entre l'art occulte et les beaux-arts est en effet ancienne, on la croise à la cour des Medici, où l'astrologue et l'alchimiste sont des figures de l'artiste263. À la fois manière et sujet, pierre angulaire de l'oeuvre du peintre, l'Eros dans le néo-platonisme de Marsile Ficin, directeur de l'Académie platonicienne de Florence fondée par Cosme de Médicis, et médecin de ce dernier, un synonyme de la magie, qui est l'art « de rapprocher les choses par similitude naturelle264 ». Ainsi, Diaz, lecteur d'Ovide et admirateur de l'univers païen décrit par Corrège et l'École de Fontainebleau dont il partage la forêt, partage au moins avec Ficin l'importance accordée à l'Eros. Peut-être s'était-il intéressé à l'univers ésotérique de Diane de Poitiers et Catherine de Médicis, en même temps qu'il construisait son univers pictural et familial autour du mode de vie

259 Diderot, Denis, Essai sur la peinture, Paris, Buisson, 1795, p. 139.

260 Diderot, Denis, Salon de 1763, dans Salons, Paris, Hermann, 1984, p. 219.

261 H. L. S., « Salon de 1844. Huitième article », L'indépendant, 28 avril 1844, p. 1.

262 Hults, Linda C., The Wicth as Muse, art gender and power in early modern Europe, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2005.

263 Bricault Céline, « Préface. Savoirs et croyances au XIXe siècle : entre magie et magies », Bernard-Griffiths, Simone et Bricault, Céline (dir.), op. cit., p. 15.

264 Couliano, I. P., op. cit., p. 125. Voir son chapitre « Eros et Magie », p. 125-149.

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renaissant. Chez Diaz, quoi qu'il en soit, il se pourrait que la force aimante ait à voir avec une approche du divin, ce qui correspondrait au moins intuitivement avec la mystique de Ficin.

La Magicienne ou la sorcière charmeuse de la Scène d'Incantation tirent leur force de la même source que Diaz, elles puisent dans l'érotisme une force suggestive. Au fait du pouvoir du désir dans et sur la psyché, dont les deux tableaux ne sont que des allégories fantastiques, le « magicien de la couleur » ne suscite peut-être pas ce nom si insistant par pure licence poétique. Il ne s'agit pas d'attribuer nécessairement à Diaz une affinité avec l'ésotérisme, mais d'apporter ici des éléments de compréhension des liens entre art et ésotérisme, pour expliquer l'insistance de l'idée d'une « magie » de Diaz.

Chez Machiavel, cette même force est décrite à l'usage de l'aspirant au pouvoir, pour manipuler les masses. L'enthousiasme du public que suscite Diaz, assez important pour que les défenseurs de la tradition voient en lui un dangereux corrupteur, éclaire un peu mieux pourquoi la séduction opérée par Diaz fait de lui un « magicien ». Ce n'est pas seulement une féérie plaisante que produit l'artiste, mais une féérie hypnotisante, comparable à ce que dit Isabelle Michelot des procédés manipulatoires usités dans les spectacles de féérie :

« du point de vue des producteurs de spectacle, l'enjeu est nettement manipulatoire. Il ne s'agit plus de créer du beau et du sens, mais d'engourdir l'oeil et l'esprit par l'Effet de sorte qu'il devienne presque impossible au spectateur d'exercer un jugement. (...) la pensée du spectacle n'est plus conditionnée par le dit mais par ce qui marche ou ne marche pas avec le public. Les frères Moynet évoquent d'ailleurs ces "trucs" qui assurent le succès et que l'on réemploie en les adaptant d'un spectacle à l'autre, sur de l'effet que l'on produit265. »

Diaz procède en partie de la même façon, en tenant compte des sujets admirés par le public, comme de « trucs » à réutiliser. La Magicienne est ainsi une variation sur le thème fantastique du Maléfice exposé deux ans plus tôt. Sa peinture qui insiste sur la représentation-même du charme, peut être comprise comme une interprétation de Diaz des codes culturels : pour lui ils sont outils, et créent un charme qui n'existe pas indépendamment de leur connaissance par un public. Les orientales, les bohémiennes, les nymphes et les amours, ainsi que la famille de l'artiste, sont autant de sujets connus de la culture occidentale, de poncifs dont il fait son propre vocabulaire. En maniant les codes culturels, il fait montre d'une culture et surtout use de formes qui peuvent parler au public. La valeur symbolique des motifs s'ajoute au faire de l'artiste, et dans La Magicienne le thème de la jeune fille

265 Michelot, Isabelle, op. cit., p. 256.

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s'associe à l'idée d'une insouciance délivrée des contraintes de la sociabilité adulte moderne, et stimule l'achat.

Les intuitions psychologiques de Ficin, Bruno et Machiavel ayant traversé l'histoire depuis l'orphisme sont poussées par Eliphas Levi au milieu du XIXe siècle, dont l'oeuvre est « placée sous le signe de l'Eros » selon le mot de Céline Bricault266. Levi est un contemporain de Diaz également proche de la bohème artistique de 1830 dans ses jeunes années. Il est en effet ami d'Alphonse Esquiros, lui-même ami de Gautier et coauteur du Fruit Défendu, conte évoqué au sujet de la Mare aux Fées. Levi, comme Allan Kardec267 dans Le livre des esprits, adopte une démarche rationaliste, et propose le premier d'expliquer les phénomènes occultes qu'il a observé comme des phénomènes psychologiques. L'axiome occulte « tout ce qui est en haut est comme tout ce qui est en bas », lui permet de valider du point de vue ésotérique ce que la démarche rationaliste s'applique à décrire d'un fonctionnement intrapsychique. C'est d'ailleurs la même idée qui filtre dans l'oeuvre de Diaz lorsque le mythe (d'« en haut ») devient équivalent à l'anecdote (« en bas »). Eliphas Levi décrit une évocation d'Apollonius de Thyanes comme « le rêve volontaire d'un homme éveillé268 », autrement dit une hallucination désirée, maîtrisée. Les exercices projectifs d'imagination d'un sujet pratiqués par Diaz en forêt pourraient donc, selon les définitions de Levi, être du ressort de la magie, qu'il faut entendre dans ce cas non pas comme une pratique chimérique qui excèderait la réalité physique, mais une pratique fondée dur l'introspection psychologique.

Pour l'occultiste « (...) L'intelligence et la volonté ont pour auxiliaire et pour instrument une faculté trop peu connue et dont la toute-puissance appartient exclusivement au domaine de la magie : je veux parler de l'imagination (...). L'imagination, en effet, est (...) l'appareil de la vie magique (...) parce que c'est elle qui exalte la volonté et qui lui donne prise sur l'agent universel269. » Autrement dit, la magie est manipulation par un individu de sa propre imagination, avant de s'exercer sur celle des autres.

La comparaison avec un magicien, si elle est facilitée par la teneur de l'art, est donc d'autant plus évidente pour un artiste qui travaille avec la projection, l'imaginaire ; elle sera aussi affirmée avec force plus tard au sujet de Jackson Pollock, un autre explorateur de la matière picturale. Deschanel

266 Céline Bricault, op. cit., p. 14.

267 Ibidem.

268 Eliphas Levi, Dogme et Rituel de Haute Magie (1855), vol. 1, Paris, Chacornac frères, 1930, p. 273.

269 Idem., p. 117.

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décrit un Diaz qui a « saisi au vol ces reflets ondoyants (...) comme on voit aux batailles de Salvator Rosa, les combattants (...) paraître et disparaître tour à tour - Magie ! prestige270 ! ».

L'imagination de Diaz est saluée par l'ensemble des commentateurs, et lui-même se targue d'en tirer sa plus grande force. Dans son inépuisable véhémence à l'encontre de Ingres, il dit à Théophile Silvestre : « Qu'on enferme M. Ingres avec moi dans une tour, sans gravures ; il y restera avec sa toile vierge, et j'en sortirai, moi, avec un tableau271. »

Le pouvoir que les romantiques ont conféré à l'imagination, qu'illustre la féérie comme genre de théâtre272, est prérogative de l'artiste prophète, et n'est pas éloigné du pouvoir du mage. On trouve qui plus est l'identification du magicien à l'écrivain chez Vigny, Lamartine, Pétrus Borel, Aloysius Bertrand273, pour qui l'artiste doit chercher un modèle à transmettre à l`Humanité. Narcisse Diaz suit peut-être plus particulièrement les conseils de Friedrich : « Ferme l'oeil de ton corps afin de voir ton tableau d'abord par l'oeil de l'esprit. Puis, mets au jour ce que tu as vu dans l'obscurité, afin que ta vision agisse sur d'autres, de l'extérieur vers l'intérieur274. »

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery