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L'arrêt Kobler est-il révolutionnaire ?

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par Sami Fedaoui
Université de Rouen - Licence III en droit 2007
  

Disponible en mode multipage

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INTRODUCTION

En l'état actuel du droit international et plus généralement dans l'ensemble des relations internationales, la responsabilité des Etats membres de l'Union européenne sur le fondement de la violation du droit communautaire est sans doute un élément sans commune mesure au sens ou il n'existe pas de système aussi développé que celui-ci.

L'arrêt Köbler rendu par la Cour de Justice des Communautés Européennes le 30 septembre 2003 à titre préjudiciel, comme le prévoit l'article 234 du Traité instituant les Communautés Européennes, s'inscrit dans un mouvement jurisprudentiel initié par la Cour au début des années 90, lequel a progressivement établi les bases d'une responsabilité des Etats membres du fait d'une violation du droit communautaire pouvant être engagée par des particuliers à l'appui d'une demande en réparation du préjudice causé par ladite violation. Et si ce principe est clairement établi et plusieurs fois rappelé dans d'autres solutions, cet arrêt Köbler a pour objet d'apporter des réponses attendues par de nombreux commentateurs principalement concernant l'étendue, la portée conférée à une telle responsabilité.

C'est ainsi que l'arrêt Köbler énonce en son dispositif que ce principe s'applique également dès lors que la « violation en cause découle d'une décision d'une juridiction statuant en dernier ressort », l'engagement de cette responsabilité étant soumise à la réunion de 3 conditions selon lesquelles la violation doit porter sur une règle de droit communautaire comportant des droits subjectifs dans le chef des particuliers, que ladite violation soit suffisamment caractérisée et présentant un lien de causalité avec le préjudice subi par le particulier lésé.

Si l'on se place dans le cadre général et systémique de cette évolution jurisprudentielle, on peut observer deux étapes majeures, la consécration dudit principe de responsabilité inhérent au système communautaire par l'arrêt Francovitch en 1991 1(*) mettant fin au procédé de « loyauté communautaire » 2(*) comme seule garantie de l'application « correcte » du droit communautaire qui, il faut le rappeler, est censé primer le droit interne des Etats membres 3(*). Et il s'ensuit son extension opérée par la solution de l'arrêt Köbler selon laquelle ce principe est également applicable pour le fait d'une décision juridictionnelle nationale statuant en dernier ressort dès lors que celle-ci constitue une violation du droit communautaire.

Il convient de porter notre attention dans cette étude sur les implications et les perspectives qui peuvent se dégager de l'arrêt Köbler en matière de responsabilité de l'Etat membre pour violation du droit communautaire imputable à l'Etat et plus généralement dans le cadre de l'application du droit communautaire, et à ce titre il faut précisément déterminer ces implications au regard des données nouvelles établies par celui-ci à savoir notamment l'idée selon laquelle cette responsabilité peut tout à fait être engagée sur la base d'une décision juridictionnelle nationale statuant en dernier ressort.

Ainsi à la lumière du raisonnement opéré par la Cour, et à l'aune de la tendance générale visant à l'application du droit communautaire dans laquelle se place l'arrêt Köbler, doit-on parler d'évolution ou de révolution, en d'autres termes l'arrêt Köbler constitue-t-il un prolongement ou une rupture de la ligne tracée jusqu'ici en la matière ?

L'enjeu qui se dégage de cette étude est de pouvoir identifier, outre le sens de cet arrêt Köbler, sa « valeur » dans la construction actuelle du système communautaire c'est à dire s'il apporte de véritables changements à cet égard, de telle manière que l'on puisse le qualifier de révolutionnaire.

Il apparaît manifestement que la solution énoncée par l'arrêt Köbler est guidée par un certain équilibre entre une cohérence à l'égard de la jurisprudence développée antérieurement et un aménagement de celle-ci par des innovations ( I ), toutefois cet arrêt ne peut véritablement être considéré comme une révolution majeure dans la mesure ou il n'opère pas de transition fondamentale dans l'ordre général de l'application du droit communautaire ( II ).

Partie I : Des innovations « raisonnables ».

Il s'agit ici de mettre en évidence que si des innovations peuvent être perçues au travers de la solution établie par cet arrêt, il n'en demeure pas moins que celle-ci ne présente aucune rupture de la jurisprudence antérieure tant pour l'extension de la solution de principe (A) que pour l'aménagement de ses conditions (B).

A. Le complément attendu d'un principe général.

Section 1 : La confirmation d'un principe jurisprudentiel établi.

Certes, la Cour de Justice des Communautés Européennes a déjà énoncé, dans l'arrêt Francovich 4(*), le principe fondamental selon lequel tout Etat membre de l'Union européenne peut faire l'objet d'une action en responsabilité dès lors qu'une violation du droit communautaire lui est imputable, et ce au titre d'une demande en réparation du préjudice subi par un particulier du fait de ladite violation. A cet égard la Cour ne fait montre d'aucune innovation particulière dans l'arrêt Köbler puisqu'elle considère ce principe comme clairement établi et s'en prévaut à la base de son raisonnement. Et c'est d'ailleurs de façon explicite qu'elle s'y réfère à de nombreuses reprises 5(*).

Aussi la formulation, pour le moins général, de l'arrêt Francovich suivant lequel ce principe est inhérent au système du traité 6(*), est également rappelé par la Cour 7(*) qui en cela, affirme indiscutablement la « viabilité » de l'ensemble de la solution jurisprudentielle découverte par la jurisprudence Francovich.

A la suite de l'arrêt Francovich le principe étant posé, il convient d'en déterminer l'étendue car en effet ce principe ayant pour objet d'admettre la mise en jeu de la responsabilité étatique sur le fondement du droit communautaire doit être clairement entendu quant aux hypothèses permettant sa mise en oeuvre. Or à cet effet une option entre 2 acceptions est envisageable, soit la Cour choisit un large champ d'application, soit elle choisit un cadre restreint à certains cas limités.

Et c'est dans cette optique qu'est intervenu l'arrêt Brasserie du pêcheur, lequel a opéré à une large acception dudit principe dans la mesure ou celui-ci admet qu'il puisse être appliqué pour toute hypothèse de violation du droit communautaire imputable à l'Etat, et ce même si la violation en cause découle du fait du législateur ou de l'exécutif.

Et à cet égard l'arrêt Köbler n'est en aucun cas en contradiction avec la solution antérieure dans la mesure ou il retient cette large acception du principe général, et ce sans doute en vertu d'un axiome de base, tel que l'entend notamment Isabelle Pingel 8(*), selon lequel on ne peut envisager ce principe de responsabilité que si l'Etat est considéré dans l'ensemble de ses composantes les plus essentielles. Mais si la Cour retient cette large appréciation confirmant ainsi la position adoptée auparavant, il reste néanmoins qu'elle introduit une donnée nouvelle, innovante dans une certaine mesure, dans le cadre du champ d'application de ce principe de responsabilité. En effet elle énonce expressément que ce principe est également applicable dès lors que la violation du droit communautaire est le fait d'une décision d'une juridiction nationale statuant en dernier ressort.

Section 2 : Une extension apparemment audacieuse du principe établi.

On pourrait considérer que la solution énoncée par l'arrêt Köbler est porteuse d'une innovation fondamentale dans la mesure ou l'on observe qu'elle ne se contente pas de rappeler l'ensemble des solutions développé antérieurement mais opère un aménagement remarquable en étendant expressément l'application du principe à l'hypothèse d'une violation du droit communautaire imputable à l'Etat du fait d'une décision juridictionnelle nationale rendue en dernier ressort.

Si l'on doit parler d'innovation c'est bien précisément dans cet ordre d'idées que cet arrêt présente l'innovation la plus marquante car d'une part la Cour consolide et renforce la position déjà retenue dans l'arrêt Brasserie du pêcheur en élargissant le cadre d'application de ce principe, et ce en admettant explicitement que soit également applicable celui-ci pour le cas ainsi évoqué, et d'autre part elle l'étend à un cas, pour le moins, singulier : les décisions du pouvoir judiciaire car en effet la spécificité même de la fonction juridictionnelle notamment lorsqu'il s'agit de la juridiction de dernier ressort rend a priori malaisé l'idée d'accepter qu'elle puisse être à l'origine de l'engagement de la responsabilité étatique 9(*), principalement en raison de l'autorité de chose définitivement jugée et de l'indépendance dont doit bénéficier le juge.

C'est ainsi que cette solution peut être analysée comme innovante puisqu'au delà de compléter un principe par l'extension de son champ d'application, plus précisément à travers les cas explicitement admis en la matière, elle opère cette extension pour l'hypothèse d'une violation commise par une décision judiciaire nationale de dernier ressort, entendue au sens générique c'est à dire de quelque ordre de juridiction que ce soit, or certains éléments propre à la nature même du pouvoir judiciaire peuvent constituer de premier abord un obstacle à une telle extension, c'est pourquoi l'on pourrait considérer que cette solution traduit une certaine révolution.

Il convient toutefois d'observer qu'une étude des aspects a priori révolutionnaires de cette solution ainsi identifiés révèle bien au contraire une continuité certaine.

Section 3 : Une innovation equilibrée et cohérente.

Ayant affirmé que cette solution peut présenter a priori une certaine innovation, on ne peut se satisfaire d'un si simple constat car si l'on analyse précisément cette solution, elle n'est pas « révolutionnaire » dans la mesure ou elle constitue le prolongement logique de la construction opérée par la jurisprudence en la matière.

En effet certains gouvernements ont souligné, comme cela l'est rappelé par la Cour qui reprend leurs observations afin de les analyser et d'y répondre 10(*), qu'une telle extension ne devrait pas être retenue par la Cour au motif qu'elle porterait une atteinte considérable à plusieurs principes auxquels sont fortement attachés les Etats membres, pour la plupart, dans leur tradition juridique respective. Il s'agit notamment des principes de sécurité juridique, à travers l'autorité de chose jugée, et de spécificité de la fonction juridictionnelle qui implique l'indépendance des juges.

Si la solution comportait le risque de porter atteinte à ces principes fondamentaux, alors il est clair qu'on aurait pu tout à fait la considérer comme « révolutionnaire » tant il s'agit de principes essentiels dans la plupart, voire l'ensemble, des Etats membres. Or en l'espèce on doit admettre que la solution est compatible avec de tels principes et ne remet aucunement en cause ceux-ci.

Tout d'abord la reconnaissance du principe selon lequel est responsable l'Etat membre de toute violation du droit communautaire du fait d'une décision judiciaire nationale rendue en dernier ressort ne porte pas intrinsèquement une atteinte à l'autorité de chose définitivement jugée dans la mesure ou, comme le souligne la Cour elle-même dans son raisonnement aux points 39 et 40, ce principe de responsabilité n'a pas pour objet de mettre en oeuvre un système visant à la révision de la décision de justice rendue en dernier ressort mais seulement de permettre d'obtenir la réparation du préjudice subi par la personne lésée par une telle décision qui viole le droit communautaire, et ce au titre de la responsabilité de l'Etat. Ainsi la personne lésée obtiendra concrètement tout au plus la condamnation de l'Etat au paiement d'indemnités de réparation mais en aucune façon une révision de la décision en cause.

Donc on observe bien que l'établissement de ce principe est tout à fait étranger à une prétendue remise en cause de l'autorité de chose jugée.

Aussi c'est dans le même sens que doit être souligné que l'indépendance du pouvoir judiciaire qui est une des composantes essentielles de la spécificité liée à la fonction juridictionnelle n'est pas affectée par la solution que dégage l'arrêt Köbler puisqu'il n'y est absolument pas prévue de responsabilité personnelle du juge. Il s'agit d'un principe qui établit exclusivement la responsabilité de l'Etat dans la mesure ou la violation est certes le fait d'une décision judiciaire nationale mais imputable à l'Etat membre, dans une certaine mesure on peut dire que cela équivaut non pas à une remise en cause implicite de la décision de justice comme ont pu le soutenir certains gouvernements dans leurs observations accompagnant les questions préjudicielles mais plutôt une simple mise en cause de la défaillance de l'Etat garant de l'application correcte du droit communautaire impliquant nécessairement les violations découlant du pouvoir judiciaire qui lui incombe.

Dans cet ordre d'idées l'arrêt Köbler pose un principe nouveau que l'on ne peut valablement considérer comme « révolutionnaire » dès lors qu'il ne porte en rien atteinte aux principes fondamentaux que constituent la sécurité juridique et l'indépendance du pouvoir judiciaire.

Par ailleurs on peut avancer que le principe dégagé par l'arrêt Köbler pouvait raisonnablement être attendu au sens ou il s'avère un complément nécessaire, ou du moins logique, du principe général de responsabilité de l'Etat membre pour la violation du droit communautaire qui lui est imputable. Si le principe ainsi développé a une vocation générale et si l'on considère l'Etat dans son « unité » c'est à dire selon les fonctions qui le caractérisent par essence, on ne peut nier que le service public de la justice joue un rôle fondamental dans la mesure ou cette institution est la garante de la protection effective des droits conférés aux individus. Or en matière de responsabilité des Etats membres sur le fondement « inhérent au système du traité » de l'exigence d'effectivité de l'application des règles que le droit communautaire crée dans le chef des particuliers au niveau des ordres internes, on doit objectivement admettre que l'autorité juridictionnelle nationale, surtout celle statuant en dernier ressort, ne saurait échapper à cette exigence et engager ainsi la responsabilité étatique chaque fois que par son activité elle opère une violation du droit communautaire. A cet égard R. Kovar s'était déjà prononcé en ce sens alors même que les bases de ce système de responsabilité n'étaient pas encore établies 11(*). L'anticipation de ce mouvement jurisprudentiel est significatif et témoigne bien de l'idée suivant laquelle cette solution dégagée par l'arrêt Köbler est emprunte d'une certaine logique, ce qui d'ailleurs la rendait prévisible, et attendue en tout état de cause en ce qui concerne cette extension au fait du juge.

On peut affirmer ainsi que le principe posé par l'arrêt Köbler est complémentaire mais ne présente pas de caractère proprement révolutionnaire.

B. L'explicitation de conditions traditionnelles.

Section 1 : Une transposition des conditions.

L'arrêt Köbler, en posant le principe ainsi étudié, énonce également les conditions de fond nécessaires à l'engagement d'une telle responsabilité. Et on ne peut faire l'économie de l'observation des conditions dans la mesure ou ledit principe n'a de véritable « substance » que par ce qu'en permet l'articulation des conditions qui l'encadrent. En ce sens la Cour reprend aux points 51 et 52 la « trilogie » de base mise en place par la jurisprudence antérieure, laquelle est établie par les arrêts Francovich et Brasserie du pêcheur puis rappelée à maintes reprises notamment dans l'arrêt Haim 12(*). Il s'agit de 3 conditions cumulatives à savoir des droits subjectifs conférés aux particuliers par la règle de droit communautaire violée, l'exigence d'une violation suffisamment caractérisée et l'existence d'un lien de causalité entre le préjudice subi et la violation en cause. Ce sont les conditions de fond sans lesquelles la responsabilité de l'Etat ne peut être engagée, autrement dit l'effectivité de ce principe de responsabilité est subordonnée à la réunion de ces 3 conditions.

Ce sont ici les conditions déjà retenues dans le cadre du principe général de responsabilité de l'Etat membre en cas de violation du droit communautaire qui lui est imputable, tel que développé dans l'arrêt Brasserie du pêcheur. Ainsi la Cour ne fait que transposer ces 3 conditions pour l'hypothèse d'une violation du fait d'une décision judiciaire nationale rendue en dernier ressort.

Les juges reprennent les conditions classiques c'est à dire celles retenues par une jurisprudence continue, il est clair qu'ils ne font pas preuve d'une innovation particulière en la matière, mais il est intéressant de remarquer une certaine évolution dans la mesure ou ils s'attachent à en approfondir l'interprétation, notamment s'agissant de la deuxième condition, et c'est en cela l'innovation la plus marquée.

Section 2 : L'interprétation des conditions plus approfondie.

Si les conditions relatives à la nature de la règle de droit violée et au lien de causalité peuvent présenter une certaine difficulté d'interprétation, ou du moins prêter à discussion, la condition relative à l'exigence d'une violation suffisamment caractérisée constitue sans doute la plus difficile à appréhender pour plusieurs raisons. D'une part elle implique intrinsèquement un jugement de valeur ou plus exactement une appréciation subjective, d'autre part cette difficulté d'appréhension tient en sa formulation abstraite et insuffisamment claire. En effet l'utilisation de « suffisamment » dénote dans une certaine mesure la volonté d'évaluer le degré qui caractérise la violation en cause, or cela relève largement d'un pouvoir souverain d'appréciation des juges, et ce pouvoir n'étant pas suffisamment encadré par un « minimum » d'éléments objectifs à cause de ce défaut de précision et de clarté de la formulation même de ladite condition, il en résulte un « flou juridique ». Ensuite cette difficulté se trouve accentuée par la spécificité liée à la fonction juridictionnelle car transposer cette condition pour le cas des décisions judiciaires nationales de dernier ressort nécessite de prendre en considération cette dimension de la spécificité du pouvoir judiciaire, en effet la difficulté est plus grande lorsqu'il s'agit de déterminer la réunion de cette condition si l'on examine celle-ci sur la base de l'activité du juge puisqu'il faut apprécier si la décision de justice est ou non constitutive d'une violation suffisamment caractérisée.

L'arrêt Köbler ayant admis l'application du principe général de responsabilité au cas des décisions de justice, il en apporte pas moins des précisions importantes afin de répondre aux difficultés d'interprétation ainsi étudiées. C'est ici l'un des intérêts principaux de cet arrêt au sens ou il ne se contente pas simplement de transposer ces 3 conditions, il en apporte des aménagements au travers d'explicitations notamment à l'égard de celle qui prévoit une violation suffisamment caractérisée.

La Cour a recours dans son raisonnement au critère de la « violation manifeste » du droit communautaire pour clarifier le sens et la portée d'une telle condition 13(*) et ce critère comprend lui-même toute une série de faisceaux d'indices qui permettent d'apprécier beaucoup plus objectivement si ce critère est bien réuni tout en prenant en compte la spécificité liée à la fonction juridictionnelle. C'est ainsi qu'elle considère qu'il convient d'examiner cette condition à la lumière d'éléments indicateurs tels que le caractère excusable ou non de l'erreur de droit, le degré de clarté et de précision de la règle violée ou encore l'inexécution de son obligation de renvoi préjudiciel par la juridiction de dernier ressort sur la base de l'article 234 alinéa 3 TCE. Aussi en toute hypothèse la violation doit être considéré comme manifeste dès lors qu'elle est contraire à une jurisprudence clairement établie par la Cour.

En d'autres termes on peut dire que le critère de violation manifeste, lui-même recouvrant tout un ensemble d'éléments qui permettent à la fois d'apprécier au mieux de la réunion de cette condition et de tenir compte de la spécificité propre à l'activité judiciaire, sert en quelque sorte de guide, de « mode d'emploi » à l'usage du juge.

Il semble que cet arrêt présente une innovation importante dans la mesure ou il permet d'éviter que le pouvoir d'interprétation du juge concernant la réunion des conditions soit excessivement large, et par la même occasion il devient moins fondé de craindre le « spectre » de « gouvernement des juges », car désormais cette condition posant l'exigence d'une violation suffisamment caractérisée se trouve aménagée d'un critère qui la clarifie en énonçant plusieurs indicateurs qu'il convient de prendre en considération dans ce cadre.

On peut pourtant mettre en évidence certains points qui tendent à affaiblir le caractère novateur de cet aménagement.

Section 3 : La prudence caractérisée de cet aménagement.

Bien que cette solution peut sembler à première vue novatrice par l'aménagement qu'elle apporte aux conditions de fond, principalement dans l'explicitation de la condition d'une violation suffisamment caractérisée, on peut observer qu'elle n'est pas proprement révolutionnaire à cet égard. Cet aménagement est même révélateur d'une certaine prudence de la Cour.

Il faut souligner avant tout que cet aménagement a pour seul objet de préciser le sens de ladite condition qui demeure l'exigence d'une violation suffisamment caractérisée à l'aide du critère de violation manifeste qui ne joue qu'un rôle limité au service de l'appréciation du juge quant à la réunion ou non de cette condition. En effet il ne s'agit tout au plus que d'un critère, lui-même composé de plusieurs critères, que le juge est invité à prendre en considération.

Or la véritable innovation en la matière eût été de remplacer cette condition, sans pour autant la dénaturer, et ainsi de poser une autre condition plus claire, laissant moins de place à la subjectivité et plus soucieuse de la spécificité de la fonction juridictionnelle. En ce sens certains critères prévus tel l'exercice ou non du renvoi préjudiciel sont intéressants mais la Cour fait ici preuve de prudence dans la mesure ou elle considère que ceux-ci ne doivent être retenus que comme des indices à la discrétion des juges et dont l'examen ne les lient pas.

C'est pourquoi on peut dire tout d'abord que la prudence prédomine la solution dans l'aménagement qu'elle introduit par la nature même de cet aménagement.

Ensuite il convient d'étudier l'usage dont font les juges de cet aménagement pour souligner une fois encore la prudence de la Cour, et cela n'est pas sans lien avec le rôle exclusivement explicatif conféré à celui-ci.

Il s'agit de l'application des critères opérée par la Cour et dans ce cadre on peut relever qu'elle utilise ces critères de telle sorte qu'ils conduisent à créer une inadéquation entre la réalité des données de l'espèce et la conclusion tirée sur la réunion de ladite condition. Autrement dit l'aménagement introduit n'est pas en soi un gage d'efficacité, en effet la jurisprudence de la CJCE faisait défaut sur la question en cause et la réponse à cette question n'étant pas évidente on peut légitimement s'attendre à ce que le renvoi préjudiciel ait été utilisé par la juridiction en cause, or celle-ci a unilatéralement retiré sa requête préjudicielle car elle estimait que la réponse était donnée dans un arrêt récent de la Cour, la Cour n'en conclue pas moins que la violation n'est pas suffisamment caractérisée eu égard à sa lecture erronée de l'arrêt. C'est ici une application critiquable desdits critères car comme le souligne I. Pingel 14(*) si la jurisprudence ne permettait pas de trouver une réponse écartant tout doute raisonnable alors l'inexécution de son obligation de renvoi préjudiciel devait être considérée, selon toute vraisemblance, comme constitutive d'une violation suffisamment caractérisée conformément aux critères dont la Cour préconise l'utilisation.

On peut donc affirmer que cet aménagement ne permet pas de résoudre la part importante de subjectivité quant à l'appréciation des conditions et en particulier celle qui fait l'objet de précisions avec les éléments indicateurs dont le but est pourtant d'optimiser l'objectivité des juges à cet effet.

Partie II : Des innovations « inachevées ».

Si l'on se place dans le cadre global et systémique de la construction de l'édifice juridique communautaire, l'arrêt Köbler marque une étape supplémentaire mais insuffisante, illustrant en ce sens la méthode dite des « petits pas » tant à l'égard de la consolidation de la primauté du système communautaire (A), que pour l'uniformité de l'application du droit communautaire (B).

A. Une avancée restreinte vers la primauté effective.

Section 1 : Le développement de l'effectivité de la primauté.

Tout d'abord l'arrêt Köbler marque une étape importante dans l'oeuvre prétorienne visant à établir un système dans lequel la primauté du droit communautaire est non seulement un principe fondamental de base, et ce en vertu de l'arrêt Costa c. Enel CJCE 1964 15(*), mais aussi une réalité effective dans son application et l'arrêt Simmenthal a amorcé cette tendance 16(*), laquelle a présidé à toute l'évolution opérée par la Cour depuis lors.

En ce sens l'arrêt Köbler marque une étape cruciale car la responsabilité de l'Etat membre pour la violation du droit communautaire qui lui est imputable, établie par la Cour dans ses arrêts de principe comportait une lacune au sens ou cette responsabilité n'était pas explicitement prévue pour le fait d'une décision de justice nationale. L'extension expresse à cette catégorie d'activité effectuée par l'arrêt Köbler n'est pas dépourvue d'intérêt dans la mesure ou elle s'inscrit dans ce développement systématique d'un ordre juridique communautaire garantissant une protection juridictionnelle effective et complète. Il s'agit, en principe, d'un apport fondamental dans la consolidation d'une communauté de droit qui doit, à ce titre, mettre en place un ensemble de voies de droit aux citoyens de l'Union dont le but est de permettre une protection des droits qu'ils tirent directement de cet ordre juridique communautaire.

En effet envisager la primauté du droit communautaire n'a de sens que si elle s'accompagne de l'ensemble des instruments nécessaires afin que celle-ci ait une valeur effective, or l'arrêt Köbler est novateur à cet égard puisqu'il participe de ce mouvement, notamment en élargissant la sphère d'application du principe général de responsabilité découvert par l'arrêt Francovich en vue d'instaurer un système de responsabilité étatique cohérent, unifié et complet. Ainsi outre l'engagement de ladite responsabilité du fait du législateur 17(*) et du fait de l'exécutif 18(*), l'arrêt Köbler admet désormais que cette responsabilité soit engagée du fait d'une décision de justice nationale de dernier ressort.

Désormais le droit communautaire dispose d'un système de responsabilité ouvert à l'ensemble des « branches » du pouvoir étatique, lesquelles sont potentiellement génératrices dans l'exercice même de leur fonction respective de violations du droit communautaire imputables à l'Etat.

A ce titre on peut parler d'un développement jurisprudentiel dans le sens d'une plus importante effectivité de la primauté du droit communautaire dès lors qu'il est consacré ledit principe de responsabilité au fait d'une autre activité qui incombe à l'Etat à savoir le pouvoir judiciaire dont le rôle est considérable dans la protection des droits des particuliers. Autrement dit la primauté effective du droit communautaire passe nécessairement par le contrôle de l'activité juridictionnelle nationale par quelque moyen que ce soit, à cet égard l'arrêt Köbler ne manque pas de prendre acte de cette exigence en posant le principe ainsi étudié.

Section 2 : Une avancée limitée vers la pleine effectivité de la primauté.

Si l'on peut reconnaître à l'arrêt Köbler de favoriser le développement de la mise en oeuvre d'un ordre juridique communautaire dont la primauté est pleinement assurée, il faut toutefois souligner qu'il n'opère en aucun cas de bouleversements radicaux propres à le considérer comme un véritable tournant décisif à cet égard. Il témoigne bien au contraire de la méthode des « petits pas » de la Cour.

La mise en place d'un ordre juridique communautaire assorti de l'ensemble des instruments assurant sa primauté effective et absolue suppose que soit érigé un système de responsabilité qui, étant inhérent au système du traité c'est à dire découlant nécessairement de l'esprit de la « charte constitutionnelle de base » selon une expression traditionnelle formulée par la Cour, doit présenter les caractéristiques essentielles lui permettant de constituer le coeur de la garantie de primauté du droit communautaire. Et il ne suffit pas de poser simplement les principes de bases lesquels sont indispensables mais inutiles ou insuffisants s'ils ne sont pas accompagnés de la garantie réelle et concrète qu'ils trouveront aisément application des lors que les particuliers sont légitimement fondés à s'en prévaloir.

Or s'agissant de l'arrêt Köbler on observe tout d'abord qu'il reste silencieux sur 2 questions qui ont leur importance dans la détermination du cadre d'application dans lequel s'étend ce système de responsabilité et il est révélateur d'une certaine rigidité quant à l'effectivité de son application.

Concernant le cadre d'application, une première question se pose à laquelle il ne répond pas explicitement, il s'agit de l'idée selon laquelle la responsabilité est bien prévue pour le fait d'une décision de justice nationale rendue en dernier ressort mais on ne peut induire indubitablement ni du raisonnement opéré ni du dispositif si cela équivaut ou non à une condition d'épuisement préalable des voies de droit interne. On peut considérer qu'il ne s'agit pas d'une telle condition mais seulement d'un principe applicable à tous les degrés de juridiction et a fortiori à la juridiction de dernier ressort par essence non susceptible d'un quelconque recours de nature juridictionnelle. Mais on peut également penser à l'instar de J.G. Huglo 19(*), que cela tend plutôt à admettre une telle condition en vue d'un alignement implicite sur le modèle de la responsabilité sur le fondement de la Convention européenne de sauvegarde des libertés fondamentales et des droits de l'homme ou encore de la responsabilité extra contractuelle de la Communauté sur le fondement de l'article 288 alinéa 2 TCE. Et surtout à défaut d'énonciation expresse contraire on peut admettre que le principe est exclusivement applicable au cas prévu explicitement par l'arrêt, à savoir les décisions de dernier ressort. Indépendamment des considérations d'« engorgement » de la justice qu'entraînerait sans doute l'absence de cette condition, c'est ici une limite que l'on ne peut négliger dans la mesure ou les décisions de justice susceptibles de recours peuvent tout à fait violer le droit communautaire, d'autant que ne pèse sur ces juridictions aucune obligation de renvoi préjudiciel, mais l'engagement de la responsabilité de l'Etat sur cette base est exclue, or il eût été plus audacieux d'admettre une plus large solution en précisant notamment que la condition d'épuisement préalable au lieu d'être entendue formellement c'est à dire une fois que la juridiction de dernier ressort a statué, elle doit être entendue matériellement c'est à dire dès lors que plus aucun recours n'est possible ou n'a d'intérêt.

Aussi une autre interrogation peut être soulevée, celle concernant la responsabilité extra contractuelle de la Communauté. En effet si l'on analyse l'état actuel du droit positif en la matière on peut relever une asymétrie entre le régime de la responsabilité des Etats membres établi par la jurisprudence et celui de la responsabilité extra contractuelle de la Communauté. A cet égard le gouvernement de la République d'Autriche invitait la Cour à se prononcer en ce sens aux termes de ses observations émises sur cette exigence de symétrie entre ces 2 régimes de responsabilité 20(*). Or la Cour a une nouvelle fois fait preuve d'une attitude avisée en admettant la responsabilité des Etats membres du fait des décisions de leurs juridictions de dernier ressort sans l'admettre corrélativement pour la Communauté pour les mêmes faits de ses autorités juridictionnelles et sans répondre sur le bien-fondé de cette exigence de symétrie, certes on peut comprendre les difficultés de mise en oeuvre que cela comporterait avec notamment l'absence d'une juridiction chargée de statuer sur une éventuelle violation du droit communautaire par la CJCE mais cet absence de for compétent n'a pas pour effet d'exclure l'application du principe à l'égard des Etats membres. Ainsi la solution conduit indirectement à valider cette asymétrie, l'arrêt Köbler refuse de saisir l'opportunité de tirer l'ensemble des conclusions qui s'imposent à savoir ici l'alignement du régime de la responsabilité extra contractuelle de la Communauté sur celui des Etats membres.

Par conséquent les 2 questions qui entourent la solution sont révélatrices du souci de la Cour de ne pas prévoir un cadre d'application qui serait élargi à l'intégralité des hypothèses dans lesquelles une violation du droit communautaire est pourtant tout à fait possible.

Enfin ce mécanisme de responsabilité ne peut s'avérer une véritable garantie de primauté effective du droit communautaire seulement s'il existe une souplesse quant à l'application effective de cette responsabilité. Or l'arrêt Köbler entreprend une mise en oeuvre rigide de ce mécanisme qui tend à compromettre, du moins à affaiblir son effectivité. Et c'est sans doute S. Drake 21(*) qui en fait la démonstration la plus pertinente, selon elle la Cour est constamment guidée par deux impulsions divergentes, d'une part celle qui tend à innover dans la protection effective des droits que les citoyens tirent de l'ordre juridique communautaire et d'autre part celle qui tend à limiter cette même protection dans l'intérêt des Etats membres.

Et ayant étudié la manière dont la Cour a apprécié les conditions d'engagement de cette responsabilité, notamment la condition relative à la violation suffisamment caractérisée, on peut observer que la réalité concrète n'est pas tellement conforme à la portée étendue du principe, en d'autres termes l'arrêt Köbler n'est pas aussi novateur qu'il apparaît dans la mesure ou il rend une telle responsabilité encadrée dans des conditions excessivement restrictives dans leur application effective. Ainsi en reconnaissant l'extension dudit principe de responsabilité cet arrêt permet en théorie d'envisager la garantie de primauté du droit communautaire par ce système « coercitif » mais il ne contribue pas à assurer son effectivité, son efficacité pratique.

B. La garantie d'application uniforme en suspens.

Section 1 : La volonté implicite d'une garantie d'uniformité.

L'arrêt Köbler s'inscrit également dans une tendance de la jurisprudence à consolider l'uniformité de l'application du droit communautaire, corollaire de celle visant à consolider la primauté pleine et effective du droit communautaire, dans cette perspective cet arrêt semble se diriger vers une harmonisation des relations entre les 2 ordres que constituent l'ordre juridique communautaire et l'ordre juridique interne 22(*).

A cet égard on peut retenir qu'il existe un mécanisme important expressément prévu dans le texte du TCE qui permet précisément de réaliser une application uniforme du droit communautaire afin d'éviter la « guerre des juges » opposant les applications divergentes du juge national et du juge communautaire mais surtout entre les juges nationaux d'un Etat à l'autre. Il s'agit du renvoi préjudiciel au titre de l'article 234 TCE, compétence facultative à la discrétion du juge national à l'exception de la juridiction nationale de dernier ressort dont la compétence est liée chaque fois qu'une question délicate de droit communautaire lui est posée.

Malgré l'existence de ce recours on a pu assister à de véritables résistances judiciaires nationales s'illustrant ici au travers de la théorie de l'« acte clair » 23(*), moyen habile de contourner l'obligation de renvoi en estimant, de bonne foi ou non, que l'acte est suffisamment clair et un tel renvoi serait ainsi dépourvu d'effet utile, les données de l'espèce à l'origine de l'arrêt Köbler en fournissent un exemple significatif avec le retrait unilatéral de la demande préjudicielle de la juridiction autrichienne de dernier ressort.

Il est clair que de telles résistances, qu'elles soient de bonne ou mauvaise foi, ne vont pas dans le sens d'une uniformité de l'application du droit communautaire 24(*). Or l'arrêt Köbler semble annoncer un abandon forcé de cette théorie et plus généralement semble imposer en quelque sorte une coordination approfondie des juges nationaux avec le tenant de l'unicité de l'application du droit communautaire, le juge communautaire. Bien que cette idée ne soit pas littéralement ou explicitement exposée dans les énonciations expresses, on ne peut totalement nier que celle-ci ressort des principes dégagés, il convient d'induire ces implications à partir des données inscrites aux termes de la solution de principe.

En effet l'inexécution de l'obligation de renvoi préjudiciel tel qu'énoncé par l'article 234 TCE est susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat et plus encore toute décision de justice nationale rendue en dernier ressort qui intervient en méconnaissance manifeste de la jurisprudence clairement établie par la Cour doit être considérée en toute hypothèse comme une violation suffisamment caractérisée.

Dans une certaine mesure cela devrait signifier que les juridictions de dernier ressort sont en principe présumées connaître le droit communautaire dès lors que celui-ci est clairement établi par la jurisprudence de la Cour puisqu'une décision contraire doit en toute hypothèse être considérée comme une violation suffisamment caractérisée. Ainsi non seulement la solution semble de plus en plus exigeante à l'encontre des juridictions internes dans leur connaissance du droit communautaire mais en plus elle entend, semble-t-il, ériger le renvoi préjudiciel en un véritable instrument dont l'intérêt et la force contraignante se trouvent largement renforcés dans l'application du droit communautaire dans la mesure ou son inexécution est susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat et dans la mesure ou il permettrait à la juridiction en cause de savoir s'il existe ou non une jurisprudence sur la question afin de ne pas prendre le risque inutile de statuer en méconnaissance de celle-ci.

L'incidence de cette solution est donc qu'elle tend a priori à imposer de facto aux juges suprêmes nationaux un travail respectueux et soucieux de l'uniformité dans l'application du droit communautaire. C'est ainsi que l'on pourrait a priori considérer que cet arrêt est emprunt d'une certaine révolution puisqu'il aurait pour conséquence de modifier la logique des rapports entre les 2 ordres, laquelle n'est plus soumise aux résistances des juges nationaux à l'égard du juge communautaire portant atteinte à l'uniformité. Désormais la logique semble se tourner vers une étroite coordination par laquelle les juges nationaux seraient tenus de connaître le droit communautaire, et en cas de doute ou de méconnaissance se verraient contraints d'utiliser le renvoi préjudiciel.

Cependant une analyse plus approfondie du raisonnement de la Cour conduit à considérer que l'arrêt Köbler n'effectue pas un tel bouleversement et ne permet pas d'opérer ce tournant vers la garantie d'uniformité de l'application du droit communautaire.

Section 2 : L'échec de sa mise en oeuvre.

Si l'on pouvait espérer que la solution de principe dégagée par l'arrêt Köbler ait l'incidence ainsi étudiée dans le cadre de la construction d'un droit communautaire dont l'application se veut uniforme, on ne peut qu'être déçu par la mise en oeuvre de celle-ci par la Cour. La révolution entrevue dans ce domaine est, pour ainsi dire, tout au plus « incantatoire » dans la mesure ou les orientations qu'elle dégage dans sa solution ne sont aucunement suivies d'une mise en oeuvre en conformité avec celles-ci.

On ne peut s'abstenir d'étudier l'application qui est faîte de la solution de principe car son caractère révolutionnaire est substantiellement lié à sa mise en oeuvre concrète, or à cet égard on observe que l'arrêt Köbler n'opère pas la mise en oeuvre qui aurait conféré une valeur effective au bouleversement perceptible. En somme le statu quo est de mise contrairement à la révolution préfigurée des rapports entre les 2 ordres juridiques dans le sens d'une garantie d'uniformité dans l'application du droit communautaire.

En effet si l'on s'en tient à la seule solution de principe dégagée par la Cour, elle laisse supposer que 2 hypothèses sont envisageables, soit la jurisprudence fournit clairement et explicitement les réponses à une question donnée et alors le renvoi préjudiciel n'est pas nécessaire mais facultatif car les juridictions suprêmes nationales sont présumées connaître le droit communautaire en cette hypothèse et ainsi ce n'est pas l'inexécution du renvoi préjudiciel mais le défaut de conformité entre la décision judiciaire nationale et la jurisprudence communautaire qui est constitutif d'une violation suffisamment caractérisée, soit la jurisprudence ne fournit aucune réponse claire et alors le renvoi préjudiciel constitue en cette hypothèse une obligation à la charge du juge suprême national dont l'inexécution est par elle-même constitutive d'une violation suffisamment caractérisée.

En l'espèce l'arrêt Köbler aurait dû retenir la seconde hypothèse dans la mesure ou la Cour relève que la réponse n'était pas évidente, que la jurisprudence ne fournissait en aucun cas de réponse à ce sujet et que la juridiction en cause a manqué à son obligation de renvoi préjudiciel, elle ne tire pas pour autant les conclusions appropriées à ce constat c'est à dire la réunion de la condition d'une violation suffisamment caractérisée, et ce au motif que ladite juridiction a retiré sa demande préjudicielle en supposant à tort que la réponse était établie par une solution récente de la Cour. Ainsi un tel raisonnement revient dans une certaine mesure à admettre la théorie de l'acte clair puisque le manquement à l'obligation de renvoi se trouve ainsi justifié et donc conduit in fine à maintenir la viabilité des résistances judiciaires nationales propres à mettre en péril l'application uniforme du droit communautaire.

Ce que l'on peut retenir en fin de compte de ces observations concerne l'application par la Cour de ses propres orientations de principe qu'elle entendait développer afin de pouvoir construire les bases d'un ordre juridique communautaire dont l'application uniforme serait effectivement assurée. A cet égard on doit admettre que celle-ci effectue un raisonnement qui ne permet pas de mettre en conformité l'application concrète de la solution avec les principes ainsi évoqués, il s'agit de l'acceptation « déguisée » de la théorie de l'acte clair qui interfère dans le raisonnement alors que les orientations pressenties laissaient penser une remise en cause de cette théorie.

C'est pourquoi on ne peut valablement considérer que l'arrêt Köbler introduit une révolution à cet égard car bien que s'inscrivant dans le mouvement systématique qui a pour objet d'harmoniser les rapports entre les 2 ordres juridiques en vue de permettre l'application unifiée du droit communautaire et à ce titre développant des principes propres à satisfaire cette finalité, on doit constater qu'il conduit à un statu quo au sens ou si l'on analyse l'articulation de ces principes qu'il met en oeuvre tout au long de son raisonnement il ne remet aucunement en cause les résistances judiciaires nationales, lesquelles constituent un obstacle indéniable à l'avènement de la garantie d'uniformité, notamment l'inexécution de l'obligation de renvoi préjudiciel que l'arrêt Köbler prend pour établi au regard des circonstances de l'espèce et même à ce titre constitutif d'un manquement. Cela révèle la prudence dont fait preuve la Cour qui, en dépit d'avoir manifesté une volonté de rupture en énonçant un ensemble de considérations selon lequel il ne serait plus possible de facto de contourner le renvoi au juge communautaire, seul gardien de l'application uniforme du droit communautaire, ne contribue pas à modifier la donne tant l'application n'y est pas conforme et très en deçà d'une consolidation de la garantie d'uniformité.

CONCLUSION

Cette étude met en lumière 2 idées importantes s'agissant de la portée de l'arrêt Köbler, tout d'abord on peut retenir que les innovations que peut comporter la solution dans le strict cadre du principe général de responsabilité des Etats membres pour violation du droit communautaire ne traduisent pas de bouleversements radicaux mais des compléments conformes aux développements prétoriens en la matière; ensuite on peut observer que cet arrêt ne crée aucune rupture véritable dans le mouvement systémique guidé par la consolidation de la primauté et de l'uniformité dans l'application du droit communautaire au sens ou l'ensemble de ses innovations de principe sont compromises par leur mise en oeuvre restrictive.

Il s'ensuit une caractéristique fondamentale que l'on peut rattacher à l'arrêt Köbler, il s'agit de la méthode dite des « petits pas » qui préside à la solution par laquelle chaque innovation est mesurée et contrebalancée d'une effectivité rigoureusement encadrée. Ainsi on peut considérer que cet arrêt opère une évolution mais certainement pas une révolution.

L'absence de rupture de l'arrêt Köbler avec la dynamique traditionnelle est sans doute un élément que les Etats membres percevront comme un signe ambivalent, lequel leur exprime le respect, du moins la prise en compte par la Cour de leur intérêt à ce que leur responsabilité soit engagée le moins possible, mais aussi une incitation à oeuvrer de telle sorte que l'on puisse aboutir à un respect plus large de l'ordre communautaire. A supposer que l'on soit bien en présence d'un tel « compromis », privilégier cette méthode compromissoire à une solution révolutionnaire constitue-t-il la meilleure alternative afin d'accomplir l'intégration ?

BIBLIOGRAPHIE

Documents officiels

Arrêt Gerhard Köbler / Republik Österreich CJCE 30 septembre 2003, Affaire C-224/01, Recueil de jurisprudence 2003, p. I-10239

Traité instituant les Communautés européennes, Journal Officiel des Communautés européennes n° C 325 du 24 décembre 2002

Ouvrages

Eric CAPRANO, Etat de droit et droits européens. L'évolution du modèle de l'Etat de droit dans le cadre de l'européanisation des systèmes juridiques, L'Harmattan, collection Logiques Juridiques, 2005, 662 p.

Manuels

Jean COMBACAU, Serge SUR, Droit international public, Montchrestien, 6ème édition, 2004, 809 p.

Articles

Sara DRAKE, « State liability under community law for judicial error : A false dawn for the effective protection of the individual's community rights », Irish journal of European law, 2004, pp. 34-51

Isabelle PINGEL, « La responsabilité de l'Etat pour violation du droit communautaire par une juridiction suprême », Gazette du Palais, 2004, II, Doctrine, pp. 723-728

Jean-Guy HUGLO, « La responsabilité des Etats membres du fait des violations du droit communautaire commises par les juridictions nationales : Un autre regard », Gazette du Palais, 2004, I, Jurisprudence, pp. 34-40

Denys SIMON, « Droit communautaire et responsabilité de la puissance publique : Glissements progressifs ou révolution tranquille ? », Actualité juridique du droit administratif, 1993, Chroniques, p. 235

B. KOTSCHY, « Responsabilité de l'Etat », Revue du droit de l'Union européenne, 2003, n°3, pp.763-765

Rostane MEHDI, Chronique de jurisprudence du Tribunal et de la CJCE, Journal du droit international, 2004, pp.552-559

TABLE DES MATIERES

Introduction .............................................................................................................................page 1

Partie I : Des innovations « raisonnables »...............................................................................page 4

A. Le complément attendu d'un principe général.....................................................................page 4

Section 1 : La confirmation d'un principe jurisprudentiel établi.......................page 4

Section 2 : Une extension apparemment audacieuse du principe établi...............page 5

Section 3 : Une innovation équilibrée et cohérente...........................................page 7

B. L'explicitation de conditions traditionnelles........................................................................page 9

Section 1 : Une transposition des conditions ....................................................page 9

Section 2 : L'interprétation des conditions plus approfondie.............................page 10

Section 3 : La prudence caractérisée de cet aménagement...............................page 12

Partie II : Des innovations « inachevées »..............................................................................page 14

A. Une avancée restreinte vers la primauté effective.............................................................page 14

Section 1 : Le développement de l'effectivité de la primauté............................page 14

Section 2 : Une avancée limitée vers la pleine effectivité de la primauté.........page 16

B. La garantie d'application uniforme en suspens..................................................................page 19

Section 1 : La volonté implicite d'une garantie d'uniformité...........................page 19

Section 2 : L'échec de sa mise en oeuvre.........................................................page 21

Conclusion..............................................................................................................................page 24

Bibliographie..........................................................................................................................page 25

Table des matières..................................................................................................................page 27

* (1) 1 On fait référence ici aux arrêts Francovich CJCE 19 novembre 1991, C-9/90, et Brasserie du Pêcheur CJCE 5 mars 1996, C-46/93, lesquels énoncent respectivement que « les Etats membres sont obligés de réparer les dommages causés aux particuliers par les violations du droit communautaire qui leur sont imputables » et que ce principe « est valable pour toute hypothèse de violation du droit communautaire par un Etat membre, et quel que soit l'organe de l'Etat membre dont l'action ou l'omission est à l'origine du manquement ».

* (2) 2 Cette obligation de « loyauté communautaire » découle de l'article 10 du Traité des Communautés européennes. La Communauté ne disposant pas de la compétence qui lui permettrait de mettre directement en oeuvre le droit communautaire dans l'ordre interne des Etats membres, la seule garantie repose ainsi sur la coopération loyale de ceux-ci, il ne s'agit que d'une obligation de moyens. On ne peut vraiment faire de parallèle avec la loyauté fédérale qui est incontestablement ancré dans la culture juridique des Etats fédérés contrairement aux Etats membres de la Communauté encore très marqué par l'égalité souveraine.

* (3) 3 Il faut souligner que la primauté du droit communautaire est affirmée par une jurisprudence constante de la Cour, et ce depuis les arrêts de principe Costa c. Enel CJCE 15 juillet 1964, affaire 6/64, et Simmenthal CJCE 28 juin 1978, affaire 70/77. La primauté est avant tout un principe d'ordonnancement juridique selon lequel le droit communautaire est un ordre juridique original et distinct de l'ordre juridique international, intégré à l'ordre juridique interne des Etats membres dont il prime le droit interne.

* (4) 4 L'arrêt Francovich, ibidem, est celui qui a découvert ce principe général de responsabilité des Etats membres pour violation du droit communautaire.

* (5) 5 Les points 30 et 46 montrent que la Cour entend prendre explicitement appui sur la solution retenue par l'arrêt Francovich.

* (6) 6 Arrêt Francovich, ibid., point 35. Il s'agit de l'idée selon laquelle ce principe de responsabilité est une composante nécessaire liée aux buts et à l'objet des traités institutifs de la Communauté.

* (7) 7 La Cour ne manque pas de réaffirmer ce principe de façon expresse au point 30.

* (8) 8 Isabelle Pingel, « La responsabilité de l'Etat pour violation du droit communautaire par une juridiction suprême », Gazette du Palais, 2004, II, Doctrine, pp. 723-728. L'auteur montre que cette dimension de l'unicité de l'Etat que connaît le droit communautaire, utilisée ici par la Cour, n'est sans doute pas tout à fait singulière et l'influence du droit international est fort probable. Ce n'est pas sans fondement car le droit communautaire ne peut complètement ignorer les modèles développés par le droit international essentiellement à la base des relations internationales par son origine ancienne et sa vocation plus large. En quelque sorte cette unité de l'Etat est une influence que le droit communautaire a assimilé et s'est approprié pour son propre système juridique.

* (9) 9 Une telle extension au fait des décisions de justice n'était pas sans susciter des a priori négatifs de certains Etats, et ce pour 2 raisons qui constituent des intérêts juridiques « vitaux » que ceux-ci prétendent défendre face à la menace d'une telle extension. Ce sont l'autorité de chose jugée, a fortiori celle définitivement jugée en vertu du principe de sécurité juridique, et l'indépendance du pouvoir judiciaire. L'autorité de chose jugée consiste à ne pas permettre de révision de la décision sur le même objet, sur la même cause, et entre les mêmes parties, quant à l'indépendance du pouvoir judiciaire, il s'agit ici de ne pas mettre en jeu la responsabilité du juge dès lors qu'il a pu « mal faire » dans l'exercice de ses fonctions créant ainsi un préjudice à l'une des parties. C'est bien sur cette base que se placent ceux-ci, notamment les gouvernements autrichiens et britanniques.

* (10) 10 Ce sont principalement les gouvernements d'Autriche et du Royaume-Uni qui invoquent de tels arguments dans leurs observations aux points 20, 21, 25, et 26. Une telle extension dudit principe de responsabilité leur apparaissait comme opposée et incompatible avec les principes juridiques qu'ils invoquaient.

* (11) 11 R. Kovar « Voies ouvertes aux individus devant les instances nationales en cas de violation des normes et décisions du droit communautaire », in Institut d'études européennes, ULB, Les recours des individus devant les instances nationales en cas de violation du droit européen, Bruxelles, Larcier, 1978, p. 253.

* (12) 12 Arrêt Haim CJCE 4 juillet 2000, C-424/97.

* (13) 13 C'est au point 53 que la Cour indique dans quelles mesure la deuxième condition doit être appréciée pour le cas des décisions de justice, en ayant recours au critère de la violation manifeste du droit communautaire.

* (14) 14 I. Pingel, op. cit., p. 727. L'auteur souligne les critiques que l'on peut adresser à la Cour quant à l'application des conditions d'engagement de cette responsabilité et par la même occasion met en évidence les lacunes des nouvelles précisions qu'elle apporte à propos de la deuxième condition. Si les critères n'ont pas été de nature à conduire à un tel raisonnement, ils n'ont pour autant pas permis d'en développer un autre qui soit plus conforme à ce que l'on pouvait légitimement attendre. En cela on peut se demander si l'utilisation du terme « cas exceptionnel » au point 53 n'est pas une manière de se prémunir contre toute critique éventuelle, afin de légitimer l'application ainsi faîte.

* (15) 15 Arrêt Costa c. Enel, ibidem. Cet arrêt est fondamental dans la construction communautaire dans la mesure ou il définit la nature et la portée du système de la Communauté. C'est de la spécificité même de la nature de l'ordre juridique communautaire que découle sa primauté, ce principe inhérent à l'essence de la Communauté signifie en substance que le droit communautaire est la norme fondamentale au sens ou elle prévaut le droit interne.

* (16) 16 Arrêt Simmenthal, ibidem. La cour précise ici les corollaires du principe de primauté. Il s'agit notamment de l'exigence suivant laquelle le juge national, en toute hypothèse, doit faire prévaloir la norme communautaire et aucun acte d'origine interne ne saurait y constituer un obstacle. On comprend dès lors que la logique de la primauté est utilisée à son paroxysme par le juge communautaire qui entend la poursuivre et en permettre la réalisation intégrale.

* (17) 17 Le fait du législateur était le premier cas explicitement prévu à l'origine dudit principe de responsabilité, en ce sens cf. Francovich, ibidem.

* (18) 18 Le fait de l'exécutif à cet effet est apparu ensuite, notamment avec l'arrêt Brasserie du Pêcheur, ibidem.

* (19) 19 Jean-Guy Huglo, « La responsabilité des Etats membres du fait des violations du droit communautaire commises par les juridictions nationales : un autre regard », Gazette du Palais, 2004, I, Jurisprudence, pp. 34-40. Son hypothèse s'appuie sur des données infalsifiables puisqu'il ne fait que postuler cet alignement, mais rien n'indique que l'on ne peut suivre un tel raisonnement.

* (20) 20 On observe au point 21 que le gouvernement autrichien exprime l'exigence d'une symétrie entre les régimes de responsabilité des Etats membres et de la Communauté car à une situation similaire doit correspondre un traitement similaire. Ainsi soit la Cour décide de maintenir le système de responsabilité prévue pour la Communauté et ne pourrait être admis la responsabilité des Etats membres du fait du juge sans porter atteinte à cette symétrie, soit celle-ci est admise et alors la Cour doit en faire de même pour celle de la Communauté avec sa responsabilité pouvant être engagée du fait du juge communautaire.

* (21) 21 Sara Drake, « State liability under community law for judicial error : a false dawn for the effective protection of the individual's community rights », Irish journal of European law, 2004, pp. 34-51. L'auteur explique que la solution de principe peut être innovante prima facie mais il n'en est rien si l'on examine son effectivité, et c'est ici toute la nuance que l'on ne peut négliger.

* (22) 22 Lorsque l'on parle de 2 ordres juridiques distincts on peut rappeler que cela n'empêche pas le juge communautaire, et dans une moindre mesure le juge national, de considérer que le droit communautaire repose sur une conception moniste, plus exactement intégrative. Ainsi cela passe par une harmonisation des rapports entre les juges pour l'application du droit communautaire. Il existe en d'autres termes une interdépendance entre l'intégration et les rapports harmonisés entre juges.

* (23) 23 La théorie de l'« acte clair » est apparue en France dans la jurisprudence administrative initiée par le Conseil d'Etat avec l'arrêt Société des Pétroles Shell Berre du 19 juin 1964. Cette jurisprudence qui a fait l'objet d'une importante controverse a néanmoins connu un certain succès parmi les juges nationaux les plus réticents à se conformer à l'exigence de renvoi préjudiciel.

* (24) 24 On peut retenir ici que les résistances du juge national sont contraires à l'exigence d'uniformité puisque le juge communautaire, s'il peut « mal faire », n'en est pas moins le garant exclusif. Se dispenser d'un tel mécanisme revient à accepter que l'application du droit communautaire est relative car dépendante de ce qu'en décide le juge national.






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