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Se vouer à l'autre - L'aventure éthique avec Emmanuel Levinas

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par Grégoire Jalenques
Institut Catholique de Paris - Master 1 2006
  

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II L'aventure éthique: se vouer à l'Autre

La question qui nous introduit dans cette aventure est de savoir comment le même est « débordé », dérangé par la présence d'autrui. Pour Levinas, l'apparition d'autrui est un évènement ou d'une certaine façon, autrui n'est pas juste le moyen de la sortie de l'être; il en est aussi le but et la source. Non pas évènement ontologique mais l'évènement d'une transcendance, que Levinas appelle épiphanie ou manifestation. Le problème de ces termes est qu'on est tenté de les relier très vite, presque immédiatement, à des propos ontologiques. Ils sembleraient restreindre la présence de l'autre à une présence représentable, assimilable, rationnelle. Pour Levinas cette présence de l'autre a justement la caractéristique de n'être pas une présence représentable mais quelque chose comme une proximité demeurant cependant lointaine, extérieure.

Cette proximité affleure dans le visage d'autrui. Il convient de comprendre cette philosophie du visage développé par Levinas. En effet c'est dans ce visage que va se fonder la responsabilité du sujet.

A) Le visage et la proximité

Le visage, chez Levinas, n'est pas une plasticité, une forme. Il n'est pas uniquement cet objet de la vision, cet objet sensible, connaissable. Levinas développe dans Totalité et infini toute une phénoménologie du visage. En même temps l'apparition du visage d'autrui, dans toute son extériorité, déborde la phénoménalité même du visage. Levinas dit lui-même qu'il n'est pas évident de « parler de phénoménologie du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. »92(*) La phénoménologie du Visage chez Levinas est sans cesse en rapport avec sa manifestation éthique. Pour Levinas « l'accès au visage est d'emblée éthique. »93(*) L'analyse du visage commence pour Levinas par une question qui se trouve engager l'étude de manière claire: «  en quoi l'épiphanie comme visage marque-t-elle un rapport différent de celui qui caractérise toute notre expérience sensible? »94(*)

Il s'agit de voir comment le visage engage en lui-même plus qu'un rapport de connaissance, un rapport éthique.

1) Visage et infini

a) Épiphanie

« L'abord des êtres, dans la mesure ou il se réfère à la vision, domine ces êtres , exerce sur eux un pouvoir. La chose est donnée, s'offre à moi. Je me tiens dans le Même en y accédant. Le visage est présent dans son refus d'être contenu. »95(*)

Autrui est transcendant et infini; le Moi ne peut le contenir. Il ne se réduit pas à ce que j'en perçois ou j'en conçois. A.Zielinski a cette façon très claire de présenter cela lorsqu'elle dit que « quand je regarde autrui, je ne regarde pas un objet, je croise des yeux qui me visent » On pourrait voir là l'alter ego de Husserl: l'autre ne serait qu'un autre sujet que je percevrais comme sujet que par rapport à moi-même et l'approche de l'autre resterait dans le Même. Le mouvement décrit par Levinas, l'apparition du visage d'autrui resterait une écologie.96(*) Les yeux qui me visent ne le seraient qu'en comparaison avec la faculté de viser qu'ont mes propres yeux. Ce serait juste une extension de l'immanence. Pour Levinas, cela reviendrait à dire que ce qui est premier serait ma visée, qu'elle serait le principe de mon rapport à autrui. Or « l'expérience » du visage d'autrui n'est pas une expérience dont je suis le principe et l'origine. Face à l'autre l'initiative d'un rapport ne me revient pas . Effectivement, je vise la forme, la plasticité du visage comme un objet de connaissance mais le visage pour Levinas est plus que la forme, il est la présence même du qui en face de moi. Il est sa singularité même qui échappe à mes catégories. Ce qui m'apparaît dans le visage ne vient pas de moi.

A. Zielinski dit du visage, manifestation d'autrui, qu'il est une apparition sans cause ni origine extérieure à elle-même [...] an-archique, sans causalité antécédente. »97(*)

En ce sens, le rapport qui s'instaure dans l'apparition du visage n'est pas un rapport d'égalité ou le Même comprendrait l'autre. Il implique une transcendance radicale dans laquelle non plus seulement idéalement mais concrètement, réellement, « l'ideatum dépasse l'idée. »98(*)

L'autre demeure dans son visage plus que ce que je vois. Mais ce plus ne me demeure pas néant inatteignable. Ce plus m'apparaît, ou plutôt il me vise. Il y a dans cette expérience un renversement de la relation. La ou, dans la connaissance l'objet est visé par moi, dans la relation de désir au sens levinassien, la relation éthique ( qui certes n'est rendu possible que par la présence en moi, découlant d'une passivité originaire, de l'idée d'infini ), l'autre me vise et me parle. Indépendamment de ma volonté mais faisant l'expérience de ma passivité face à la transcendance d'autrui, j'éprouve concrètement l'infini non en moi mais en face de moi, séparé.

Cependant l'infini du visage n'est pas une négation du moi de même que nous le verrons, l'obligation à la responsabilité n'est pas une négation de la liberté. Pour Levinas la transcendance et la métaphysique ne sont pas compatibles avec la négativité. Nier l'autre est précisément l'apanage du Même qui se présent comme opposé à l'autre avec le souci de tout ramener à lui. « L'altérité d'un monde refusé n'est pas celle de l'Étranger mais de la patrie qui accueille et protége. L'apparition du visage face à l'autre qui, soumis à une volonté du Même aboutit à la Guerre et à la négation, ouvre cependant en premier lieu à une relation entre deux termes. L'apparition du visage rend possible une relation « qui ne mène pas au nombre ou au concept » 99(*), mais qui maintient une transcendance absolue.

b) le discours: le Dire du Dit

La question se pose alors; en quoi consiste cette relation ou le moi fait face à plus que la forme du visage, plus que ce qu'il peut comprendre? Autrui apparaît comme transcendant et comme le corollaire de l'idée d'infini dans le sens ou, là ou les objets s'offrent à nous comme objets de compréhension, objets soumis, autrui ne se soumet pas, ne laisse pas la mainmise du sujet s'appliquer sur lui. Autrui est expression. La relation entre autrui et moi se passe dans le discours. « Mieux que la compréhension le discours met en relation avec ce qui demeure essentiellement transcendant. »100(*)

Apparaît ici pour la première fois un terme fondamental et nécessaire à la relation éthique, la notion de discours. La relation avec l'autre est discours au sens le plus propre du terme. Il n' y a avec les autres objets du monde pas de discours possible. De même les monologues ne sont des discours que dans le sens ou l'on s'écoute parler. Et même là il ne s'agit que d'une illusion ou l'orateur n'est autre que l'auditeur. Mais même encore plus, le discours de soi à soi n'est que même parce qu'il n'est qu'un ensemble de dits, de concepts. Or c'est la différence majeure qui apparaît dans le discours de la relation éthique et qui accompagne nécessairement la transcendance d'autrui. Dans le discours d'autrui, ce qui compte n'es pas ce qu'il dit et ce que j'en comprends. Il n y a là rien qui soit spécifiquement éthique. Ce qui est important et manifeste concrètement la transcendance de l'autre, c'est son Dire, expression radicale précédent toute initiative du sujet, s'imposant à lui comme extériorité radicale à la raison non seulement dans son origine mais aussi dans son extension. Le Dire n'est pas conceptuel, il est éthique. Il n'est pas réductible à ma conscience, il la déborde de façon infinie. Cette transcendance du Dire explose mes catégories et déjà est un appel éthique. Le visage est éthique parce qu'il est infini.

Mais ce discours, ce Dire n'est pas d'emblée à voir comme un commandement tyrannique. L'appel que lance le discours d'autrui, son Dire, nécessite un éclairage plus précis de ce que le Visage donne, de ce qu'est ce Dire du visage. Ainsi cet appel déjà mentionné et auquel l'on reviendra n'est pas ordre sur le mode d'un Dit, d'un énoncé obligeant à faire ceci ou cela, comme un maître l'exigerait d'un serviteur, un chef d'un subordonné. En effet le visage n'est pas d'abord une force d'opposition pour Levinas qui viendrait contrecarrer et briser la totalité du Même par une volonté du même type

2) Le visage comme dénuement

Ce qui apparaît dans le visage d'autrui est ce qui résiste à toute tentative d'objectivation et de compréhension. En ce sens, le visage est plus que la forme, que tout ce que l'on peut objectiver d'autrui: la condition sociale, l'age, les caractéristiques psychologiques, etc.... Levinas nous dit que «  par le visage l'être n'est pas seulement enfermé dans sa forme et offert à la main -il est ouvert, s'installe en profondeur et, dans cette ouverture, se présent en quelque manière personnellement. »101(*) Le Visage montre autrui dans ce qu'il a d'unique. En un certain sens, on peut dire que, si le visage montre plus qu'un objet, il en montre en fait moins. Le visage met autrui à nu. Il est un dénuement de la personne. Il est comme la phénoménalité de ce qui ne se réduit pas à un phénomène. Le visage présent tout ce que l'on ne peut trouver sur la carte d'identité. Il présente la personne dans sa singularité et sa nudité. Levinas n'emploie pas le propos de personne. Il oppose dans Éthique et infini tout ce qui relève de la personnalité d'autrui, tout ce qui fait de lui un personnage au visage qui est sens à lui seul, indépendamment d'autre chose qui le détermine.

Il serait intéressant ici de mettre en parallèle la pensée de Levinas avec l'origine même de la notion de personne qui, précisément, renvoie au terme grec prsonon, en latin persona qui désignait « originellement chez les grecs le masque que portaient les acteurs de théâtre, ce qui leur permettait de montrer l'unité du caractère du rôle qu'ils jouaient dans l'ensemble de la représentation, et, peut-être, de servir de porte-voix ( d'ou l'étymologie latine per-sonare: parler à travers). »102(*) Cette définition issue de l'Encyclopédie philosophique universelle montre bien que le nom de personne ne renvoie pas d'abord à sa transcendance mais bien au contraire à sa représentation. Si cependant l'usage du mot s'est précisé pour designer non seulement ce qu'on en voit mais ce qu'elle est - le personnalisme se fonde sur cette notion pour défendre la valeur irréductible de l'être humain - Levinas parle à raison de personnage pour designer ce qui se présente en autrui et que le moi peut ranger sous des concepts.

Le visage fait sens à lui seul dans le sens qu'il ne présente pas autre chose que lui-même c'est à dire l'incontenable, ce qui nous mène au-delà . Si Levinas emploie le visage pour designer ce dénuement de l'être du visage, c'est dit-il parce que le visage est l'endroit du corps ou la peau est la plus nue et la plus dénuée. Cela est vrai à un niveau physique mais également psychologique. Levinas parle d'une pauvreté essentielle du visage: « la preuve en est que l'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. »103(*) Pour Levinas, cette pauvreté est originaire. Elle précède les masques, le personnage. Il y a un paradoxe dans cette nudité. Le visage se présente à nous d'une façon singulière et unique. L'objet de connaissance, les objets du monde s'offrent au regard du sujet pour lui être assimilé. Le visage s'offre en un sens aussi sans défense; il peut être violenté. Levinas, d'une certaine façon montre une connaturalité de l'objet connu et d'autrui dans le rapport de violence qu'ils peuvent subir de la part du sujet. « est violent pour Levinas toute action ou l'on agit comme si l'on était le seul à agir: comme, si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir l'action[...] Presque toute causalité est en ce sens violente: la fabrication d'une chose, la satisfaction d'un besoin, le désir et même la connaissance d'un objet. La lutte et la guerre aussi ou autrui est recherché dans la faiblesse qui trahit la personne. »104(*) Levinas fournit ici une formulation du mal moral et de la haine assez claire: agir envers l'autre de telle façon que sa faiblesse devienne l'objet de notre domination. Le mal n'est pas ici le non respect de la dignité de l'autre mais de sa faiblesse et de son indigence pour Levinas.

L'autre se présente à nous dans une indigence, il s'offre à nous avec la possibilité que l'on puisse répondre à cette présentation par un meurtre, par une violation de cette pauvreté d'autrui. Un abus de pouvoir.

Mais s'il semble y avoir connaturalité entre autrui et l'objet selon qu'ils s'offrent à la violence, la différence qui permet d'échapper au paradoxe est cependant fondamentale pour Levinas: les choses se présentent à l'être mais elles ne se présentent pas personnellement. Les choses ne se mettent pas à nu devant l'être puisque leur forme est leur être. Les choses n'offrent pas de visage. « Ce sont des êtres sans visage. »105(*)

Et « en même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. »106(*)

3) L'appel et le commandement

Cette dernière phrase de Levinas n'est pas à comprendre comme signifiant la relation éthique comme relation de puissance à puissance, on l'a déjà montré. L'altérité d'autrui ne se présente pas comme négation du moi. Elle ne le peut pas, du moins au sens ontologique. Plus qu'un fait qui s'impose à ma liberté et m'esclavagise, elle m'appelle.

Ici il est vrai que le visage chez Levinas est explicitement déclare comme me commandant, m'obligeant. De même, Levinas développe la responsabilité du pour l'autre comme une mise en otage du sujet. C'est une des critiques que formule à l'encontre de Levinas Michel Haar pour qui le sujet (chez Levinas) est «  assigné, accusé, constamment appelé à répondre d'une culpabilité sans faute. »107(*) On reviendra à cette critique de Michel Haar de façon plus détaillée dans un chapitre ultérieur.

Le projet de Levinas, selon ce que lui-même en dit, est non seulement de montrer que la justice, contrairement à ce qui soutient tout le projet ontologique de la modernité, précède la liberté et que l'autre l'emporte sur le moi mais également de montrer que la responsabilité envers autrui ne détruit pas la liberté mais la justifie. Il convient d'éclaircir le terrain de sa pensée pour voir qu'il ne s'agit pas d'incohérences philosophiques.

On peut dire d'une certaine façon avec Levinas que le premier fait de l'apparition d'autrui c'est de mettre en question ma liberté. Cependant cette mise en question ne se fait pas, et c'est la distinction qui permet d'éclairer toute un série de notions qui pourraient prêter à confusion, sur un plan ontologique mais sur un plan éthique. L'éthique se présente ici comme un sur-être et il n'est pas interdit à l'extraordinaire, pour Levinas, de la responsabilité pour autrui, de flotter au-dessus des eaux de l'ontologie. »108(*)

Levinas dit que le visage met en question ma liberté comme meurtrière et usurpatrice. « Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constitue la vision même du visage »109(*) Face au visage qui s'offre dans un dénuement mais aussi dans un appel à ne pas tuer, le sujet se découvre comme pouvant user de sa liberté contre l'autre et non pour l'autre. La relation éthique est le lieu ou l'être découvre sa liberté comme la capacité potentielle de faire le mal. Mais l'interdit que présente le visage et qui se dessine derrière sa plasticité, à l'extérieur, empêche le meurtre. Tout du moins le visage tel qu'il apparaît à autrui se révèle comme sens, comme signification Il parle, « quel que soit le comportement des personnes. Son message est celui de la conscience morale. C'est dans la nudité de son extériorité derrière laquelle il n y plus rien, qu'il manifeste sa transcendance. »110(*)

Le dénuement du visage me requiert comme un ordre de mobilisation inexorable. L'ordre que donne le visage n'est pas à concevoir sur le mode de la loi. En effet, face à la loi, on peut résister: il y a rapport de forces et l'égalité demeure possible. Or dans la relation éthique, dans le face à face, il n'y a pas égalité mais transcendance. L'apparition de la transcendance d'autrui, de son visage est un moment hors égalité, presque apolitique pour Levinas. Dans ce face à face, le sujet n'est plus avec des lois ou des principes, avec le besoin, la satisfaction et la jouissance pour agir. Il y l'autre qui l'appelle et l'ordonne à la responsabilité. La présence de l'autre ouvre le sujet à une dimension de son être ou il est considéré comme perdant, comme dominé, comme passif. Il ne s'agit plus pour le sujet de parler mais de répondre. Ce commandement d'autrui met ma réponse au-delà de la pitié, selon Zielinski, mais également au delà de la recherche du bonheur ou de l'honneur. La pitié est encore un pouvoir exercé sur l'autre , une hauteur du sujet. Le visage me commande dans sa hauteur. Il m'échappe et réduit à néant mes capacités d'initiative. Et cela n'est pas sur un plan objectif ou ontologique mais éthique: « Si la résistance au meurtre n'était pas éthique mais réelle, nous en aurions une perception [...] nous resterions dans l'idéalisme d'une conscience de la lutte et non pas en relation avec Autrui »111(*) Ce commandement du visage est « résistance de ce qui n'a pas de résistance. »112(*) du fait de sa transcendance.

* 92 EI, p.77

* 93 EI, p.77

* 94 TI, p.203

* 95 TI, p.211

* 96 J. Derrida, L'écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, pp. 144-146.

* 97 Zielinski, p.104

* 98 TI, p.40

* 99 TI, p.211

* 100 TI, p.212

* 101 DL, p.22

* 102 J.F Robinet, « Personne », Encyclopédie philosophique universelle, PUF, 1998, p.1913

* 103 EI, p.80

* 104 DL, p.20

* 105 DL, p.22

* 106 EI, p.80

* 107 Michel Haar, «  L'obsession de l'autre, l'éthique comme traumatisme » Cahiers de l'Herne, Emmanuel Levinas,, l'Herne 1991, p.450

* 108 AE, p.220

* 109 DL, p.22

* 110 Fevre, p.115

* 111 TI, p.217-218

* 112 TI, p.217

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille