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Se vouer à l'autre - L'aventure éthique avec Emmanuel Levinas

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par Grégoire Jalenques
Institut Catholique de Paris - Master 1 2006
  

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II La question de la responsabilité

Au terme de cette traversée de la pensée de Levinas et également à travers une lecture ricoeurienne, plusieurs questions se sont ouvertes, que nous voulons essayer de présenter ici comme des pistes de réflexion pour penser la responsabilité après Levinas et Ricoeur.

Il s'agira non pas de présenter des conclusions à ces questions mais de tenter de les développer. Bien sur le fait est que des remises en questions nous sont apparues nécessaires au cours de ce travail ou l'on tente de comprendre ce qu'est la responsabilité humaine, sur la base de la pensée levinassienne. Il convient donc de présenter les questions que nous voudrions poser à Levinas de son vivant et d'illustrer les points de discussion qui jaillissent de ce travail. C'est donc un travail non seulement d'ouverture que l'on entame ici mais également doublé d'un questionnement critique avec, nous l'espérons, des éléments de réflexion qui permettent d'aller plus loin.

A) La source de la responsabilité

Cette question - savoir d'ou provient notre caractère d'êtres responsables, question sur laquelle Levinas et Ricoeur ont discuté de façon claire, est en quelque sorte la clé de voûte de ce travail. En effet, comme cela a été souligné plus haut, on ne s'intéresse pas ici à la question de la constitution normative et juridique du concept de responsabilité ainsi que de ses implications pratiques. La question qui a été posée en introduction est plutôt celle de mettre à jour la constitution éthique de la responsabilité, rejoignant ainsi la recherche de nos deux auteurs, qu'elle se fonde pour l'un dans une injonction d'autrui ou pour l'autre dans une « spontanéité bienveillante ».

La question que l'on pose ici est de savoir alors ce qui rend responsable le sujet, ou cette responsabilité trouve sa source. La philosophie de Levinas oblige à ce sujet à une première question. Il s'agit de questionner la valeur que prend l'épiphanie du visage comme injonction à la responsabilité et mise en otage du sujet dans un cadre de philosophie éthique. La rencontre avec autrui n'est pas toujours le corollaire de l'entente d'un ordre. Le problème est, mais Levinas le sait, que cette expérience n'est pas phénoménologique. Elle n'est pas intelligible au sens propre. Elle est vécue sans être thématisée ou thématisable. Le contre-argument se trouve justement dans l'expérience que tout un chacun fait souvent de l'indifférence éprouvée. Non pas que la responsabilité comme non-indifférence ne soit qu'une utopie. Mais il se trouve, comme François Poiriè l'a mis en lumière que, face à autrui, le sujet éprouve deux sentiments contradictoires: la violence et la bonté. La question que l'on veut poser à Levinas est de savoir s'il suffit à la responsabilité de jaillir de la faiblesse de l'autre, ce que l'expérience contredit. L'expérience du visage d'autrui telle que Levinas la propose a cette faiblesse de ne pas conduire systématiquement à la responsabilité tout en se destinant à ce but. Comment admettre à partir de là que le sujet soit otage d'autrui, dans une passivité extrême? Comment articuler la réponse du sujet avec sa passivité?

1) Parabole de la responsabilité

On propose ici par anticipation l'idée que la responsabilité envers autrui ne semble ni absolue

( obligatoire) ni impossible, elle est relative à la position que prend le sujet face à autrui. Ici une telle proposition échappe à Levinas en ce qu'elle engage à penser que cette mise en responsabilité, cette assignation ne dépend pas uniquement de l'apparition d'une faiblesse, d'une nudité d'autrui. Cette responsabilité ou cette charité dont parle Levinas n'est pas nécessairement incessible. Pour explorer cette hypothèse, nous faisons appel à un passage, dont nous aurions pu user tout au long de ce travail, de l'Évangile selon Saint Luc, la parabole du bon samaritain. Cette parabole trouve son intérêt ici en ce qu'elle présente cette relativité de l'acte responsable de manière flagrante. Face à ce qui est une parfaite image du visage nu et faible, trois personnages, trois passants adoptent des positions différentes. Tandis que deux manifestent une indifférence profonde, un seul s'arrête. Ces deux passants qui ne s'occupent pas d'autrui existent dans la pensée de Levinas. Ils sont même omniprésents. Ce sont l'image même de la violence de l'ontologie totalisante qui vit dans la séparation et l'indifférence. Le paradoxe réside dans le fait que cette séparation est nécessaire pour qu'apparaisse le visage d'autrui dans sa transcendance et ainsi un appel, un ordre à en être responsable. Mais le contre argument est que ces deux passants n'entendent pas l'appel, ne peuvent pas ou ne veulent pas l'entendre. Ainsi on aperçoit bien la relativité de cet appel et de cette injonction. Elle est relative à une capacité que manifeste le samaritain, une capacité de reconnaissance. Il ne s'agit pas de dire avec Levinas que la rencontre de l'autre me rend responsable de lui de façon incessible, d'une autre façon encore de dire que la responsabilité est obéissance précédent ma liberté. Un passant sur trois a obéi. On découvre ici par rapport à ce problème la pertinence de Ricoeur. La responsabilité du sujet n'est pas une réponse à l'appel de l'autre comme obéissance mais comme acte libre. La bonté dépend de mon vouloir. Il y a une question de volonté libre que Levinas a laissé de coté, réduisant cette volonté à la sphère de la thématisation. La volonté est pour Levinas une capacité de commencer qui, pour lui, est dépassée par le caractère an-archique de l'appel d'autrui à ma responsabilité. Je ne suis pas responsable de ma responsabilité ainsi que de mon amour chez Levinas. Cela est admissible et justifiable mais cette responsabilité qui nous dépasse demeure confrontée à l'indifférence. Il apparaît ici sans doute que responsabilité et liberté soient indissociables. En effet dans la parabole citée plus haut, un seul est responsable; celui qui a répondu et « qui a exercé la miséricorde »157(*). La question serait posée de savoir s'il avait pu ne pas le faire.

Le fait est que Ricoeur met mieux cela en lumière quand il parle d'une capacité de reconnaissance qui procède du sujet, qui du même coup permet de repenser la responsabilité envers l'autre sur le mode de la relation, idée qui conditionne toute les développements ultérieurs.

2) Volonté et personnalisme: l'apport de K.Wojtyla

A ce point de la réflexion, il semble peut-être qu'il faille repenser la notion de volonté comme comprenant une dimension de passivité et une dimension d'activité.

Ici peut s'opposer à Levinas l'idée que la volonté du sujet n'est peut-être pas nécessairement une volonté hégémonique, autarcique et qu'il est possible d'envisager la volonté autrement. Il est sur que le concept moderne de subjectivité fait une part belle voire exclusive à l'homme actif, autonome dans son action. Ici est particulièrement présent Kant et sa morale de l'impératif. Le sujet est autonome, il se détermine lui-même. Cela est repris jusque dans le personnalisme avec la notion d'autodétermination, développée par Karol Wojtyla, par exemple. Cependant une éthique telle que l'éthique personnaliste nous montre que cette notion d'autodétermination n'est pas nécessairement incompatible avec la dimension d'une éthique fondée dans la relation avec autrui, ou autrui apparaît comme une fin plus qu'un objet éthique. Nous pensons aux analyses qui jalonnent son ouvrage d'éthique Amour et responsabilité, notamment le prolongement que Wojtyla fait de la morale kantienne et qui semble ouvrir non seulement à la singularisation éthique, accomplie par Levinas, dans le visage d'autrui mais également à un maintien de la liberté humaine comme capacité de se déterminer par rapport à autrui. Il écrit: « Kant a formulé ce principe élémentaire de l'ordre moral dans l'impératif: `agis de telle sorte que tu ne traites jamais la personne d'autrui simplement comme un moyen, mais toujours en même temps comme la fin de ton action.' [Le] principe personnaliste, qui est repris par Ricoeur de façon similaire sous le nom de Règle d'Or158(*), ordonne: `chaque fois que dans ta conduite une personne est l'objet de ton action, n'oublie pas que tu ne dois pas la traiter seulement comme un moyen, comme un instrument mais tiens compte du fait qu'elle-même a, ou devrait avoir, sa propre fin.' » 159(*). Le fait est que l'éthique personnaliste qui soutient les analyses de Karol Wojtyla remet en selle une conception de l'éthique non plus seulement fondée dans une loi intérieure mais dans l'amour d'autrui. question qu' a excellemment posée Levinas est bien de savoir si cette morale n'est pas en fait le voile posé sur une primauté du sujet se donnant à lui-même ses propres lois, dans une indifférence à autrui. Or Wojtyla offre ici une alternative intéressante. Le commandement ou le principe dont parle, à la suite de Kant, Wojtyla est le commandement de l'amour. La norme personnaliste trouve sa valeur dans une estimation d'autrui qui présuppose une reconnaissance non auto déterminée. Ce qui implique que le sujet éthique ne soit pas juste compris comme se donnant des lois. Le sujet éthique est d'abord un sujet pour l'autre, un sujet qui accueille autrui comme objet d'amour et de responsabilité.

3) la volonté reconsidérée: l'apport de M.D Philippe

Nous devons alors nous poser la question de savoir si l'on peut repenser la volonté autrement?

La volonté du sujet est-elle une volonté de commencement, de domination, une arché comme l'entend Levinas ainsi que d'autres critiques de la modernité (Nietzsche, Sloterdijk) à propos de la volonté moderne? Ne peut-on pas penser d'une certaine façon la notion de la volonté de la personne sur le modèle justement de la réponse et de l`engagement éthique?

La volonté peut être comprise comme capacité d'accueil avant d'être capacité de domination. Elle ne se définirait plus alors comme capacité d'effectivité et de liberté première ( au sens moderne) mais de réceptivité. C'est exactement le cas de l'amour voire de l'amitié qui comporte un aspect extatique. L'amour fait passer autrui de la catégorie de moyen à la catégorie de fin. Cette distinction est celle que fait Wojtyla entre aimer et user. Il rejoint bien Levinas ici, à ceci près, et c'est bien l'intérêt de notre réflexion que Wojtyla maintient une effectivité du sujet dans l'amour et, de fait, dans la responsabilité.

Il faut cependant aller plus loin et dire que la responsabilité dépend d'un choix libre du sujet de se soumettre à autrui, non pas en tant qu'esclave mais en tant qu'ami. En réalité, on peut accorder à Levinas que son usage poussé de l'hyperbole, qui aille jusqu'à faire du sujet un otage coupable plus que tous, cache une profonde pensée de l'amitié. Cependant il faut à la suite de Ricoeur maintenir en lumière la nécessité de penser la responsabilité autrement que comme un devoir même fondé dans une rencontre personnelle avec autrui.

Ici le lien souligné entre la responsabilité exercée envers autrui et le choix libre nécessite alors une développement plus poussé. Nous faisons référence ici à une analyse de Marie Dominique Philippe sur la genèse de l'amour pour autrui, de sa naissance à son effectuation, rapportée dans un ouvrage collectif sur la question de la responsabilité dirigé par Frédéric Lenoir160(*).

Dans un certain sens, il se situe dans la lignée de la pensée de Levinas pour critiquer d'une par le primat de la liberté dans la pensée des modernes et, d'autre part, penser le primat d'une passivité qui soit dans la rencontre avec autrui, au fondement de l `éthique. Ricoeur, dans sa postface à ce même ouvrage rapporte d'ailleurs cet aspect levinassien de singularisation du fondement de l'éthique. Une première distinction apparaît cependant: dans cette rencontre avec autrui, Levinas présente autrui comme nu et faible, caractère qui justement interpelle le sujet. Or Philippe se tait sur ce qui, en l'autre, attire et provoque réellement l'amour du sujet et l'appelle à la responsabilité. Il y a sans doute quelque chose de précieux à découvrir dans l'usage de la notion de singularité chez l'un et chez l'autre. L'emploi qu'en fait Levinas n'est-il pas en confrontation avec une universalité du visage chez ce même auteur? Ricoeur lui-même s'est posé la question de l'univocité de la figure de l'autre chez Levinas161(*). Du même coup ce que Levinas a peut-être négligé est que l'amour du sujet pour autrui est aussi toujours personnel, il n'est pas unique. Nous renouant à la parabole citée plus haut, cela semble expliquer le caractère de l'indifférence des deux passants qui ne reconnaissent en l'autre que l'antithèse de ce qu'il croient être bons pour eux.

Là ou Philippe se sépare une deuxième fois de Levinas, c'est en soutenant que l'amour de l'autre qui fonde ma responsabilité n'est effectif, n'est réel que si je l'accepte et m'y engage. Auparavant, l'amour n'est qu'une virtualité. « La responsabilité se fonde sur l'expérience fondamentale d'un amour personnel »162(*) qui n'engage aucunement la liberté du sujet et la précède mais elle ne se réduit pas à cela. La responsabilité nécessite un passage pour passer d'une union « affective » à une union « effective », selon les mots de l`auteur. Or ce passage nécessite de la part du sujet un choix libre. Levinas semble, dans cette analyse, manquer ce moment du passage compris comme acte libre, subjectif, personnel. Tout du moins il ne développe pas cette effectuation libre de la responsabilité, si ce n'est dans le « me voici » mais qui apparaît plus comme une obéissance à un devoir qu'un choix libre.

L'acte éthique apparaît alors primordialement comme une capacité d'accueillir autrui dans une expérience fondamentale ou l'autre devient celui que j'aime. La responsabilité trouve là sa source dans l'expérience d'une rencontre personnelle avec autrui et de la naissance d'un amour personnel pour autrui. Mais cet acte et cette volonté éthique est aussi la capacité de faire de cet intention de bonté une position éthique effective, un engagement, un se vouer à l'autre, selon l'expression de Levinas.

Il apparaît au terme de cette première question que la personne (nous essaierons dorénavant d'employer la notion de personne, du fait que celle-ci colle mieux avec l'idée de passivité que la notion de sujet, pétrie dans la philosophie moderne comme liberté première) semble revêtir dans son aspect éthique un caractère double, à la fois capacité d'accueil et de décision, de réceptivité et d'effectivité, de « détermination » et de liberté. Cet emploi du mot détermination pour signifier la prééminence de l'attrait pour autrui sur ma liberté est sans doute peu clair mais il illustre bien ce caractère insaisissable dans la pensée de Philippe de ce qui, chez l'autre, nous pousse à l'aimer, suscite en nous un amour profond.

La question que l'on peut d'ores et déjà poser à ce dernier est bien de savoir quel rapport un tel amour peut bien entretenir avec le caractère normatif de la morale. Mais cela est une question auxiliaire à laquelle on peut juste répondre en ouverture que la question des normes morales vise peut-être à structurer non pas les fins mais les moyens de l'éthique.

* 157 Luc 10, 37, Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 2000

* 158 SA, p.222, n.2

* 159 Karol Wojtyla, Amour et responsabilité, éditions du Dialogue, 1978, p.20

* 160 Frédéric Lenoir, Le temps de la responsabilité, entretiens sur l'éthique, Fayard, 1991, pp.234-242

* 161 SA, p.391

* 162 op.cit., p.236

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery