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Malouet, administrateur en guyane (1776-1778) mise en place d'un projet administratif et technique.

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par Benoît JUNG
Paris Ouest Nanterre - Master 2 2014
  

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2.3.2 Malouet philanthrope ?

Si Malouet fait partie des contempteurs de l'abolition dès les années 1780, ses débuts ne sont pas placés sous une telle radicalité ; il se montre même favorable à un affranchissement progressif321. Nous savons grâce aux archives qu'il rend sa liberté le 16 avril 1777 à une esclave âgée de 28 ans, prénommée Judith, dite Ursule, alors qu'il est à Cayenne. L'acte d'affranchissement, réalisé devant notaire, établit que Judith est désormais « réputée libre pour tous et uns chacuns, et qu'elle [jouit] de tous les droits et privilèges accordés pour les affranchis par les ordonnances de règlements de sa majesté322. »

Dans sa lettre sur les esclaves du Surinam de 1777, Malouet y résume les leçons qu'il tire de son expérience de propriétaire, qu'il recoupe avec ce qu'il observe au Surinam :

« En écrivant sur l'esclavage et sur la nécessité de le maintenir dans nos colonies, je n'ai pas dit, à beaucoup près, tout ce qu'un sujet pouvait me fournir, ou plutôt j'ai renvoyé à une autre circonstance la démonstration des moyens nécessaires pour concilier en cette partie l'humanité et la politique323. »

Nous l'avons vu, il se dit profondément touché par le sort des esclaves et du comportement souvent indigne de leurs maîtres. Il est cependant loin d'être contre ce système, ou même d'accepter l'idée d'une révolte. En modéré, l'économie de sa pensée envisage surtout la nécessité de corriger les

320 Francis DUPUY, « Des esclaves marrons aux Bushinenge : le marronnage et ses suites dans la région des Guyanes », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 2002, no 89, p. 30-32.

321 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op. cit. ; Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit.

322 ANOM E 233 F°305.

323 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 56.

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excès et les dysfonctionnements plutôt que de tout réformer sans discernement324. Selon lui, il existe une marge de manoeuvre possible en agissant sur les maîtres qui, en tant que propriétaires d'esclaves, ont des devoirs envers eux. Il donne quelques pistes dans la lettre sus-mentionnée :

« Je suis très persuadé, monsieur, que nous avons des devoirs à remplir envers nos esclaves, dont le plus grand nombre des maîtres s'affranchit, et qu'il est de l'intérêt du gouvernement et de celui des particuliers d'y veiller avec plus d'exactitude qu'on ne l'a jamais fait. Si on n'adoucit la condition de l'esclave, si on ne lui inculque la portion de morale et de religion dont il est susceptible, si le despotisme domestique et ses excès ne sont repoussés, si on ne met un frein à la licence f...] qui en résulte, nos colonies éprouveront les mêmes révolutions que Surinam325. »

Il s'agit dans un premier temps de rendre la condition des esclaves plus supportable.

Une police de l'esclavage

Le cadre juridique des colonies est contenu dans l'édit de mars 1685, plus connu sous le nom de « code noir ». Sa dernière version, celle de l'édition de 1724 pour la Louisiane, le définit ainsi :

« Nous avons jugé qu'il estoit de nostre authorité et de nostre Justice, pour la conservation de cette colonie, d'y establir une loy et des règles certaines , pour y maintenir la discipline de l'Église catholique, apostolique & romaine, & pour ordonner de ce qui concerne l'estat & la qualité des esclaves dans lesdites isles326. »

324 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op. cit., p. 64.

325 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 56.

326 Le Code Noir ou édit du roy servant de règlement pour le gouvernement & l'administration de la justice, police, discipline & le commerce des esclaves nègres dans la province & colonie de la Louisianne, Versailles, 1724, 18 p.

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L'expression « code noir » apparaît en 1718, et coïncide avec l'apparition de la racialisation des rapports Blancs/Noirs, de plus en plus fondés sur le préjugé de couleur. Jean-François Niort relève le caractère polysémique et confus de cette appellation. Elle désigne à l'origine l'édit de 1685, et au gré des différentes éditions et éditeurs. C'est une signification de l'ensemble de la législation servile qui devient un recueil d'édits, de textes juridiques. Dans sa plus grande extension sémantique, elle désigne l'ensemble de la législation coloniale, jusqu'à 1788327. Le code noir apparaît dans l'opinion dominante actuelle comme un texte horrible et odieux, refusant à l'esclave toute humanité, le ravalant au rang de « chose» ou d'animal. Cette image radicalement négative est issue en grande partie de la lecture qu'en livre le philosophe Louis Sala-Molins328, et qui est souvent reprise par l'historiographie, à l'image de Marie Polderman qui insiste sur la réification de l'esclave dans le texte de l'édit329.

Dans les faits, les esclaves sont soumis à la police domestique des maîtres. Dans sa lettre, Malouet le constate et dans une certaine mesure le déplore. L'habitude d'agir toujours à leur guise, bien établie chez les maîtres, « dégrade les caractères, [il] faut [donc] une excellente éducation et des principes bien établis pour résister à cette impulsion330. » Pour lui, la solution passe par « la religion pour les esclaves, et l'oeil de l'administration pour les maîtres.» Il préconise donc « une police sévère pour [ceux] qui abusent331. » En effet, la responsabilité des maîtres est rapidement mise en avant, quand bien même l'édit de 1685 confère à l'esclave un statut juridique. Une lecture historique montre qu'inspiré du droit romain, l'édit de 1685 ne distingue que le libre du non-libre. L'esclave y est donc reconnu dans son humanité à travers un certain nombre de dispositions « assurant une protection légale contre les mauvais traitements des maîtres, des normes juridiques garantissant (théoriquement) à l'homo servilis un minimum de dignité et une condition matérielle décente332. » Contrairement à la lecture proposée par Louis Sala-Molins, l'édit de 1685 donne à l'esclave un statut juridique assorti de droits et de devoirs, réaffirmé par l'ordonnance de 1767. Par exemple, les articles prévoient le baptême obligatoire des esclaves, l'interdiction de les faire travailler le dimanche et jours de fête sans l'autorisation du curé, l'obligation pour le maître de les nourrir (2 livres de maïs par jour), ou d'infliger des châtiments mesurés (30 coups de fouet maximum)333.

327 Jean-François NIORT, La figure juridique du Noir à travers l'évolution de la législation coloniale française (XVII-XIXe siècles), < http://www.manioc.org/fichiers/V13076>, 2014.

328 Jean-François NIORT, « Homo servilis », op. cit., p. 2.

329 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 382.

330 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 56.

331 Ibid., p. 57.

332 Jean-François NIORT, « Homo servilis », op. cit., p. 4.

333 Ibid., p. 150 ; Jean-François NIORT, La figure juridique du Noir à travers l'évolution de la législation coloniale française (XVII-XIXe siècles), op. cit.

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Dans les faits toutefois, ces dispositions ne sont jamais vraiment appliquées. Michèle Duchet cite un rapport du gouverneur Fiedmond qui donne en 1779 des exemples d'esclaves en Guyane préférant la mort aux rigueurs de l'esclavage, ou bien de Mirabeau, gouverneur de Guadeloupe, qui s'insurge en 1753 contre l'usage bien établit de ne pas punir le meurtre d'un Noir334. Dans ses Notes à M. le baron de V. P. Malouet, le baron de Vastey335 dresse une liste absolument effrayante des châtiments infligés aux esclaves, allant des membres sciés à la langue arrachée en passant par le fouet, les chiens affamés et la torture par le feu336. Les administrateurs se font l'écho de ces problèmes et certains proposent des mesures visant à améliorer le sort des captifs. Puisque les mauvais traitements les acculent à la fuite ou au suicide, il faut leur rendre l'illusion de leur liberté et la conscience de leur dignité, qui les dédommagent de la servitude. Malouet en appelle au devoir d'humanité du maître qui doit faire oublier à l'esclave sa condition servile en traitant, non pas comme son égal, mais comme son semblable337. Bien évidement, cet appel à la vertu des maîtres et à la bonne volonté des esclaves semble tout à fait dérisoire. Même si les instructions royales données au gouverneur de la Guyane en 1773 lui demandent de « veiller à ce que les maîtres rendent aux esclaves leur état supportable », ces injonctions sont rarement suivies d'effet338.

Malouet prend exemple de ce qu'il a observé au Surinam, où il passe trois jours chez Mme Godefroy, propriétaire de cinq cents esclaves, nous dit-il, qui applique une discipline « soit supérieure à la nôtre, [...] soit plus soignée [...] et jamais dans ses ateliers on n'en a eu de marrons339. » Malouet en conclut que la métropole doit laisser aux colonies les moyens et la responsabilité morale de leur police intérieure340. Pour Abel Poitrineau, il souhaite donc établir une police de l'esclavage, c'est-à-dire un ensemble de dispositions législatives, judiciaires et réglementaires par lesquelles la puissance publique contrôlerait l'exercice de leur droit par les maîtres et le sanctionnerait en cas d'abus341. Malouet en donne le principe de fonctionnement. Il s'agirait d'un tribunal domestique installé dans chaque paroisse, sous l'autorité de l'État. Ce tribunal serait composé « des plus notables habitans et du curé. Les gens de couleur propriétaires pouvoient y être admis comme assesseurs. » Le tribunal nommerait des inspecteurs d'ateliers pourvus d'un rôle

334 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 148.

335 Jean-Louis Vastey, dit Pompée Valentin, baron de Vastey (1781-1820), homme politique et porte-parole du royaume d'Haïti, farouche défenseur de l'indépendance haïtienne, auteur de nombreux pamphlets contre l'esclavage et la colonisation.

336 Pompée-Valentin VASTEY, Notes à M. le baron de V. P. Malouet en réfutation du 4e volume de son ouvrage intitulé « Collection de mémoires sur les colonies, et particulièrement sur Saint-Domingue, etc. » publié en l'an X, Cap-Henry, P. Roux, imprimeur du roi, 1814, p. 12.

337 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 148.

338 ANOM C14/43 F°224.

339 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 57.

340 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 23.

341 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit., p. 50.

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de surveillance, « exerçant la police correctionnelle. Les délits majeurs étoient toujours dans le ressort de la justice ordinaire. » Il part du principe que chaque habitant est inspecteur de droit sur son habitation, à moins qu'il ne soit convaincu d'avoir enfreint la réglementation. Dans ce cas l'État peut le rappeler en métropole ou nommer un « procureur-gérant » en charge d'assurer le contrôle à sa place342.

Ainsi Malouet propose de définir les rapports, les droits et les devoirs des maîtres et des esclaves dans un texte de loi, prémunissant ces derniers des traitements abusifs. Ce faisant, il fait abstraction de l'édit de 1685 qui contient ces dispositions, mais qu'il juge « vicieuses et incomplètes343 », sans toutefois préciser lesquelles. Certes, cette réglementation n'est pratiquement jamais appliquée. En réponse, il propose une sorte d'auto-discipline des maîtres, sous la supervision d'un tribunal composé, en définitive, de planteurs. Ce qui soulève la question de l'indépendance de cette institution et de son réel pouvoir de coercition en cas d'abus caractérisé. Si chaque habitant est inspecteur de droit chez lui, quel est l'intérêt et le réel pouvoir des inspecteurs nommés par le tribunal ?

Malouet brosse donc le portrait un peu simpliste d'une société servile vouée à l'arbitraire des planteurs qu'il serait possible de contenir par la loi. Cette dialectique, illustrant la distorsion entre les réalités locales et la façon dont elles sont perçues en métropole, démontre que la compréhension d'un phénomène global comme la colonisation doit être attentive aux dynamiques locales, et ne peut pas s'observer à travers le prisme linéaire du modèle diffusionniste344.

Le devoir moral de l'Europe

Malouet ne considère pas que l'Europe soit responsable de l'esclavage. Selon lui un négrier « achète à une société barbare et féroce les membres qui la composent et se vendent alternativement. » Il pousse son raisonnement plus loin. En achetant un esclave, le colon se rend propriétaire non pas d'un individu mais d'une force de travail345. De plus, si toutes les nations européennes cessaient la traite, dit-il, cela n'empêcherait pas les sociétés africaines de la continuer comme il en a toujours été, car elles ne connaissent que la guerre et le droit du plus fort. Elles n'intègrent pas la civilisation apportée par le contact des Européens. Conclusion, qui se passe de commentaire : l'abandon de la traite n'oeuvre pas en faveur du bien de l'humanité. Les Noirs ont

342 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 25.

343 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 18.

344 David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality in the History of Science », op. cit., p. 226-227.

345 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 25.

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donc tout intérêt à fuir un « despote qui a le droit de les égorger, pour passer sous la puissance d'un maître qui n'a que le droit de les faire travailler, en pourvoyant à leur besoin346. » Ce faisant, l'Europe se voit assujettie à un devoir moral, qui est de ne pas rendre l'état de ses esclaves pire qu'auparavant. « La philosophie et l'humanité, écrit-il, peuvent bien nous pardonner d'aller prendre sur l'autel du despotisme le plus absurde ses victimes renaissantes pour en faire des laboureurs347. » En clair : l'Europe émancipe les Noirs par le travail.

En cela, Malouet estime que le sort des esclaves n'est pas celui dépeint par les « philanthropes ». Dans l'ensemble, les maîtres offrent des conditions de vie décentes à leurs esclaves, dit-il. En échange de leur liberté et de leur travail, le maître doit les soigner, les aider dans la vieillesse, élever leurs enfants, les vêtir, les loger, les nourrir. « Au final, la condition des esclaves est plus enviable que celle des journaliers en Europe, qui n'ont pas ces sécurités348. » De nombreux esclaves ont même conscience de leur statut privilégiés, auquel Malouet oppose la misère et le dénuement des paysans européens, livrés aux intempéries, aux maladies, à la famine, accablés par les impôts349. Malgré leur liberté, « ils restent à la merci des riches dont dépend leur subsistance. Quel est donc le malheur de cette espèce d'individus comparés aux autres journaliers, et où est l'injustice de leur maître ? » Aucun et il en veut pour preuve qu'il n'est pas rare de voir des esclaves rire, chanter à l'atelier, travailler avec entrain350.

Ces allégations sont pour le moins déroutantes, quand on les confronte aux réalités de l'esclavage et de la traite négrière, que Malouet n'ignore pas, ce qui serait pour le moins surprenant. C'est ce que lui répond Vastey en 1814 :

« [...] Les colons se sont couverts de tous les crimes ! Ils nous ont torturés, mutilés dans les tourmens les plus inouïs, dont je ne vous ferai pas le détail ici ,
· car vous [Malouet] êtes colon ,
· vous devez les connaître mieux que moi ,
· et il n'y a pas de doute que vous en avez fait expérience ,
· ils nous ont, dis-je, livré aux plus affreux supplice pendant des siècles entiers, sans que nous puissions nous en plaindre ni en tirer une juste vengeance351. »

Se pose la question de savoir quel genre de maître est Malouet. Est-ce un « bon maître », si

346 Ibid., p. 28-29.

347 Ibid., p. 25.

348 Ibid., p. 30-33.

349 Ibid., p. 36.

350 Ibid., p. 38-39.

351 Pompée-Valentin VASTEY, Notes à M. le baron de V. P. Malouet, op. cit., p. 6.

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tant est que l'on puisse considérer les choses de cette façon ? Il faudrait, pour s'en rendre compte, pouvoir consulter les archives concernant son habitation à Saint-Domingue, si elles existent, ce que notre recherche ne nous a pas permis de faire.

En tout état de cause, ses prises de positon sur l'esclavage l'entraînent dans une violente polémique qui l'oppose en 1789 aux Amis des Noirs et au pasteur Schwartz (pseudonyme de Condorcet), par articles de presse interposés dans le Journal de Paris, dans laquelle on lui reproche de tenir un discours dépeignant une réalité qu'il n'a pas côtoyée depuis quasiment dix ans352. Son Mémoire sur l'esclavage des Nègres, véritable tir de barrage contre les prises de positions abolitionnistes, est commenté par le marquis de Mirabeau, qui le tourne largement en dérision par des remarques particulièrement mordantes. Il s'arrête d'ailleurs avant la fin du texte, visiblement excédé « par ce genre de raisonnement et de péritie qui [lui] interdit absolument d'aller plus loin353. »

Malouet et les mulâtres

Malouet s'intéresse également, à la veille de la Révolution au sort des mulâtres, ces gens issus de parents Noirs et Blancs, aussi appelés gens de couleur ou libres de couleur. Les mulâtres constituent un groupe important dans les colonies, particulièrement à Saint-Domingue, comme l'illustre le tableau ci-dessous354.

 

Saint-Domingue

Guadeloupe

Martinique

1681

4,84%

-

-

1687

5,07%

8,44%

-

1700

12,27%

8,54%

7,28%

1752-1754

33,95%

14,57%

-

1764-1767

33,49%

15,63%

14,57%

1789

89,36%

22,30%

49,23%

Tableau 3 : Part des affranchis par rapports aux Blancs

352 Carl Ludwig LOKKE, « Le plaidoyer de Malouet en faveur de l'esclavage en 1789 », op. cit. ; ANONYME, « Journal de Paris », op. cit.

353 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 60.

354 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 227.

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Propriétaires de plantations et d'esclaves, vivant dans l'opulence pour un certain nombre d'entre eux, ils n'ont toutefois pas les mêmes droits sociaux et politiques que les Blancs355. Ils forment, en quelque sorte, le Tiers état des colonies356.

Pour Malouet, partout où l'esclavage est établi, les hommes libres constituent nécessairement la première classe. En revanche, les mulâtres et les affranchis doivent rester dans la seconde357. La couleur de peau trace une frontière qu'il est impératif de ne pas franchir :

« Sans doute, on ne nous fera pas désirer l'incorporation et le mélange des races ,
· f...] c'est à l'ignominie attachée à l'alliance d'un esclave noir, que la nation doit sa filiation propre. Si ce préjugé est détruit, si l'homme noir est parmi nous assimilé aux blancs, il est plus que probable que nous verrions incessamment des mulâtres nobles, financiers, négocians, dont les richesses procureraient bientôt des épouses et des mères à tous les ordres de l'État. C'est ainsi que les individus, les familles, les nations s'altèrent, se dégradent et se dissolvent358. »

Malouet plaide pour une une hiérarchie stricte entre Blancs et gens de couleur, pour des raisons racistes mais aussi pour des raisons fonctionnelles. Les mulâtres « doivent y trouver une communauté d'intérêts avec la première [classe], nous dit-il, qui les rende ses auxiliaires : le comble de l'absurdité est de les placer à une telle distance des blancs, qu'ils croient avoir à gagner en devenant leurs ennemis359 » Alors qu'en France l'Assemblée nationale veut instaurer l'isonomie entre Blancs et mulâtres, non pas par humanisme mais plutôt comme un appel à un groupe méritant, Malouet s'oppose catégoriquement à cette ouverture le 15 mai 1791360. Cependant, à Saint-Domingue, les mulâtres sont particulièrement nombreux : environ 30 000 individus, dont 3 000 propriétaires qui représentent un groupe actif et influent361. Dans le rapport qu'il rédige pour le compte de l'Angleterre en 1793, en prélude du traité de Whitehall, Malouet indique que les mulâtres occupent une position économique solide à Saint-Domingue. Ils possèdent des plantations de café,

355 Ibid., p. 227-228.

356 Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 381.

357 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 10-11.

358 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 49-50.

359 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 10.

360 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 68 ; Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 381 ; Nick NESBITT, « Radicaliser les radicaux: Saint-Domingue et le problème de l'esclavage dans la Révolution », op. cit., p. 235.

361 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 300 ; Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 386.

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d'indigo, des raffineries de sucre, qui rapportent environ 40 millions de livres par an362. De plus, ils sont représentés en métropole. Malouet évoque l'avocat Joly, un mulâtre domingois qui lui fait lire quelques mémoires et l'entretient à plusieurs reprises sur leur droit légitime, en tant que propriétaires, à avoir accès aux droits politiques. Finalement, il reconsidère sa position initiale et engage alors les mulâtres à présenter d'abord leurs revendications à l'assemblée du club de Massiac, « jugeant très-important que les propriétaires eux-mêmes prissent en cette occasion une sorte de patronage sur les gens de couleur, en se montrant favorables à leurs prétentions, qu'on pouvoit circonscrire dans des limites convenables, si nous en prenions l'initiative363. »

Bien qu'il considère que ce soient des « prétentions », Malouet défend lui-même le dossier des mulâtres devant le club de Massiac. Il déclenche, sans surprise, les ires de l'assemblée :

« Je me rendis moi-même à l'assemblée dans cette intention ,
· mais à peine pus-je me faire entendre : je représentai inutilement qu'il étoit de la saine politique de nous montrer les protecteurs, et non les parties adverses des gens de couleur364. »

Ce qu'il faut bien voir ici, finalement, c'est que Malouet agit par pragmatisme. D'un côté, il sait que les mulâtres sont de fervents royalistes, fidèles à la France. D'un autre côté, leur position d'infériorité juridique, malgré une assise économique considérable, les fait rechercher les honneurs et les distinctions365. Ainsi, en regard de la puissance potentielle que les mulâtres constituent, et dans le but de conserver la suprématie économique et sociale des propriétaires Blancs sur les propriétaires Noirs aux colonies, Malouet en vient à considérer qu'il vaut mieux les avoir avec soi que contre soi. L'idée est donc, dans un premier temps, d'utiliser les mulâtres pour contrôler les Blancs trop épris d'indépendance366. Dans un second temps, en échange de quelques preuves de considération et de justice, de quelques promesses bien formulées, inspirant des lendemains meilleurs, il s'agit d'amener les planteurs Blancs à intégrer dans leurs rangs les mulâtres367.

362 Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 386.

363 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 11.

364 Ibid.

365 Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 386.

366 Ibid., p. 385.

367 Ibid., p. 386.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon