I.2. Les fondements philosophiques
I.2.1. L'anthropologie des doctrines du contrat social
L'idée de « contrat social »
s'oppose à la thèse naturaliste de l'origine des
sociétés civiles et de l'autorité politique. Elle est la
pierre angulaire de la réflexion philosophico-politique. Son origine est
très controversée13. Certains la situent dans la
Bible, qui a considérablement influencé J.
LOCKE14. Ils y trouvent une relation scellée par un
engagement indissoluble dans la distinction des partenaires qu'elle relie :
Dieu et l'homme. D'abord avec NOE après le
Déluge15, ensuite avec ABRAHAM16 et enfin
avec MOÏSE et le peuple rassemblé au pied du mont
Sinaï17. D'autres dans l'illustre civilisation
égypto-mésopotamienne avec le très célèbre
Code d'HAMOURABI (XVIIIème siècle av.
J.-C.)18. D'autres encore dans l'antiquité grecque.
Essayons de remonter aux sources de cette intuition. Nous allons voir ce
qu'il en est chez les païens grecs, ensuite la métamorphose dans
l'Occident chrétien médiéval, et enfin, son paroxysme dans
la renaissance et la modernité occidentales avec des possibilités
d'en évoquer les persistances de nos jours.
I.2.2. La pensée grecque païenne
Au Vème siècle avant JESUS-Christ les
Grecs19 s'interrogeaient déjà sur le fondement du fait
politique et juridique : l'existence des lois et des constitutions, la
jurisprudence et les tribunaux, etc. Avec le mouvement philosophique
initié par SOCRATE (vers 470-3 99 av. J.-C.) et celui des sophistes,
pareille réflexion connue son
13Sur cette controverse, voir l'excellent ouvrage de
S. GOYARD-FABRE, L'Interminable querelle du contrat social, Edition de
l'Université d'Ottawa, 1983.
14Rappelons de mémoire que, LOCKE a
été destiné par ses parents à la
cléricature. A Christ Church, il a suivi une formation à
cet effet, avant de se réorienter en médecine. Dans ses
traités politiques de 1690, il cite abondamment les Saintes
Ecritures.
15E.B.J., Genèse IX, Cerf/Verbum
Bible, 1988.
16Idem, Genèse, XV, 17.
17 Idem, Exode, XXIV.
18Nous renvoyons à F. DUMAS, La
Civilisation de l'Egypte pharaonique, Arthaud, 1965, p. 190. Egalement S.
GOYARD-FABRE, Op. Cit., Introduction, p. 22.
19SOPHOCLE dans ces tragédies, Antigone
par exemple, s'interroge sur la nature des lois. Lorsque par exemple CREON
condamne ANTIGONE pour avoir inhumé son frère en dehors des
prescriptions édictées par la loi, celle-ci lui répond
qu'elle a agit conformément aux lois immuables qui émanent du
Ciel.
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20ARISTOTE, La Politique, T I, Livre I, 1253a
2, Vrin, 1962, pp. 28-29.
21Idem, Livre I, 1253a 2p. 30.
22PLATON, La République, Livre II,
359a, GF-Flammarion, 1966, pp. 108-109.
23PLATON, Protagoras, 337a-338b in
Protagoras, Euthydème, Gorgias, Menexène, Menon,
Cratyle, GFFlammarion, 1990, pp. 68-69.
apogée et, certainement aussi, son plus haut point de
systématisation. Deux écoles s'affrontent : les tenants du
naturalisme et ceux du conventionnalisme.
Selon les promoteurs de la première école,
HESIODE (vers la fin du VIIIème siècle av. J.-C.) et
HERACLITE (vers le VIème siècle av. J.-C.) par
exemple, les lois ont une origine divine. ZEUS en est l'auteur tout comme la
société. Dans cette même optique, la constitution que donna
LYCURGUE (entre le XIème et le IXème
siècle av. J.- C.) à Sparte lui fut dictée par Dieu.
ARISTOTE (3 84-322 av. J.-C.) d'ailleurs ne s'en démarquera pas, selon
la tonalité de ce passage de La Politique20
où, reprenant l'intuition présocratique, il s'oppose aux
sophistes, partisans du conventionnalisme. La famille, les normes et la
cité estime-t-il, sont au nombre des réalités qui existent
naturellement. Voilà pourquoi « l'homme est un animal
raisonnable » par nature. Ainsi, l'homme sans cité est soit un
apatride, soit un être dégénéré, soit encore
au- dessus de l'humanité. La cité ne résulte pas d'une
convention qui s'opposerait à la nature. Les citoyens ne sont pas, comme
le pensait GORGIAS (vers 487-vers 380 av. J.-C.), fabriqués en
séries par l'Etat comme les artisans fabriquent les
vases21.
Les sophistes, en lesquels nous avons reconnu le courant
opposé, avaient établi une antithèse entre la nature et la
loi. Celle-ci signifie clairement que tout ce qui est coutume, loi ou
convention, ne fait pas partie de l'ordre naturel des choses, et n'existe qu'en
vertu de l'opinion convenue entre les hommes, dont il n'y a pas de traces dans
les choses naturelles22. A cet artifice de la loi, se joint une
explication génétique de la société civile.
D'où, vivre selon la nature est une hérésie. La nature est
violente, désordonnée et imparfaite, il faut corriger ses
imperfections afin de bien vivre23. L'existence et l'ordre dans la
cité reposent sur une opposition à cette dernière. De
façon génétique, structurelle et institutionnelle, la
cité est le résultat d'un pacte. Les institutions ne s'imposent
qu'en vertu d'un commun accord passé entre les hommes. Nous voici ici
sur une piste qui nous amène à assimiler les sophistes aux
pionniers de l'idée de « contrat social ».
24PLATON, OEuvres, T I, Criton,
51 a, b, c & e, les Belles Lettres, 1920, pp. 227-229. Le citoyen (SOCRATE)
est lié à la cité par un pacte tacite, le pacte civil. Il
s'est mis en accord avec les lois pour faire ce qu'elles ordonnent. D'où
la tentative d'évasion de prison proposée par CRITON est
rejetée par celui-ci, parce que considérée comme un acte
incivique.
25S. GOYARD-FABRE, L'Interminable querelle du
contrat social, Edition de l'Université d'Ottawa, 1983, p. 39.
26TITE-LIVE, Histoire romaine, cité par PUFENDORF,
Droit de la nature et des gens, « B.P.P.J.
» du Centre de philosophie politique et juridique de
l'Université de Caen, 1987, Livre VII, Chapitre III, § 01.
Certes, ce sont les sophistes qui ont le plus marqué le
conventionnalisme antique. Mais il n'en demeure pas moins que l'on retrouve
également cette même idée dans certains dialogues de
PLATON24 (428-348 av. J.-C), chez les Epicuriens25 et
même chez certains auteurs romains de l'époque impériale
comme l'atteste ce passage : « L'autorité ne tire son origine
que du consentement de ceux qui s'y soumettent »26.
Comme nous pouvons le constater, s'il est possible de parler
des origines grecques de l'idée de « contrat social
», il faut le dire, c'est une attitude qu'il faudra adopter avec
beaucoup de circonspection. Car, il y a encore des écueils dans cette
conception. Elle n'échappe pas à l'antithèse nature/loi et
à l'ontologie que ces concepts supposent. Aussi, est-elle davantage
développée comme une éthique politique que comme une
science du politique. Enfin, il manque encore la thématique qui pose
l'individu et l'Etat comme deux extrêmes, entre lesquels il faut
établir un lien. Ce qui n'empêche pas que les deux thèmes
de conventionnalisme et d'individualisme qui domineront la doctrine du contrat
social à l'époque moderne puissent se réclamer d'un
lointain enracinement dans la philosophie grecque.
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