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Se vouer à l'autre - L'aventure éthique avec Emmanuel Levinas

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par Grégoire Jalenques
Institut Catholique de Paris - Master 1 2006
  

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DEUXIEME PARTIE:

L'ETHIQUE DE LEVINAS

I Contre l'ontologie

A) Préliminaires

La philosophie de Levinas, on l'a déjà aperçu dans son rapport avec Heidegger et même Husserl, contient un mouvement central de retournement de l'ontologie. Il convient d'aborder ce renversement accompli par Levinas. En effet l'incidence sur l'éthique et la façon de concevoir la responsabilité envers l'autre en est absolument tributaire. Pour l'évoquer simplement, les morales changent radicalement selon que leur centre ou plutôt leur visée se trouve être le sujet ou l'autre. L'éthique est communément admise comme ayant rapport aux relations entre les hommes, aux actions qu'ils entretiennent les uns par rapport aux autres; venant du grec ethos qui signifie action, le mot a souvent engagée une conception lié au sujet et à l'étude du sujet agissant . Le primat de la subjectivité développé par la modernité a accru cet aspect, faisant de l'éthique l'étude exclusive du sujet qui agit. A partir de là des modulations diverses se sont offert à l'éthique; morale de l'autonomie kantienne, pragmatisme anglais, du surhomme nietzschéen, morale sartrienne de l'engagement ou de la liberté, morale de la justice (Rawls). Levinas se situe en totale hétéronomie avec les morales de la subjectivité telles qu'on vient d'en évoquer quelques-unes. Tout cela pour Levinas participe de la modernité dont il critique le fait d'avoir « identifié l'être au savoir. »52(*)

Levinas se situe contre toute une modernité éthique sur trois plans majeurs qui se rejoignent. Le premier est la liberté comme fondement du sujet, idée qui parcourt toute la modernité en tant que centrale. Levinas renverse cette conception non pas pour annuler la liberté humaine mais pour la subordonner à la justice et au commandement d'autrui. Ce n'est pas la liberté du sujet qui est première mais cette liberté est précédée par l'altérité de l'autre. Dans le relation éthique, l'initiative revient non au sujet mais à Autrui. La liberté moderne a pris une ampleur qui dépasse non pas ses capacités mais ses droits et surtout devient la condition d'impossibilité d'un rapport avec autrui qui devrait normalement engager cette liberté sans la détruire mais en lui donnant sens.

Cette liberté tronquée pour Husserl est d'abord la liberté du savoir qu'il dénonce en particulier chez Hegel. Levinas lui-même déclare qu' « à la liberté du savoir se subordonne, depuis Hegel, toute finalité apparemment encore étrangère au désintéressement de la connaissance. »53(*)

Cette liberté nie d'abord dans le savoir mais jusqu'à des conséquences éthiques concrètes la place de l'extériorité pour elle-même. La liberté l'emporte sur le pouvoir de l'extériorité. Le savoir dans son immanence l'emporte sur l'étrangeté de la transcendance.

Peut-on tout faire? Comme le dit Louis Fevre, pour Levinas, l'homme moderne conçoit que tout ce qui est possible est permis54(*).

Le troisième plan majeur qui pour Levinas englobe les deux autres, est le primat de l'être sur l'altérité et de l'immanence sur la transcendance. Pour lui, l'ontologie occidentale a consacré l'être exclusivement sur la modalité du Même. or cela, on l'a vu, engage à une violence de l'être subjectif qui conduit à la guerre. «  La face de l'être qui se montre dans la guerre, se fixe dans le concept de totalité qui domine la philosophie occidentale. »55(*)

On a ici présenté de manière assez grossière les axes fondamentaux de la rupture levinassienne. Si Levinas se situe contre un « projet ontologique moderne », c'est parce que sa philosophie n'est pas uniquement éthique au sens d'une réflexion morale: il y a chez Levinas au fond de cette aventure éthique une recherche de la transcendance. Levinas ne cherche pas juste à savoir de quelle façon agir, et agir bien. La philosophie de Levinas est un réhabilitation de la transcendance ce qui commence déjà à éclairer le renversement métaphysique qu'il effectue et auquel nous allons revenir.

B) Du Même à l'Autre

1) L'ontologie du même.

a) L'être comme totalité

L'être est compris par la modernité pour Levinas, comme totalité, comme Même. La totalité engendre la guerre. Toute la modernité est philosophie du Moi compris comme totalité. Qu'est-à dire? L'être, au sens de Levinas, est volonté d'identification dans une totalité. L'être tend à s'identifier dans le monde. Non pas dans un formalisme tautologique tel que A=A mais « dans une relation concrète entre moi et le monde. »56(*). «  La manière du moi contre `l'autre' consiste à séjourner, a s'identifier en y existant chez soi. »57(*)

L'être-moi existe dans le monde en réduisant tout ce qui est autre à un chez soi, d'une certaine manière en l'apprivoisant. D'ou le moi conçu principalement comme pouvoir. Cela n'est pas seulement un comportement éthique mais relève de l'ontologie même du moi pour Levinas.

« La possibilité de posséder, , c'est à dire de suspendre l'altérité même de ce qui n'est autre que de prime abord et autre par rapport à moi- est la manière du même [...] L'identification du Même n'est pas le vide d'une tautologie ni une opposition dialectique à l'autre mais le concret de l'égoïsme. »58(*) Il n'est pas dans la nature du Moi de lutter contre l'autre mais il est dans sa nature de faire que tout ce qui est autre devienne un chez soi. En effet si le même ne s'identifiait que par opposition, par conflit avec l'autre, il s'engloberait au même titre que l'autre dans une totalité qui le dépasse. Or c'est le même qui est cette totalité dans la structure ontologique. C'est toute la seconde partie de Totalité et infini qui présent et décrit ce sujet heureux, vivant uniquement sur le mode de la jouissance et de l'identification.

b) La jouissance. Vivre de...

Cette identification du même avec l'étrangeté du monde se fait en plusieurs moments pour Levinas ou de plusieurs aspects. C'est d'abord le corps qui constitue la subjectivité égoïste qui permet « l`appropriation de l`existence. »59(*) Le sujet est un être de solitude. Souligner cet aspect de l'être, que Levinas déploie dans De l'existence à l'existant mais aussi dans Le Temps et l'Autre, est une des voies qui appelle à sortir de l'être. Mais l'être ne se définit pas uniquement comme solitude. Il est aussi jouissance entendu comme volonté d'identification des choses au même. Le sujet vivant existant est d'abord donc ce sujet isolé qui vit de « nourritures terrestres » (entendu dans le sens, pour Levinas, des « jouissances par lesquelles le sujet trompe sa solitude. »60(*)) Son rapport au monde se définit comme satisfactions de besoins, recherche de nourritures. Maison, travail, possession économie, jouissance, représentation sont autant de lieux ou le moi développe son égoïsme. Entendu en ce sens, le sujet est seul et isolé dans son exister. Le sujet vit dans un monde de l'immanence. Levinas précise que, face à la solitude radicale de l'exister, les nourritures sont le premier moyen de rompre la solitude de l'être. Mais un moyen tronqué cependant; en effet, les nourritures participent de ce rapport de soi à soi qu'elles ne font qu'entretenir. Elles ne sont que des objets du monde que le Même absorbe en lui. A.Zielinski parle d'un « mode de vie adamique »61(*) ou le sujet demeure un « vivant orienté vers soi-même par l'intermédiaire d'un monde environnant. Le moi est un moi égoïste et heureux: son être consiste à vivre de « bonheur. » entendu comme accomplissement dans la totalité et jouissance de la totalité. La jouissance n'est pas juste jouissance d'une nourriture particulière, elle est liée à la totalité du sujet, à son accomplissement: « la jouissance est l'ultime conscience de tous les contenus qui remplissent ma vie - elle les embrasse. »62(*)

C'est également ce fait de la jouissance qui constitue et donne sens à la sensibilité humaine, du moins dans Totalité et infini ou la sensibilité est jouissance. On verra une avancée dans Autrement qu'être ou Levinas élargit la sensibilité à une autre caractéristique non réductible au même mais éthique.

2) La présence « gênante » de l'autre.

a) l'apparition d'autrui

Cependant il y a rupture de cette vie heureuse avec l'apparition d`autrui. Autrui est d'abord l'altérité, la figure de l'Autre opposé au même dans Totalité et Infini. Il n'est alors qu'une catégorie pour décrire une relation avec le Même. Cependant il s'agit déjà d'une relation particulière qui ne se réduit ni à la pensée, ni à la dialectique, ni à l'ontologie dans laquelle l'on voit une certaine neutralité apparente mais qui pourtant est liée à une résistance à l'identification avec le même. Autrui est ensuite ce « qui » que ma subjectivité ne peut réduire à un objet. Le monde du sujet fondé sur l'intériorité et la jouissance est bouleversé, mis en défaut par la présence de cet autre qui, apparaissant dans le monde, n'est pas un objet du monde. Il n'est pas une nourriture et de fait résiste à l'identification. Cette relation qui est une relation métaphysique, avec l'Autre échappe à la représentation, elle sort de la logique identificatrice de l'être du Même. « Le pouvoir du Moi ne franchira pas la distance qu'indique l'altérité de l'Autre. »63(*)nous dit Levinas. Alors que dans un monde ou le sujet ne vit que dans un rapport de soi à soi, l'autre se présente comme en rupture avec ce monde. Levinas fait référence à l'idée de distance pour montrer l'antagonisme foncier entre une quelconque « nourriture » et l'autre.

b) l'extériorité

L `Autre est présent au monde face à Moi et il est lui en même temps séparé par un espace infranchissable. En un mot, il lui est transcendant comme le sont « les idées de Platon [...]qui ne sont pas dans un lieu. »64(*) Il apparaît comme celui que je ne peux réduire et même qui se présente comme ne me laissant pas l'initiative. L'autre fait surgir dans l'être une passivité fondamentale. Or cette passivité ( l'autre n'est pas constitué par moi, il m'est extérieur et pourtant bien présent) vient rompre le projet de l'être de réduire toute chose au même. L'autre échappe à l'être seul du sujet.

Cette séparation radicale empêche le Même de réaliser sa totalité. Elle est la première apparition de l'infini. Il faudra revenir plus en profondeur sur cet Autre et sur la question de l'altérité. Mais on perçoit maintenant que le Même, au sens littéral du mot, n'est pas seul. Le Même est égoïste. Levinas ne nie pas ça et ne le critique pas. Ce qu'il critique face à cette réalité est la position ontologique, à la quelle il va opposer l'idée d'infini et la transcendance. L'ontologie est appelée par Levinas l'intelligence des êtres. En substance fondement de la représentation, l'ontologie est ce troisième terme entre le Même et l'Autre qui permettrait à l'un d'englober l'Autre en s'engageant « dans une voie qui renonce au Désir métaphysique, à la merveille de l'extériorité dont vit ce désir. »65(*)

« L'ontologie qui ramène l'Autre au Même promeut la liberté qui est l'identification du

Même, qui ne se laisse pas aliéner par l'Autre. »66(*)

Ce que Levinas précise est que cette ontologie comme intelligence des êtres n'est pas forcément destructrice de la transcendance. Levinas ne nie pas purement et simplement la validité de l'ontologie mais il montre un coté qui mène à une mise en question du pouvoir égoïste du Même. Cette voie est la voie critique qui « met en question la liberté de l'exercice ontologique. »67(*)

c) Sortir du sujet comme principe

Il y a une possibilité pour l'ontologie d'ouvrir à la présence de l'Autre et à une réflexion éthique. Cette voie, cette mise ne question se fait précisément par l'Autre. En effet c'est dans la rencontre avec l'autre qu'est mise en lumière la radicale incapacité du sujet que Levinas décrit dans ses premiers écrits68(*) ou il montre le sujet comme non pas d'abord libre mais velléitaire et confronté à l'empêchement et à la fatigue, qui n'a accès à soi que sur le mode du manque d'être et de l'impossibilité à être par soi. Le sujet constitué comme inaccompli. Levinas déploie ici une constitution négative du sujet. C'est ce même sujet constitué par le manque qui est présent dans la vie heureuse et égoïste du Même.

L'être humain solitaire, vivant du manque et de la satisfaction, est plus fondamentalement, pour Levinas, qui n'est cause ni de « ce qu'il est, ni origine, ni principe de soi ». Il y a au commencement même du sujet non pas la liberté comme le penserait Sartre mais une passivité indépassable appelant une extériorité. L'être se découvre comme séparé, en distance d'avec les choses. L'être est habité par le souci d'arriver à exister sans savoir avec l'appréhension que cela ne soit pas possible. Cet aspect est moins mis en lumière dans les oeuvres majeures ou le sujet apparaît surtout comme vivant de jouissance dans le monde séparé. Le sujet qui est soucieux de son manque commence à vivre de « nourritures. » La vie soucieuse devient égoïste et c'est face à l'autre qu'elle retrouve cette dimension originaire de passivité. En effet face, à autrui, le sujet se retrouve dans l'incapacité de l'identifier, de le connaître, au sens moderne que Levinas critique, en un autre sens, de franchir la distance qu'il a pu abolir avec les choses du monde. Paradoxe apparent que Levinas dépasse: il y a dans le monde et parmi les objets mondains, susceptibles de connaissance le surgissement d' un « être » extra mondain, qui n'est ni un être au sens de la modernité, ni objet de connaissance, ni assimilable. En ce sens, la figure de l'Autre et autrui renvoient chez Levinas au Tout-Autre, Dieu à cet infini qui n'apparaît et ne se manifeste, on le verra que dans la présence d'autrui.

Il reste à éclairer, après cette présentation d'autrui, avec plus de clarté le sens de la neutralité évoquée plus haut. Autrui n'échappe pas à la neutralité parce qu'il est non assimilable. Il échappe à la neutralité parce qu'il est autre dans un sens éthique. Il précède ou il échappe à ma liberté. Non pas comme, un être que je ne pourrais atteindre par une distance matérielle. L'autre est concrètement entre mes mains, à mon pouvoir. Je peux l'anéantir ou l'esclavagiser. Si l'on reste dans le domaine de l'être, je peux en disposer. Mais il s'oppose à moi sur un plan éthique. Ce qui empêche l'autre d'être réductible au même, c'est qu'il est infini, transcendant. Il va produire une rupture, ouvrir l'être à autre chose en lui que le manque. Autrui non seulement est cause d'un renversement métaphysique que Levinas opère, mais il est également l'obligation et la mise en lumière d`un antécédent à la domination du moi dans l'être du sujet. Face à ce dilemme éthique du à la présence de l'autre et que le sujet ne rencontre que face à l'autre, Levinas veut trouver une voie permettant d'en sortir.

De fait le mouvement de Levinas, qui est un mouvement pour l'autre, en un sens, est de montrer que la philosophie n'est pas condamné à un éternel dilemme entre sa liberté qui fait violence à l'autre et l'Autre qui fait violence à la liberté du Même. Une voie philosophique existe, qui implique l'Autre présent dans son altérité et ne réduit pas celui-ci au Même.

C'est à « cette mise en question de ma spontanéité par la présence d'Autrui.»69(*) que Levinas donne le nom d'éthique.

* 52 Levinas, Éthique comme philosophie première, Rivages Poche, 1998, p.73

* 53 op.cit., p.74

* 54 Fevre, op.cit., p.50

* 55 Levinas, Totalité et Infini, Le Livre de poche, 2006, p.6

* 56 op.cit., p.26

* 57 ibid., p.26

* 58 TI, p.27

* 59 EE, p.141

* 60 EI, p.52

* 61 Zielinski, op.cit, p.62

* 62 TI, p.114

* 63 ibid., p.2

* 64 ibid., p.28

* 65 ibid., p.33

* 66 ibid., p.33

* 67 ibid., p.33

* 68 Nous faisons référence ici en particulier à l'analyse de la fatigue du sujet que Levinas déploie dans De l'existence à l'existant

* 69 TI, p.33

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo