III.4. Le gouvernement civil et la communauté
ecclésiastique
C'est dans Le pouvoir civil et ecclésiastique
(1673-1674) que J. LOCKE traite de cette question. Il compare les deux types de
société et les fins qui leur sont respectivement
assignées. Il pense que « la fin de la société
civile est la jouissance
présente de tout ce que recèle ce monde-ci ;
la fin de la communauté ecclésiale est l'espérance future
de ce qui nous est destiné dans un autre monde »86.
Ainsi, les biens qu'a pour mission de gérer la société
politique relèvent fondamentalement de la propriété
indivise, allouée à tous, tandis que ceux de la communauté
ecclésiastique sont, par définition, des biens privés. Car
dans la société politique, les biens de chacun sont liés
à ceux de tous les autres et en dépendent toujours en quelque
manière. Alors que du point de vue de la communauté religieuse,
les affaires de chacun sont séparées et chaque individu subit,
seul, les conséquences fâcheuses de ses actions, ses propres
péchés. Poursuivant son argumentation, il estime que la plupart
des hommes sont un jour ou l'autre, appelés à expérimenter
l'une ou l'autre société.
Mais, c'est la L.T. qui constitue sa contribution la
plus significative à cette question de la praxis politique et de la
praxis religieuse. En distinguant le gouvernement civil de la communauté
ecclésiale, J. LOCKE ne nie pas l'existence de Dieu. Bien au contraire,
et à juste titre, il est convaincu qu'il existe un Législateur
Suprême, créateur de l'univers, auquel tous les hommes sont
soumis, et qui a édicté des lois au respect desquelles doivent
satisfaire les entreprises de toutes ses créatures, dont l'homme. J.
LOCKE recourt ici à l'argument du dessein de Dieu ou de la loi de nature
développé dans l'Essai sur la loi de nature (1664) et le
T.G.C. On retrouve une excellente présentation de cet argument
chez James J. TULLY87. La distinction du gouvernement civil de la
communauté ecclésiale répond fondamentalement à une
raison éthique et des compétences propres que se partagent le
magistrat et le ministre du culte : « afin de ne pas justifier la
politique par la religion et vice versa » (ci-dessus page 27 note 47
et la sous-section suivante).
III.5. Originalité de la nouvelle perspective
éthique et politique
J. LOCKE développe une anthropologie dont la force
singulière sert l'émancipation politique de l'homme. Non
seulement elle marque la naissance des sociétés civiles et de
l'Etat moderne, mais aussi et surtout, à travers elle, son auteur
inaugure une nouvelle tradition éthique et politique. L'Etat est
nécessairement un
86J. LOCKE, Le Pouvoir civil et
ecclésiastique, 1830, livre II, p. 111, cité par James
TULLY, LOCKE droit naturel et propriété, P.U.F., 1991,
p. 246.
Etat séculier, indépendant de l'autorité
théologique. Il a pour origine la volonté libre d'hommes
raisonnables que Dieu lui-même a faits capables d'autonomie et
obligés à leur propre bonheur. Nous trouvons ainsi, dans la
pensée de J. LOCKE, les premières ébauches de la
théorie de l'autorisation et celle du peuple raisonnable où tout
est à la gloire de l'homme. Non plus de l'homme métaphysique ou
universel comme le concevait DESCARTES (1596-1650), mais de l'homme concret,
qui par la vigilance de sa raison, est responsable, sur cette terre, de son
propre gouvernement. Toutes les conditions du libéralisme se trouvent
là rassemblées.
Toutefois, l'établissement du gouvernement civil, alors
même qu'il n'est pas consacré par un texte constitutionnel, doit
correspondre à la téléologie immanente de la loi
naturelle88. Et, l'idée même de gouvernement implique
la nécessité des lois fixes et écrites, connues de tous
par leur promulgation89 ; lois dont l'application est
scrupuleusement observée90 et qui obligent aussi bien les
gouvernants que les gouvernés. C'est donc par la médiation des
lois civiles que peuvent s'accomplir les prescriptions de la loi naturelle.
Autrement dit, c'est la loi qui prescrit à chaque objet la forme, le
mode et l'étendue de son action. L'aspect limitatif de la loi ne doit
plus dans cette optique, être perçu comme une contrainte, mais
accepté comme ce qui protège inévitablement des
marécages et précipices de ce monde. Le droit bien compris
consiste moins à restreindre un agent libre et intelligent, qu'à
le guider au mieux de ses intérêts, et ne commande qu'en vue du
Bien Commun91.
La loi n'a point pour fin d'abolir la liberté, mais de
l'accroître et de la conserver toujours. Elle est déduite de
l'ordre naturel des choses par la raison que Dieu a donnée aux hommes.
Elle prescrit à l'humanité le souci de sa
conservation92 et marque par son dispositif les limites que
l'autorité politique ne peut franchir sans déchoir. Les
sécessionnistes américains de 1776 et les constituants
français de 1789 ont su tirer parti de cette «re-fondation»
institutionnelle. Il en est de même des
87James TULLY, Op. Cit., pp. 69-76
88J. LOCKE, T.G.C, GF-Flammarion, 1992,
chapitre XIV : De la prérogative, § 168, pp. 268-269.
89Idem, Chapitre IX : Des fins des
sociétés politiques et des gouvernements, § 131, p. 239 ;
Chapitre X : Des diverses formes des sociétés politiques, §
136, pp. 244-245 et § 137, pp. 245-246.
90Idem, Chapitre XIX : De la dissolution des
gouvernements, § 219, pp. 303-304.
91Idem, Chapitre VI : Du pouvoir paternel,
§ 57, pp. 184-185.
visées représentatives et constitutionalistes dont
se réclament la plupart de nos démocraties actuelles.
Autrement dit, dans le message de J. LOCKE, il y a tant de
promesses, d'horizon heureux ! Avant nous, le XVIIIème
siècle l'avait déjà compris en faisant de son
T.G.C., la Bible politique du siècle nouveau.
Le régime constitutionnel qui s'installait en Angleterre en 1688/89, se
réclame de ses idées. Il en est de même pour la France des
Lumières et les Anglais de l'autre côté de
l'Atlantique. Pierre COSTE n'a pas eu tort de présenter LOCKE comme le
« maître à penser des temps nouveaux »93
. L'influence de J. LOCKE sur J.J. ROUSSEAU, MONTESQUIEU, E. KANT, A.
SMITH et même K. MARX sera considérable. Dorénavant, il est
entré dans l'histoire mondiale. Pour reprendre ce propos de Simone S.
GOYARD-FABRE, « la politique de LOCKE a beau porter la marque de son
siècle, elle recèle une actualité qui dépasse le
temps »94.
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