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La magie de Diaz

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par Mélissa Perianez
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Master 2 Histoire de l'art 2013
  

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Chapitre 1. La suggestion contre la science

Le motif met en évidence la singularité du peintre parmi ses contemporains. Diaz fait des bohémiennes des Maléfices un sujet à mi-chemin entre réalisme et onirisme, en insistant sur la part d'insaisissable et d'irrationnel dans les interactions humaines. Niant la validité des recherches physionomiques auprès des bohémiens réalisées par son ami Raffet pour le comte Demidoff, la peinture refuse de réduire la question complexe de l'altérité à une taxinomie de faciès. Ce refus de l'expression n'est cependant pas l'analyse, elle aussi proche d'une démarche scientifique, de l'impression optique. Diaz incite à considérer dans Le Maléfice, l'existence irréductible de l'équivoque, du mensonge, et du jeu des apparences. La suggestion maniée par le peintre recherche, à l'image du savoir empirique de la sorcière habile, l'effet le plus saisissant.

Section 1. Suggestives malgré elles

Si le spectateur peut prêter de mauvaises intentions au personnage qui murmure dans l'ombre, il peut aussi se demander d'où vient réellement le « maléfice ». Pourquoi l'attribuer au personnage de gauche, alors que rien n'exprime chez elle un pouvoir particulier ? Attirant toute la lumière dans l'obscurité, la jeune femme expose son être de manière candide. L'opposition avec son ainée aiguille la compréhension de l'oeuvre vers la thématique de la confrontation de la jeunesse et de l'expérience. Figurant la vieillesse, le personnage qui murmure rappelle que le pouvoir de la beauté est démenti de plusieurs façons au cours d'une vie de femme, jusqu'au jour où l'âge prend le pas sur

323 Petitier, Paule, « Michelet et la Sorcière », Bernard-Griffiths, Simone et Bricault, Céline (dir.), op. cit., p. 103-117.

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la jeunesse et la fertilité ; la femme perd alors un statut de féminité aux yeux d'un consensus masculin, et peut désirer se venger d'une telle négation de son être. Le maléfice du tableau n'émane-t-il donc pas de la beauté-même, de ce que suggère le corps de la demoiselle ? Toute l'interprétation des passions à l'oeuvre dans l'interaction est laissée au spectateur, qui peut apprécier la véracité d'une situation équivoque. Les personnages sans expression suggèrent bien le malaise, grâce à la composition d'ensemble et la réduction des détails à une narration archétypale. Dans cette scène, la suggestivité qui prime sur l'expressivité rend bien compte de rapports humains où tout ne peut résider dans la volonté de ce que l'on exprime. La jeune fille pourrait exprimer ce qu'elle veut, elle resterait suggestive malgré elle et susciterait une réaction millénaire.

Le motif marginal quoique très important dans sa carrière, ancre bien Diaz dans la continuité de son exploration mythologique et légendaire. La scène du Maléfice est une anecdote qui correspond à l'allégorie des Maléfices de la beauté apparemment inspirée de Reynolds324. La beauté personnifiée en Vénus, ou en Circé, a dans la mythologie grecque une fierté toujours prompte à frapper des rivales, c'est ainsi que Circé change par jalousie le bassin et les jambes de Scylla325, initialement une nymphe dont Glaucus est épris, en cerbère écumant, puis en rocher provoquant la mort des marins. Le thème court la littérature depuis l'antiquité jusque dans Blanche Neige, écrit par les frères Grimm en 1810, où la reine veut s'approprier le coeur de sa jeune rivale. La beauté n'est en effet que l'apanage d'une jeunesse qui connait aussi la fraicheur de certaines émotions. Non pas seulement victime d'une tierce personne, la jeune fille est frappée par l'effet que déploie la beauté de sa fraicheur.

La jeune fille du Maléfice, un peu enfantine, et sa confrontation candide à un prédateur dans les bois, rappelle fortement la composition que fait Gustave Doré dans sa gravure pour le Petit chaperon rouge des contes de Perrault (ill. 25). Diaz le premier à son époque fait de la sorcière une jeune charmeuse, met en scène la vieille sorcière sans prétexte littéraire, et déploie une iconographie surnaturelle encore peu usitée (cercles de feu, baguettes magiques). Le personnage artistique de Diaz, qui fit impression sur Renoir, van Gogh et tant d'autres en tant que « magicien » de la couleur, put alimenter l'espace onirique du jeune Doré. L'oeuvre entier de Diaz ayant trait aux mythes à l'oeuvre dans les bois, il diffuse à grand succès en amont de ce que pourra faire le jeune graveur, le

324 Une note au crayon de papier sur la gravure conservée à la documentation du département des peintures au Louvre, indique que le sujet est tiré de Reynolds ou inspiré par lui. Nous n'avons pas trouvé de motif correspondant dans l'oeuvre du peintre anglais.

325 Ovide, Les Métamorphoses, XIV, vers 365-390, préf. Jean-Pierre Néraudau, trad. Georges Lafaye, Paris, Gallimard, 1992, p. 459.

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bois légendaire, sa contenance mémorielle. Diaz, attentif au travail de Tony Johannot qu'il collectionne copieusement326, le sera tout autant au travail de Doré327.

Le Maléfice, celui de la beauté envers celle qui l'inspire, est intemporel, comme l'indique le léger contrapposto des figures, leurs pieds nus et leur errance en sous-bois. Il s'agit comme dans la Fée aux bijoux d'un aspect de la transmission intergénérationnelle, qui confère à l'oeuvre de Diaz sa sensibilité de conte de fées. À la différence de Greuze, dans La Malédiction paternelle (ill. 24), Diaz extrait sa narration du contexte historique, économique et social, et rejoint l'immémorial, qui tient du réflexe humain. Le peintre fait primer l'impact suggestif d'une attitude équivoque sur la théâtralité, la lisibilité d'une passion grave comme chez Greuze. La vieille bohémienne provoque ce qui tôt ou tard aura lieu dans la vie de la candide jeunesse, elle insinue ce que la jeune fille ne peut encore comprendre. L'expérience joue de son avantage sur la jeunesse à qui sourit la chance et les opportunités. La jeune fille pourrait se croire invulnérable, allant ainsi dans le bois. Son ainée la déstabilise et lui montre qu'elle ne peut pas contrôler son propre charme ; celui-ci lui échappe et appartient en réalité aux personnes qui la désirent, qui peuvent lui en faire payer le prix.

Le sujet réel du tableau, sur quoi porte Le Maléfice, les moyens usités dans l'Incantation, est donc la force d'Eros. Ces tableaux ne font donc pas exception du point de vue où, encore une fois, Diaz use l'Eros. Dans le Maléfice exposé à la galerie Martinet en 1860 (repr. XIV), copie scrupuleuse du tableau vraisemblablement accroché au Salon de 1844 et resté dans l'entourage de Diaz au moins jusqu'en 1858, les couleurs nous donnent une idée de la suggestion érotique. Sur le cou de la jeune fille, le souffle de la sorcière est suggéré par le modelé évanescent et le sensualisme de la texture. De quoi la sorcière entretient-elle la jeune fille, si ce n'est pas d'amour ? Si c'était autre chose, par quel sentiment la tient-elle dans son sort, si ce n'est par l'amour que l'on porte à ses proches, à ses biens, à sa vie ?

La malédiction qui a lieu renvoie peut-être au mythe de Lilith, étant donné que le mot « bohémienne » se dit d'une femme « trop libre », donc une femme déchue d'un statut circonscrit par certaines limites. Croyant à une liberté de mouvement inconséquente, suivant son propre chemin, la jeune fille est détrompée par son ainée qui la met face au danger. Dans la Dame et la Mort, (repr. 30) c'est un squelette qui se penche derrière une femme parée de ses atours,

326 Figurent au Catalogue des livres : Cervantès, L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Dubochet, 1840, vignettes Tony Johannot ; Janin, L'Âne mort, ill Tony Johannot, Bourdin, 1842 ; Le Sage, Le Diable boiteux, Tony Johannot, Bourdin 1848 ; Thiers, Histoire de la révolution française, Paris, Furne, 1836, portraits et figures de Raffet, Vernet, Scheffer et Tony Johannot.

327 Au même catalogue figure un exemplaire de Balzac, Contes drolatiques colligez ez abbayes de Tourraine, pour l'establement des Pantagruellistes et non autres. 5e ed illustrée de 424 dessins par Gustave Doré, Paris, 1855, in-8, dem. Rel. Mar, n. rog. 1er tirage des figures.

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reprenant l'iconographie fantastique de la Danse des Morts de Holbein dont Diaz s'est procuré une édition allemande de 1832328. Cette esquisse de jeunesse nous montre une image qui pourrait être à l'origine de la série des Maléfices, qui trouve un compromis entre la manière noire de la jeunesse, où l'influence de l'onirisme macabre de Goya est très palpable, et la luminosité qui fait son succès. L'idée de la mort est déclinée sous les traits d'une femme marquée par l'âge, qui connaît l'éphémère de la beauté. Amour et mort ont une assonance plus lascive dans l'esquisse de Scène d'amour ou d'Orgie dite aussi Les Mauvais Anges (c. 1830-1835) (repr. 31) qui avait appartenu à Constant Troyon ; ici, le corps célèbre sa mort prochaine en donnant libre cours au désir, faisant de lui-même un charnier, une nourriture de charognards. Voilà une dimension de l'amour qui peut effrayer la jeune fille du tableau. Les branches de l'arbre forment des cornes au-dessus de sa tête, comme pour rappeler son rattachement à la nature, à l'animalité, la part démonique ou païenne de son parcours nonchalant. Ou bien lui dit-elle seulement qu'elle est cocue ? Diaz ne manque pas de se faire connaître en public par son humour grivois et tonitruant, et les attitudes prosaïques de Vénus que le peintre décline dans les scènes de L'Amour désarmé en particulier, peuvent nous pousser à chercher une part d'iconoclasme métaphorique dans ses tableaux.

Diaz admirerait chez la femme, à l'instar de Michelet, une capacité prononcée à avoir une juste intuition de ce qui n'est pas rationnellement explicable : tout ce que les rapports humains suggèrent. Vouloir faire la lumière sur les bénéfices de la société matriarcale supposément originelle, redonner à la femme une place égale à l'homme, oeuvrer à une libération des tabous sexuels, sont autant de perspectives imaginées par la philosophie libérale et le romantisme, que l'oeuvre de Diaz accuse de façon très aigue. L'omniprésence de la femme dans son oeuvre pourrait s'expliquer à l'aune de ces tenants culturels, et il faut aussi noter que si l'artiste perpétue un art du nu en le poussant dans de nouvelles extrémités, Diaz dans sa vie d'homme semble de façon générale sensible à la cause féminine. À côté des affinités avec l'univers sandien que certaines oeuvres dénotent, Diaz ouvre un atelier pour dames329. Le motif de la jeune fille se retrouve par ailleurs sous la forme de bustes, camées, dans sa collection. La femme est donc traitée sous son aspect désirant et désiré, le surnaturel intervenant métaphoriquement pour indiquer la portée puissante de ce qui est suggéré indépendamment de la volonté. C'est de cette force que Diaz tire la sienne, en proposant une intention artistique équivoque et tirant un charme esthétique de la suggestion de certains sentiments, qui dépendront de chaque spectateur.

328 Holbein, Danse des Morts, Munich, 1832, dans Catalogue des livres, op. cit..

329 Auger, S., « Chronique. Nouvelles des Beaux-arts », Gazette des Beaux-Arts, vol. 1, 23 janvier 1853 - 15 décembre 1853, p. 312.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon