b) les suites de l'événement:
L'intériorisation d'un traumatisme aboutit toujours
à sa reviviscence sous forme d'une rumination mentale. Nombre de
demandeurs d'asile une fois en France sont la proie de graves troubles
psychiques, même si très peu d'études évoquent la
question. Martin nous avoue ne penser qu'à cela, d'autant plus que sa
mère a été incarcérée pour l'avoir
aidé à quitter la RDC.
La volonté de témoigner auprès de nous
démontre par elle-même ce besoin d'abréaction et de
justification traumatique, d'autant plus qu'aucune structure spécifique
(hors les initiatives individuelles des Assistants Sociaux des
différents organismes ou associations dijonnais qu'il faut saluer) ne
prend en charge spécifiquement les demandeurs d'asile sur le plan
psychologique. Il est même jusqu'aux psychiatres locaux qui refusent leur
prise en charge ponctuelle pour le motif de la barrière de la langue
(qui ne concerne qu' 1/4 des cas), obstacle à la cure selon eux alors
que dans d'autres régions comme la Franche-Comté ils participent
au dispositif.
Il est regrettable de noter que les services de prise en
charge français n'ont pas les moyens de repérer et
d'évaluer les éléments traumatiques chez les demandeurs
d'asile car ceux-ci pourraient se porter au bénéfice du dossier
du primo-arrivant, en devenir même un critère capital et autoriser
une sélection davantage «humanitaire».On doit sur ce point
constater le manque de volonté politique tant française
qu'européenne (cet aspect de «demandeur d'asile en souffrance
psychique» est d'ailleurs davantage reconnu au Canada par exemple mais
aussi en Suède, pays pourtant membre de l'Union Européenne,
notamment en autorisant le travail salarié, et que nous confirme
François qui y a séjourné un temps).
La culpabilité est le symptôme
révélateur du syndrome post-traumatique.
Dans les récits des demandeurs d'asile cette dimension
culpabilisante se retrouve au travers de nombreuses séquences
explicatives permettant à la personne de préciser son rôle
au moment de
son histoire. Ce fait, déjà noté par
M.Pollack dans L'Expérience concentrationnaire :essai sur le
maintien de l'identité sociale est la caractéristique
même du «survivant» à un événement
traumatique. La problématique de la culpabilité n'a de sens que
dans une dynamique de groupe: le demandeur d'asile souffre dans sa relation
avec sa famille quand il a encore des contacts avec elle, ou dans sa
communauté immigrée en France.
Ce sentiment ressort directement du récit
autobiographique que celui-ci présente aux autres et que sa vie
d'immigré oblige à soutenir par la force du témoignage,
administratif (devant l'OFPRA ou les Assistants Sociaux divers qu'il est
amené à rencontrer) et privé (dans le cercle familial ou
du foyer dans lequel il est logé).C'est en somme comme si pour les
autres demandeurs ou parents en asile le primo-arrivant est
déclaré menteur dès lors qu'il ne confesse pas tout son
vécu. Très souvent, et c'est psychologique, le demandeur refuse
de narrer son expérience d'exil pour des raisons d'ordre privé,
de décence (cas du viol par exemple) ou tout simplement de souffrance et
de deuil. Apparaît alors dans son discours un «blanc
biographique» (l'expression est d'une Assistante Sociale
entendue) et que la littérature du récit personnel (Philippe
Lejeune notamment) mais aussi la psychologie transculturelle note comme un
signe de trauma1.Le demandeur se retrouve pris entre une
impossibilité de se découvrir totalement et des accusations ou
méfiances de la part des autres hébergés. Les parents
réceptionnent encore plus mal ces ellipses et de là s'expliquent
les difficultés d'intégration au sein des communautés
immigrées et la récurrence de «mythes personnels»,
rumeurs ou diffamations. C'est le cas de Martin qui, ancien soldat de Mobutu,
ne peut s'épancher auprès des autres demandeurs d'asile et dit
même avoir peur des autres africains et ne jamais se mêler à
cette communauté.
Le traumatisme on le voit ne fait pas qu'envahir la
personnalité dans les premiers temps de l'exil mais pourchasse, par des
effets culturels le demandeur jusque dans le pays d'asile .Le récit
devient comme un miroir déformant et culpabilisant pour le migrant,
phénomène encore accentué par la concurrence tacite mais
bien réelle pour les statuts de réfugié politique
délivrés par l'OFPRA ou la CRR. C'est le cas également
d'Hélène pour qui la difficulté de l'exil se conjugue
à la souffrance d'avoir laissé en Géorgie le souvenir de
sa fille décédée.
Il semble, pour conclure sur ce point, que la structure
familiale prévient considérablement l'apparition de ce genre
de phénomène et de biais: le cas de Dico est tout à fait
exemplaire de ce constat. Arrivé en France avec sa famille (qu'il
peut davantage agrandir en retrouvant, avec l'aide
1 Voir à ce sujet: Les enfants de l'exil. Etude
auprès des familles en demande d'asile dans les centres d'accueil.
Sous les directions du Pr Marie Rose Moro et de Jacques Barou (Octobre 2003)
Préface de Boris Cyrulnik.
des avis de recherche organisés par la Croix Rouge
International, ses parents en Russie) celui-ci a pourtant obtenu rapidement ses
statuts et sa nationalité française même, sans souffrir
pour autant du mécanisme du «blanc biographique».Le contraste
de comportement par rapport aux autres réfugiés politiques
célibataires, toujours en attente de traitement, est saisissant.
Enfin la réitération de
l'événement dévoile un vécu
traumatique.
Concernant la subjectivité ressortant du récit
fait par le demandeur d'asile, le retour de ce vécu traumatique se
matérialise par des insistances narratives, souvent
corrélées à des insistances démontrant de la
culpabilité. Venantia par exemple nous redit maintes fois le sentiment
de se retrouver dans une «prison» ,alors réfugiée
à Dijon: le fait de rencontrer un psychologue en tête-à-
tête, d'être obligée de dormir dans un foyer d'urgence et
compare la procédure administrative auprès de la
Préfecture puis de l'OFPRA de «torture psychologique mise en
place».Elle parle plusieurs fois, et avec passion ,de sa volonté
d'écrire un jour un ouvrage sur son calvaire puis sa fuite hors de la
RDC et sur son parcours au CADA, qu'elle juge «vraiment positif (...) sur
le plan intérieur». Martin lui choisit presque automatiquement de
commencer son récit par la situation militaire en RDC sous Mobutu,
l'enrôlement de force, les déplacements forcés, les prisons
pour ceux accusés d'intelligence avec l'ennemi. Il s'arrête
d'ailleurs souvent pour chercher ses mots voire semble hypnotisé par une
scène qu'il ne décrit jamais; Martin suit toujours en effet un
mode linéaire et «commentatif» (par opposition à
«descriptif» où les détails existent).L'interlocuteur
peut avoir ce sentiment d'assister à une récitation, or s'il
s'agit d'une redite elle est sur le plan psychique et non moral: la
scène est comme figée dans la représentation du demandeur
d'asile; elle obnubile sa pensée en somme.
On le pressent déjà: la
réitération du contenu traumatique utilise principalement le plan
de l'implicite et de l'image pour se communiquer. Jamais le langage et la
réflexion ne peuvent y amener une distance critique qui serait
d'ailleurs le signe d'un dépassement du trauma.
La métaphorisation est ici
éclairante pour comprendre le mécanisme global qui sous-tend le
rapport du traumatisé avec son récit. La
«métaphore du chat en cage» qu'utilise Cyprien pour
exprimer sa fuite peut se percevoir comme une tentative de mettre en forme,
symbolique et non verbale, un sentiment obsédant (et
répétitif).Pour exprimer son comportement après un moment
passé en prison au Rwanda lors des débuts du génocide de
1994 Cyprien nous demande d'imaginer «un petit chat qu'on met dans une
cage et on essaie de frapper des coups sur la cage (...) si vous ouvrez la cage
,il va sortir mais ne reviendra jamais .Il a toujours dans sa tête celui
qui a frappé sur la cage».Il nous confie utiliser
systématiquement cette analogie pour expliquer aux gens son geste et son
point de vue. Paul Ricoeur, qui a d'ailleurs travaillé sur le
problème de
l'Identité voit dans la métaphore davantage
qu'une figure de style: un acte de communication véritable permettant de
mettre à distance le contenu traumatique gênant tout en en
conservant la charge émotionnelle (in La Métaphore
Vive)
Il resterait à mentionner plus profondément
l'expérience de la torture ou du sévice et sa
transposition dans le récit du demandeur d'asile. Nous avons fait le
choix de ne pas nous en occuper, même si plusieurs des demandeurs et
réfugiés entendus dans le cadre de cette étude ont
évoqué certaines scènes s'en rapprochant ou disent
même avoir subi des actes de torture. Nous renvoyons pour cela le lecteur
vers des ouvrages spécialisés tels : Vinãr, M (1989).
Exil et torture ou le rapport d'Amnesty International.
(1974): Rapport sur la torture et qui concluent par ailleurs
sur quatre faits importants pour notre propre étude:
1) les survivants de la torture sont encore moins capables de
contrôler leurs pensées intrusives que les victimes d'autres
traumatismes d'intensité comparable (étude psychologique de
:Turner, S., & GorstUnsworth, C. (1990). Psychological sequelae of
torture: A descriptive model. British Journal of Psychiatry)
2) «Réactions dépressives. Les victimes de
la torture ont souvent de gros problèmes pour reprendre une vie normale.
Ils doivent surmonter, outre des séquelles physiques pouvant être
très handicapantes, la perte de ce qui constituait leur vie avant les
événements, souvent l'exil est nécessaire. La torture
n'est pas seulement un événement de vie important mais elle est
également la cause de beaucoup d'autres, rarement enchanteurs. Une
réaction dépressive au sens large est donc très souvent
observée chez les torturés, et dans une plus large mesure, chez
les réfugiés» (opcit ,cité dans: Nature de la
torture Une Perspective psychologique et légale de Cyril
Rebetez et Philippe Robert,Université de Genève)
3) «Symptômes somatiques. Des effets au niveau
organique sont souvent détectés, ceux-ci découlent la
plupart du temps des mauvais traitements en eux-mêmes. Les
séquelles physiques peuvent alors revêtir une multitude de
significations aux yeux de la victime, augmentant parfois son état de
dépression.» (opcit)
4) « le dilemme existentiel» .Le simple fait
d'avoir survécu à la terrible pression du tortionnaire peut
engendrer de la culpabilité, les survivants se souviennent
également de tout ce qu'ils ont dû accomplir pour conserver la
vie. Le dilemme existentiel reflète la nécessité pour le
torturé de réconcilier son « nouveau moi » avec la
nouvelle réalité du monde extérieur, d'y trouver une
signification.» (opcit)
Pour conclure sur l'identification du traumatisme au sein du
récit fait par le réfugié sur son exil hors de son pays
d'origine, il faut mentionner les graves dégâts de
l'oisiveté imposée par les services français et par la loi
concernant les droits des demandeurs d'asile, compte tenu de leur interdiction
de travailler. Tous les demandeurs ou réfugiés politiques,
récents naturalisés même, insistent sur
l'importance du travail et de l'occupation tant mentale que
physique qu'il permet, en plus d'une plus complète autonomie sur le plan
des moyens et des finances. Cette disposition juridique, comme nous le verrons
en seconde partie de cette étude, ne repose sur rien
d'économiquement valable, d'autant plus que des exceptions sont
possibles, exceptions par ailleurs qui permettent, comme c'est le cas de
Venantia, de travailler à condition d'avoir un certificat médical
précisant une pathologie (le cas échéant la
dépression et l'asthme), ce qui est le plus invraisemblable des
paradoxes pour un pays à vocation humanitaire et sociale.
Cette première partie avait pour objectif de
démontrer, au moyen des quelques témoignages recueillis de
novembre 2007 à janvier 2008 auprès des demandeurs d'asile du
CADA « Les Verriers » de Dijon et des statutaires du CPH de
la Croix Rouge Française de Quetigny, la complexité des
représentations culturelles et individuelles attachées au
phénomène de l'immigration. Nous n'avons pas voulu
pénétrer trop théoriquement dans le concept ainsi que dans
celui de traumatisme motivant l'exil. L'immigration, on l'a vu répond
moins d'une fuite que d'une indésirabilité sociale ressentie par
les migrants, sans doute profondément liée à une
incapacité de ces pays qui se vident de leurs élites et de leurs
forces vives à assurer les conditions de l'Etat de Droit. Elle est aussi
le signe d'un mal-être individuel qu'il est impérieux de savoir
évaluer et écouter, sans quoi la France, et l'Union
Européenne, se fermeraient au principe humanitaire. Prendre en charge
les personnes immigrantes, demandeurs d'asile, apatrides, clandestins et
immigrés économiques relèvent de la pratique humanitaire
par le fait même qu'elle requiert, cette prise en charge, une ouverture
sur la souffrance de l'autre et non pas une mécanisation administrative,
certes neutre mais indifférente.
Trois pistes peuvent être proposées pour apporter
davantage de l' «art humanitaire» au sein des services en charge de
l'immigration:
- Diagnostiquer plus spécifiquement les
réfugiés politiques à la source, in situ du pays
d'origine. Les ONG peuvent jouer sur ce point un rôle crucial. Trop
souvent les demandeurs d'asile deviennent des immigrés
indifférenciés par les Etats car aucune structure sur place n'a
pu les gérer et les orienter .Il s'agit moins de contrôler
l'immigration depuis sa source que de permettre une meilleure
intégration des demandeurs dans les pays d'asile.
- Le traumatisme, après avoir été
spécifiquement détecté et évalué devrait
être un argument facilitateur du dossier auprès de
l'OFPRA, or à ce jour aucun professionnel de santé ou de
psychopathologie n'officie à cet organisme. Sans proposer de se fermer
à la nature politique du réfugié, la considération
à apporter au traumatisé est un devoir social, et politique
majeur pour une société démocratique.
- Comprendre que le processus de l'immigration ne
jette pas que sur les côtes de l'Europe des clandestins incultes mais
surtout des cadres et des intellectuels (et il s'agit de notre
première représentation culturelle qui a déchu grâce
à ces entretiens) et que leur interdire et de s'exprimer et de
travailler c'est refuser toute possibilité d'aider l'Afrique par contre
coup.
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