Chapitre VI. L'intuition lockienne d'une théorie
des droits de l'homme
VI.1. La mutation des obligations naturelles en droits
fondamentaux
Selon J. LOCKE, nous l'avons vu, l'exégèse
biblique et la loi naturelle appuient les deux propositions suivantes.
Premièrement, Dieu a fait don aux hommes du monde et de tout ce qu'il
renferme en qualité de propriété commune à tous.
Deuxièmement, la raison naturelle que ce dernier ait placée en
eux, leur fait connaître leurs droits d'user des biens du monde en vue de
leur subsistance et de leur confort. Ces propositions signifient, d'une part,
que le monde et ses biens appartiennent sous le même rapport à
tous les hommes. D'autre part, que chaque homme, en vertu du devoir naturel
à se conserver en vie et en bonne santé, est fondé
à garantir sa subsistance, en accédant aux moyens
nécessaires à cet effet. Dans l'esprit de J. LOCKE, ce droit
inclusif n'a d'autre finalité que la conservation du genre humain. La
propriété commune originelle est ainsi finalisée. C'est
cette finalité que nous retrouvons dans la lettre même du livre de
la Genèse cité par J. LOCKE pour conférer une
caution à sa thèse (cf. page 62, note 121 où nous avons
déjà cité ce passage).
L'auto-conservation et la conservation de l'humanité
dans son ensemble visent la réalisation du décret divin.
Autrement dit, elles visent la liberté de l'homme par rapport à
tout pouvoir terrestre. Cette liberté conditionne tout. J. LOCKE y
trouve l'essence même de la vie. Ainsi, celui qui s'attaque à la
liberté d'autrui, est capable de s'attaquer à la vie de ce
dernier127. A cet égard, la liberté et la vie sont des
attributs inaliénables. Aucun homme n'a le droit de se faire esclave,
moins encore de se donner la mort. La vie et la liberté doivent
être défendues contre toutes sortes d'agressions. Voilà
pourquoi dans l'état de nature, en l'absence d'un pouvoir
supérieur commis à cette tâche, chacun peut se faire le
garant de l'orthodoxie naturelle128. Dans l'état civil, ce
pouvoir de défendre la légalité naturelle, jadis
détenu par tous en commun est confié à un magistrat
public. J. LOCKE nous apprend que, l'on est en droit de se défendre
contre toutes sortes d'agressions. Même contre
celles venant d'un gouvernement que les hommes ont
eux-mêmes institué. L'obligation naturelle des hommes à
l'auto-conservation et l'obligation à la conservation du genre humain se
mutent en droits naturels à la conservation. Ainsi se justifient le
droit naturel à la vie, le droit naturel à la liberté, le
droit naturel à lutter contre toutes les formes d'oppression :
l'esclavage, l'exploitation, la torture, etc. Les hommes sont donc
fondés naturellement, et c'est aussi un devoir positif de se conserver,
de conserver l'humanité et enfin de protéger la liberté de
l'humanité dans son ensemble.
La conservation de la vie et la protection de la
liberté qui sont des droits naturels, passent selon J. LOCKE par la
subsistance. Donc par la propriété. Ce problème est
étudié dans le cinquième chapitre du T.G.C. Nous
souscrivons ici à l'interprétation de J. TULLY129 qui
respecte la lettre même du texte de J. LOCKE. Car, sensible à
l'ensemble hétéroclite couvert par le terme «
propriété » sous la plume de J. LOCKE, laquelle
n'annule pas la définition que nous avons déjà
donnée à cette notion (page 30, note 58, et page 62, note 121),
et que nous réitérons ici : « les actions, les
possessions, et la personne ». Autrement dit, ce qui appartient en
propre à un individu et auquel nul autre que lui-même n'a
accès. C'est un droit que l'on possède sur quelque chose et sur
soi même qu'on ne peut vous enlever sans votre consentement.
C'est ainsi que les actions d'un agent libre sur l'«
indivis originaire » lui appartiennent et constituent sa
propriété. Parmi ces actions, le travail. C'est par lui que se
réalise le devoir de conservation dans ce sens qu'il produit les biens
nécessaires à la subsistance. C'est lui également qui
introduit la différence entre cet « indivis originaire
», et ce qui n'est plus commun à tous :
« Tout ce qu'il (l'homme) a tiré de
l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui
seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son
industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a
été acquis par cette peine et cette industrie, surtout, s'il
reste assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes f...] Je demande
donc quand est-ce ces choses qu'il mange commencent à lui appartenir en
propre
? [...] Le travail qui est mien mettant ces choses hors de
l'état commun où
elles étaient, les a fixées et me les a
appropriées »130.
L'appropriation privée de cet « indivis
» par le travail commence dès l'état de nature.
L'entrée en communauté politique ne l'annule pas. Au contraire,
en son sein, elle se complexifie avec l'invention et l'adoption de la monnaie.
Avec l'usage de la monnaie qui lève la limitation à toute
appropriation privée des biens de la nature, certains y ont vu la
montée de l'individualisme possessif. En d'autres termes, les
débuts et l'apologie du capitalisme. C'est méconnaître la
signification de la pensée politique profonde de J. LOCKE. Car
notons-le, à cette appropriation privée illimitée, LOCKE a
toujours assigné des limites de deux ordres131.
Primo, il faut qu'il y ait des biens en quantité suffisante et
de bonne qualité pour les autres qui sont restés en dehors du
processus d'accumulation. Pour que celle-ci ne crée pas de situation de
pénurie. Et secundo, il faut que chacun soit en mesure de
consommer toute sa production et que rien ne se corrompt. Car ce sera
enfreindre à la loi de nature. Ce qui n'est pas sans sanctions
naturelles et positives. Le créateur n'a pas fait don du monde à
l'homme pour que celui-ci le détruise inutilement.
On reconnaît ici le droit de chaque homme à
accéder aux moyens indispensables à sa survie. Et pour ceux qui
sont dépourvus, de réclamer à la société
leur part de biens pour leur survie et l'épanouissement de leur
personnalité. A travers cette théorie de la
propriété, il est question pour J. LOCKE de déterminer les
droits de l'individu en matière de possession. Il est également
question de définir les rapports entre propriété commune
originelle du monde et appropriation privée des biens du monde d'une
part, et de déterminer le droit individuel en matière
d'autodétermination de chacun sur sa propre personne d'autre part.
Au-delà, c'est une spécification du statut des biens des citoyens
et du citoyen face au magistrat civil.
A partir des simples obligations naturelles au départ,
nous voici arrivé aux droits naturels qui sont également valables
dans la communauté politique. L'entrée des hommes en
communauté politique ne contredit pas les droits naturels.
Bien au contraire, c'est pour permettre qu'ils soient
davantage respectés. Ils y acquièrent en dernier ressort, le
statut de droits. Dorénavant, il est possible de les défendre et
de les réclamer quand on en est privé. Pour J. LOCKE, ils
représentent les droits fondamentaux, dont l'absence ou la privation
font que l'homme vive en deçà de l'humanité. Mais comment
se faire reconnaître et attribuer ces droits ?
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