IX.1.3. Le message coranique
D'entrée de jeu, il convient de rappeler que le rapport
de l'islam aux droits de l'homme constitue un véritable problème.
Nous faisons l'économie de cette polémique et de
l'idéologie qu'elle sous-entend152. Nous nous contentons de
rechercher dans l'islam les conditions théoriques de possibilité
d'une philosophie des droits de l'homme. C'est-à-dire la reconnaissance,
l'exacte nature des choses et de l'homme, puis l'aptitude de la raison humaine
à la découvrir, et enfin, la possibilité d'en
inférer des normes. En d'autres termes, nous interrogeons l'islam sur le
statut de l'homme, sur la place, le rang qu'il lui accorde, afin de conclure
s'il intègre ou non la théorie des droits de l'homme. Nous nous
limitons pour ce faire, à la pensée sunnite, qui nous est
familière.
Sur le statut de l'homme, le point de vue sunnite n'est plus
un mystère pour personne depuis le IXème siècle
ap. J.-C. (IIIème siècle de l'Hégire). Il est
le couronnement d'une controverse qui oppose deux courants sur
l'herméneutique coranique. Nous citons l'interprétation
rationaliste, ta 'wil, qui s'identifie au mu'
tazilisme et l'interprétation littérale
hassiyya, la position orthodoxe qui est en passe de devenir la
position officielle de l'islam en matière des droits de l'homme.
Consécutives à cette controverse, des disciplines virent
même le jour. Respectivement le 'ilm al-kalâm et le
'ilm al-hadith. Mais, ce sont plus les thèses
développées par le premier courant qui nous
intéressent.
Le mu 'tazilisme soutient les thèses de la
rationalité de Dieu et celle de la liberté de
l'homme153. Ces thèses expriment leur second principe,
relatif à la justice divine : adl. Ce principe conduit à
concevoir Dieu comme l'Etre Suprême, nécessairement juste, et qui
agit toujours en vue d'une fin ultime, le al-aslah : le meilleur et le
plus utile épanouissement de l'homme. Comme nous le voyons, il existe
chez les sunnites, une loi qui gouverne et anime l'univers. C'est cette
même loi que saint THOMAS d'Aquin découvrira et désignera
au XIIIème siècle ap. J.-C. (VIIème
siècle de l'Hégire) par la lex aeterna. Celle là
même que les Stoïciens, plusieurs siècles avant, assimilaient
à une tension qui parcourait l'univers et l'orientait vers une
fin154.
Il ressort que Dieu ne peut agir que justement et les hommes
peuvent choisir entre le bien et le mal, leur libre arbitre, la condition de
leur responsabilité. Or, tout choix présuppose l'aptitude
à le réaliser ; ce qui nous conduit à admettre que l'homme
peut qualifier les êtres, les actions de beaux/laids ou bonnes/mauvaises.
Donc, en elles-mêmes, les êtres contiennent de la valeur que la
raison humaine est à même de découvrir. Les décrets
divins ne sont donc pas la cause de la valeur des êtres, ils sanctionnent
plutôt une valeur des choses déjà là.
C'est-à-dire, antérieure à la révélation
dans la nature des êtres ou des choses.
Il y a donc une nature des choses, une loi naturelle
médiatisée par les êtres eux-mêmes, et qui est
accessible à l'homme par sa raison et son intelligence. Cette
thèse, qui est en fait le point de vue des théologiens
rationalistes, les mu 'tazilites, est communément admise par
les sunnites puisqu'elle tire ses origines du Coran
lui-même155. De telles prémisses, il est possible de
déduire une théorie des
156S. LAGHMANI, Article cité, in G. COGNAC
& A. ABDELFATAH (dir.), Op. Cit., p. 55.
157Idem, pp. 52-54. Egalement, Y. B. ACHOUR,
Article cité, in Y-J. MORIN (dir.), Op. Cit., pp. 164-166
droits de l'homme. Ces prémisses auraient
été à cette théorie, ce que la pensée de
saint THOMAS a été à la philosophie moderne occidentale.
C'est à dire, sa condition théorique de possibilité. Ceci
est l'islam que rien ne sépare de la théorie des droits de
l'homme, l'islam humaniste :
« Le «ta 'will», le
retour au sens cher aux «mu 'tazilites», n'est possible que
parce qu'ils considèrent que le Coran ne crée pas la valeur mais
qu'il se limite à la consacrer, qu'il ne crée pas la
vérité mais qu'il se limite à la dire. L'homme peut poser
la question du pourquoi et du comment. Répondant au pourquoi, l'homme
découvre la fin de la règle et la fin de la règle est
supposée être la meilleure pour l'homme «al-aslah».
Il peut dire que le Coran ne pouvait au Ier siècle de
l'Hégire interdire l'esclavage mais il y tendait, il peut dire que
l'égalité est la fin de l'établissement des statuts de
l'homme et de la femme et que le moyen peut être transformé [...]
En tout cela, le «mu 'tazilite» se
référera à la nature des choses et mettra en oeuvre sa
raison pour atteindre ce qu'il suppose être la fin ultime de l'Islam : le
mieux pour l'homme »156.
Au lieu de bénéficier d'un sort plus noble, les
mu 'tazilites furent taxés d'apostats, et leur rationalisme
assimilé à l'athéisme. D'où les persécutions
au profit de la première tendance, au pouvoir et s'érige en
orthodoxie157. Celle-ci est un strict volontarisme divin, le dogme
de l'absolue liberté de Dieu, de la totale soumission de l'homme
à cette volonté et de la totale incompétence de la raison
et de l'intelligence humaines dans l'intellection du dogme.
L'homme n'est pas le référent des normes qui
s'appliquent à lui, il n'en est que l'objet. Ce n'est pas en raison de
sa nature que de telles règles sont posées, mais uniquement par
la volonté de Dieu. C'est la position de l'islam traditionnel, donc
officiel qui ne considère l'homme que comme l'esclave d'une
volonté divine absolument libre. De cet islam, aucune théorie des
droits de l'homme n'est possible, pour la simple raison que l'homme y est
absent. La volonté divine étant absolument libre, aucune lex
aeterna n'est concevable, moins encore une lex naturalis. La
lex naturalis et la lex aeterna constituent des limites
à la sacro-sainte puissance d'ALLAH. La nature des choses n'existe pas ;
l'homme ne peut pas la découvrir. Un droit de la nature paraît
absurde :
« En somme, la théologie islamique orthodoxe
n'admet pas l'existence d'un droit naturel, soit d'un droit issu de la nature
et la raison, et comme tel
158CHAFIK CHEHATA, cité par Y. B. ACHOUR,
Article cité, in Y-J. MORIN (dir.), Op., Cit., p. 166.
indépendant de la révélation et des
dogmes religieux. Si DIEU l'avait voulu, répètent à
satiété les théologiens, il aurait inspiré à
son Prophète une loi toute
différente qui serait tout autant juste que celle qui
est prescrite »158.
C'est cette orthodoxie qu'aujourd'hui on identifie à
l'islam, alors qu'elle n'en a été en réalité qu'une
lecture. Elle est antinomique à la théorie des droits de l'homme,
donc, des droits naturels. L'homme n'a pas de droits, de sa nature on ne peut
inférer aucune norme, une théorie des droits de l'homme est
impossible. Dans cette perspective, il n'est possible de concevoir des droits
de l'homme que, comme des droits attribués par la bonté d'un Etre
Suprême, mais non en raison de la nature humaine.
L'homme au sens stricte, n'est pas sujet de droit. La seule
science en l'honneur désormais c'est le Fiqh : connaissance des
jugements divins concernant les actions des humains. Le Fiqh est
connaissance de la Shari'a, c'est-à-dire, la voie du salut que
Dieu a révélée aux hommes, elle comprend et dépasse
le droit dans son sens moderne, c'est une sorte de théologie pratique.
Il est donc impérativement interdit de se donner des libertés
vis-à-vis des droits de l'homme consacrés par Dieu ; on ne peut
ni ajouter, ni adapter. On s'interdit également de les historiciser. Les
règles et mécanismes de leur protection ne peuvent pas être
soumises à la loi de l'évolution.
Comme nous pouvons le constater, dans les deux cas,
c'est-à-dire, dans celui des théologiens rationalistes aussi bien
que dans celui des théologiens fidéistes de l'islam, l'on arrive
aux droits de l'homme. Soit, ce sont des droits que l'on détient par
nature, soit ce sont des droits attribués par le canal de la
volonté divine, le Créateur Suprême.
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