PREMIERE PARTIE
La fuite imprévue hors du pays d'origine
- « Moi je voulais qu'on me condamne, que quelqu'un me
dise: « Tu as mal fait ». - « Vous condamner pourquoi?
»
- « De ce qui m'a décidé de venir en
France »
Entretien avec Venantia
Comment comprendre les motivations profondes qui poussent le
ressortissant d'un pays à «(im) migrer » vers un autre pays?
Certes la situation politique ou économique ,qui forment les deux
principaux facteurs d'instabilité et la cause de toute immigration, est
une source d'explication .Mais tout immigration ne saurait se comprendre sans
une tentative de décrypter les représentations parfois
communes,souvent individuelles, toujours culturelles des personnes en
migration.
1) Immigration ou fuite?
L'enjeu de cette première partie est de comprendre ce
qui motive une personne possédant une nationalité,une culture
propre,une identité précise en somme, à quitter ce
même pays pour rejoindre un autre jugé plus habitable. Le
problème de l'immigration personnelle (nous ne nous appuyons que sur des
cas uniques et personnels) doit se résoudre au moyen d'une
méthodologie définie: nous en examinerons tout d'abord les
différentes causes factuelles, puis mettrons en lumière les
stratégies mises en oeuvre pour y répondre et qui consomment
véritablement l'acte d'immigrer. Nous rappelons que cette
étude n'a pas une volonté scientifique de décrypter les
représentations des personnes interrogées mais à en
comprendre les cas dans leurs individualités, leurs vécus et
à montrer que ces dernières sont liées à nos
propres représentations.
a) Deux causes de motivation à l'immigration:
« J'ai jamais rêvé de venir en France »
explique Venantia dès le début de l'entretien, c'est dire que les
causes de départ sont rarement dépendantes exclusivement de la
personne et de son écologie personnelle. Les facteurs motivants
sont bien plutôt extérieurs à la personnalité.
Ils sont très souvent confus pour le réfugié
comme le montre les premières minutes de chaque entretien. On
voit les demandeurs d'asile chercher leurs mots, hésiter,
parfois même nous concéder la parole et nous demander de
questionner afin de les aider à formuler.
Venantia nous donne les clés de ce qui est
l'interprétation la plus souhaitable possible : elle insiste sur le
fait, dès le début de l'entretien,de relativiser notre
étude auprès d'autres résidents du CADA venant d'autres
situations économiques ou politiques afin de rendre consciente cette
confusion de facteurs. On rejoint sur ce point une des principales critiques du
système d'accueil et d'instruction judiciaire français
représenté par l'OFPRA: la classification des cas personnels en
grandes masses non représentatives sans compréhension
préalable des vécus individuels, parfois jusqu'à la
dichotomie simplificatrice (réfugié économique ou
réfugié politique; clandestin ou apatride) qui participe de la
mécanisation bureaucratique.
« Je commence exactement par quoi? » demande
Venantia. Bien entendu on remarque très vite que cette
tentative, sous contrainte en quelque sorte (celle de notre présence),
de reconstituer les causes de départ dépend très fortement
à la fois du traumatisme vécu, et du niveau intellectuel et
mental du demandeur d'asile. Nous remarquons que dans le cas des
personnes interrogées ayant eu un niveau d'étude certain ce
discours est reconstitué de manière livresque quasiment: on
assiste à une narration qui n'exige pas beaucoup d'échos ou de
relance de notre part. Cyprien (ingénieur de formation) notamment
délivre son histoire en insistant notablement sur les circonstances
temporelles et géographiques (dates, précision des lieux et
importance de faire imager les détails).Il nous dessine rapidement une
carte qui est comme le support de son discours. Nous n'intervenons que pour en
préciser les dimensions culturelles qui ne peuvent qu'échapper
à un occidental (accent, expressions afro-francophones, termes
dialectaux, dénomination toponymique...).On remarque également
que très souvent ceux-ci (en tous cas pour les demandeurs d'asile
francophones ou maîtrisant bien la langue française) explicitent
leurs discours avant même qu'on leur demande de le préciser, de la
même manière que s'ils prévoyaient notre
incompréhension. Volonté illocutoire ou empathie aucun indice ne
nous permet de mesurer ce point.
Les premiers instants de cette narration
démontrent, en négatif, l'ampleur du traumatisme
vécu: le cas de Martin notamment est représentatif d'une
confusion mentale certaine. Celui-ci pourtant volontaire enthousiaste pour un
entretien (notre premier entretien qui plus est) s'inquiète d'être
reconnu, rattrapé par ceux qui le recherchent (il se dit inscrit sur une
« liste ») et on sent véritablement sa peur. Après cela
il commence son discours sans ancrage spatio-temporel nous permettant de le
comprendre dans les meilleures conditions et nous introduit directement dans
les
faits de l'armée de Mobutu au sein de laquelle il
était soldat recruté de force. Il choisit de commencer par ce qui
l'a traumatisé et cette prise de position linguistique témoigne
de sa représentation personnelle: pour lui sa vie commence dès
cette époque. Pour comparaison, Cyprien ou Venantia, François
aussi, tous font débuter leurs prises de parole par leurs cursus
scolaires ou universitaires. Il est vrai qu'aucun ne remonte à
l'enfance; ils ne semblent pas éprouver le besoin de renseigner sur
leurs états civils. L'hypothèse la plus probable est que, loin
d'avoir oublié leurs origines (tous gardent un lien profond avec le pays
et la culture) les demandeurs d'asile entendus réalisent un choix
rationnel qui leur permet de faire débuter leur vie de
réfugié politique au moment du traumatisme.
Si, la plupart du temps la confusion quant aux motifs de
départ ne permet pas aux réfugiés de formuler
précisément la cause de leur choix, leurs discours nous permet
d'en reconstituer les contours. Nous pouvons dès lors les
répartir en deux groupes:
- les atteintes à la sécurité
personnelle : le réfugié ne se sent plus en
sécurité, alimentaire ou corporelle comme c'est le cas, par
exemple de Martin, menacé de mort au Congo Kinshasa. Nous n'avons
entendus, il est important de le noter, aucune personne dont la cause de fuite
ressortait d'une pénurie alimentaire.
- Les atteintes au rôle social du
réfugié. C'est le cas de François qui
était professeur d'anglais et militant dans une association pour les
droits des enfants burundais. Dès lors qu'il a été exclu
par les autorités pour collusion avec les forces rebelles et que son
engagement citoyen ne fût plus reconnu par la population (il a
été victime de diffamation), sa stratégie personnelle fut
tournée vers la fuite.
Ces deux causes principales d'immigration hors du pays
d'origine sont toujours présentes et s'alimentent l'une l'autre,
à des degrés variables. Venantia perdit son
intégrité sociale avant de se sentir corporellement
menacée: alors qu'elle enquêtait sur la motivation des professeurs
congolais sous-payés à continuer leur enseignement pour
réaliser son mémoire universitaire, elle se heurta à
toutes les incompréhensions et graduellement fut
dépossédée en quelque sorte de son rôle social. Ce
n'est qu'ensuite qu'elle subit les menaces et exactions du gouvernement
congolais. Si, sans nul doute c'est toujours la dégradation de
l'intégrité physique et l'insécurité corporelle qui
motivent la fuite, la perte du rôle social en est toujours concomitante.
Il semble que les deux sources de traumatisme se conjuguent dans la
représentation personnelle. Il est à noter pour finir sur ce
point que les demandeurs d'asile entendus n'évoquent que pudiquement ces
menaces corporelles et ce sentiment d'insécurité, voire jamais.
Par contre la souffrance née de leur rejet social est toujours
mise en avant parfois en métaphore de la peur pour
soi-même. L'indésirabilité sociale forme une cause
d'immigration, au moins aussi importante que l'insécurité
politique.
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