b) stratégie individuelle ou collective?
La réponse aux atteintes vues
précédemment pourra suivre diverses voies que la personne
menacée prendra sur la base d'un choix rationnel (entendons par
là: pour assurer au mieux sa propre protection tant physique que
mentale). Tous les réfugiés évoquent ces stratégies
comme des choix personnels, intérieurs à la personne a contrario
des causes d'insécurité. Dans la majorité des cas on
constate que la narration de ces stratégies forment le coeur des
récits et que le narrateur oppose ce discours au contexte qui renseigne
sur les causes factuelles d'immigration (situation de guerre dans le cas de
François, de Cyprien et d'Omar par exemple).
Il est important de noter, que contre toutes attentes
et toutes représentations, jamais le migrant, sur son territoire,
dès la survenance des problèmes à son encontre, ne
s'imagine comme solution l'immigration en Europe. Etre
réfugié politique est un concept n'existant que dans les derniers
moments de la stratégie personnelle, c'est-à-dire quasiment sur
le territoire français ou européen. Le migrant cherche toujours
au départ à améliorer sa liberté et sa
capacité individuelles (sa « capabilité » au
sens d'Amartya Sen), à essayer toutes les voies de recours dans son
pays. Venantia notamment cherche à rejoindre le pays voisin de la
République Démocratique du Congo dans le but au départ
d'être protégée et cachée au sein d'un couvent de
religieuses. François lui continue à se battre sur le terrain
militant, donne des conférences mais tout en fuyant les coercitions
(rebelles et gouvernementales), parcourt le Burundi pour se cacher. On constate
que la migration est culturellement ancrée en Afrique (la plupart des
demandeurs d'asile proviennent de ce continent) et représente une
stratégie partagée par les ressortissants de plusieurs pays
instables pour échapper rationnellement aux persécutions. Le cas
de Cyprien en est un exemple frappant: parti du Rwanda alors en proie au
génocide de 1994, il « prend le parti » des Hutus et doit fuir
le pays pour le Congo Kinshasa. Poussé par des flux migratoires entre
ces deux pays il aboutit en Tanzanie puis finalement après un parcours
qui lui a fait traversé quasiment la moitié de l'Afrique
subsaharienne, au Mozambique où il réside un temps. La migration
interne (nationale) et continentale (entre plusieurs pays) est la
stratégie préférentielle dans nombre de cas. Celle-ci
perdure tant qu'une opportunité de quitter le continent ne se
présente pas, qu'elle soit volontaire ou non. Notons tout de
suite que les témoignages de filières d'évasion sont rares
(hormis Omar le soudanais ou Dico) et ne représentent pas une
stratégie personnelle car dans les deux cas les
réfugiés se laissent véhiculer sans connaître la
destination, sans même savoir avoir
affaire à un passeur (c'est le père de Dico alors
âgé de 23 ans qui s'est entendu avec les passeurs russes et tout
cela lui semblait légal).
Par ailleurs rarement les ONG ne sont prises en compte
dans les stratégies individuelles de fuite. Cyprien notamment
dit qu'on ne « cherche les organisations humanitaires que lorsqu'on est
dans une situation particulière » faisant référence
par là à la maladie ou à la sous-alimentation, au SIDA
encore. Déjà peu visibles sur le terrain, hormis la Croix Rouge
Internationale, les ONG africaines ne sont en rien des points d'appui
d'immigration ou des quelconques auxiliaires pour les personnes en état
de fuite politique. Lors des entretiens notre volonté de comprendre
l'implication des ONG, compte tenu de notre représentation, s'est
heurtée au doute des demandeurs d'asile qui ne réalisaient pas
notre demande. C'est dire que pour ceux-ci les organisations humanitaires ont
une dimension avant tout locale. Si Cyprien s'est maintes fois
présenté à l'antenne mozambicaine du HCR c'est avant tout
pour bénéficier d'un laissez-passer territorial et d'une
assurance de se voir plus rapidement offerte la nationalité. Il le dit
plusieurs fois: il aspirait à « un lieu paisible » mais jamais
l'Europe n'avait figuré dans ses plans.
Parfois les personnes sont également dans une
impossibilité de former une stratégie à cause du fait de
l'emprisonnement surtout. Venantia et Martin partagent cette
situation. Tenus dans des prisons congolaises ils doivent leur fuite à
une opportunité et à une chance. Venantia notamment,
tombée malade et transférée dans un camp de la CRI pour un
examen médical doit son salut à l'aide d'un médecin
congolais sur place qui l'a fait évader vers un couvent de religieuses.
Martin lui a l'occasion de fuir par avion grâce à un ami
travaillant à l'aéroport. Dès lors qu'ils parviennent
à se soustraire à la coercition gouvernementale et à la
menace de tortures ou de sévices, les migrants envisagent l'Europe comme
un destination non plus virtuelle mais bien réelle. C'est au final quand
le pays d'origine sape toute foi du migrant dans sa possibilité de
maintenir un état de paix et de reconnaissance sociale que celui-ci
décide de le fuir et dès lors la France et l'Europe apparaissent
dans leurs champs de représentations. Ils véhiculent des images
de liberté et de reconnaissance humaine et sociale, avant même des
images de prospérité et de statut socioprofessionnel.
L'une des causes psychologiques, et sans doute la plus significative,
d'immigration vers la France et l'Europe est la représentation de
celle-ci comme espace de liberté. Une fois sur le territoire
européen la représentation ne peut que se confronter à la
réalité et décompenser, ce qui montre bien la
densité de la charge affective qu'avait placé le migrant dans
cette représentation. Venantia le répète souvent et parle
d' « hypocrisie des Droits de l'Homme »
Enfin il est important de noter que, semble-t-il,
toute stratégie de fuite est rationnellement orientée
vers l'apaisement des tensions d'insécurité et il s'agit
là d'une stratégie collective. Deux faits corroborent cette
hypothèse.
Comme l'exprime Cyprien lors de son périple à
travers l'Afrique du Rwanda jusqu'au Mozambique on a tendance à
rechercher le soutien de la police locale .Il explique très bien comment
systématiquement lui et les personnes avec qui il formait ce petit
cortège de migrants se présentaient aux postes de police des
différents pays traversés afin d'être placés sous
garde à vue pour clandestinité et absence de papiers, et
bénéficier ainsi d'une protection relative. Le recours par
défaut à la police, souvent perçue comme pacifique tout du
moins dans les pays relativement calmes, est une stratégie collective
qui a pour objectif d'apaiser le sentiment d'insécurité et
améliorer celui de désirabilité sociale. En effet, et
comme nous le renseigne Cyprien les policiers cumulent les rôles sociaux
informels: celui de traducteurs (ils parlent toujours un peu au moins
l'anglais, le français ou un dialecte africain continental comme le
Souahéli) et de guides (ils connaissent les camps humanitaires, les
régions sûres).Mais surtout ils représentent une assurance
de protection certes temporaire mais sûre.
A une échelle davantage continentale, la fuite
vers les camps de réfugiés constitue une stratégie
collective pour plusieurs raisons: rejoindre la communauté
nationale (l'épisode rwandais est révélateur sur ce
point), assurer sa subsistance immédiate et sa santé, s'implanter
définitivement mais aussi et surtout constituer son dossier
administratif, pris en charge par les ONG et le HCR, présents
systématiquement dans ces camps. Cyprien a été admis comme
citoyen du Mozambique après un temps passé dans le camp de Masaca
mis en place par l'ONU pour le transfert des mozambicains expatriés
(camp de transit). Très vite ce camp a accueilli nombre de
nationalités en perdition. Cyprien s'y rend car il s'agit d'un point de
passage quasi obligatoire pour pouvoir constituer son dossier de
réfugié politique, élaborer son projet professionnel et de
réinsertion. Une fois dans le camp le réfugié ne peut le
quitter sans avoir rempli ces conditions. Les demandeurs d'asile entendus comme
Cyprien et Martin comme ceux dont les témoignages ressortent de la
littérature ayant vécu dans ces camps expliquent tous le
mécanisme pernicieux de cette organisation qui d'une part aspire
littéralement les migrants, les parquent pour ne pas leur permettre
d'être ensuite libres de leurs mouvements. Face au
phénomène gigantesque de la formation de camps en Afrique il est
certain que la rétention organisée par les ONG et le HCR compte
tenu d'objectifs administratifs participe de la détérioration des
migrants et de la congestion desdits camps.
Si les causes de fuite hors du pays d'origine sont
liées à la non reconnaissance sociale et à
l'insécurité corporelle, les stratégies mises en place,
à des degrés de choix rationnels divers, aboutissent au final
à une migration sur le territoire européen et français en
particulier où ils sont pris en charge par les structures
spécialisées: CADA et CPH entre autres. Ils deviennent alors des
éléments préoccupants pour les Etats signataires de la
Convention de Dublin et de l'Espace Schengen et endossent bien trop souvent une
image péjorative et suspicieuse.
Dans la confusion faite avec les immigrés
économiques ou clandestins, les services français reproduisent
les catégorisations et discriminations populaires en continuant par
exemple à ne pas prendre en compte que 1 exilé sur 4 est de
niveau «cadre supérieur» selon l'INSEE1 (cas de
Venantia, de François, de Cyprien, et d' Hélène) et comme
nous le verrons par la suite de l'étude. Le non-respect de cet aspect de
la personnalité souvent contribue à leur souffrance sur le sol
français, en plus de l'oisiveté qu'on leur impose (voir à
ce sujet la partie II). C'est aussi méconnaître la psychologie la
plus élémentaire, car comme nous allons le voir toute immigration
rationnellement élaborée témoigne d'un traumatisme.
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