IX.2. L'expérience des cultures non
occidentales
IX.2.1. Les cultures africaines
Partout où ils existent, les hommes sont mus par des
postulats philosophiques qui orientent leurs actions dans toutes les
sphères de la vie. C'est aussi le cas de l'Afrique pré coloniale.
Ces peuples avaient des conceptions de valeurs sur lesquels reposaient leurs
systèmes juridiques positifs à partir desquels il
est possible de dériver une théorie des droits
de l'homme. Certes, c'est un fait que la connaissance de ces systèmes
juridiques reste problématique. Il n'existe que des études
fragmentaires ou enquêtes plus ou moins contestables à ce sujet.
Les chercheurs ayant consacré leurs temps à d'autres aspects de
la réalité sociale. Voilà pourquoi ces systèmes ne
sont pas connu ou encore sont très mal connu, tant sur le plan
théorique que sur celui des droits de l'homme qu'ils consacrent.
Mais il n'en demeure pas moins que les ancêtres
africains ont formulé des normes juridiques dans des systèmes
cohérents, pour la plupart oraux. C'est le constat qu'il est possible de
faire à l'examen de certains aspects constitutifs de l'anthropologie
négro-africaine. Par exemple, le cas des arrêts de justice rendus
par les tribunaux coutumiers et aussi de la terminologie des traditions de ces
différents peuples. Ce sont là, de précieuses indications
qu'il importe d'analyser, afin de voir dans quelle mesure les traditions orales
africaines, annoncent certains droits fondamentaux de la personne,
implicitement ou explicitement reconnus159. Les
contributions160 de TSHIAMALENGA NTUMBA, de S.
MBONYINKEBE et de MUKENGENDIBU qui nous paraissent très significatives
à cet effet.
Dans l'anthropologie Luba par exemple, ce que l'on
appelle «l'autre je» qui s'oppose à «moi» n'est pas
vu sous le signe de l'altérité, mais sous celui de la
communication originaire entre tous les hommes161.
C'est-à-dire que l'homme qui se manifeste à «moi»,
n'est pas autrui, altérité, «un autre moi», mais bien
plutôt, un muntunanyi, c'est-à-dire
«l'homme-avec-moi''162. C'est un être engagé
originairement à être mon partenaire et mon allié. Dans ce
sens, il correspond à tout homme en tant qu'il est mon égal,
qu'il est de la même origine que moi ; en tant que
159Nous sommes conscients du fait que quelques
lexèmes, aphorismes et les arrêts de tribunaux
épinglés dans une culture, à défaut des textes
suffisamment élaborés sur une question philosophique ne suffisent
pas en eux-mêmes pour restituer une philosophie qui serait commune
à cette culture. Conscients de ce fait, nous soulignons que notre
préoccupation n'est pas de restituer une philosophie africaine des
droits de l'homme, mais, un essai de construction de celle-ci.
160TSHIAMALENGA NTUMBA, «Les droits de l'homme
dans la tradition éthico-anthropologique «Luba». Essai de
construction analytique», pp. 301-311 ; de S. MBONYINKEBE, «Jalons
pour une véritable promotion de la personne en Afrique» pp. 329-337
et de MUKENGE-NDIBU, «Droits de l'homme et philosophie dans l'Afrique
traditionnelle et actuelle», pp. 245-261 ; Toutes, dans COLLECTIF,
Philosophie et droits de l'homme, les actes de la
5ème semaine philosophique de Kinshasa, du 26 avril au
1er mai 1981, Faculté Théologique de Kinshasa,
1982.
161Les Luba : peuple (ethnie) du Congo
Démocratique, ex-Zaïre.
162TSHIAMALENGA NTUMBA, Article cité, p.
307.
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99
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163Idem, p. 309.
164S. MBONYINKEBE, Article cité, p.
331. 165MUKENGE-NDIBU, Article cité, p. 249.
166TEMPELS, Lettre, in Aspects de la
culture Noire, n° 24, cité par MUKENGE-NDIBU Article
cité, p. 249. 167 TSHIAMALENGA NTUMBA, Article cité, pp.309-31
0.
168Nous faisons l'économie de la
pensée développée dans ces localités en raison de
l'indisponibilité des sources. Ceci ne signifie nullement que ces
peuples n'ont développé aucune pensée en rapport avec les
droits de l'homme. Toutes fois nous renvoyons le lecteur à BHIKSU SHIH
TAO-AN, «La doctrine de BOUDHA et les droits de l'homme», in
Revue des droits de l'homme n°10, 1977, pp.: 5-13.
169D'abord avec MOÏSE, ensuite avec SALOMON,
qui pour organiser le nouvel Etat y fit venir les scribes dont les
méthodes administratives, et les enseignements d'AMENOPE
inspirèrent le livre des proverbes. Le Christ lui- même, s'y
était réfugié afin d'éviter le châtiment
mortel que lui réservait HERODE.
170EPICTETE, Entretiens, Textes choisis par
J. RUSS, Les Chemins de la pensée, A. COLIN, 1988, p. 99.
171Idem, cité par G. R. LEWIS, La Morale
stoïcienne, P.U.F., 1978, p. 130.
172Nous souscrivons à la thèse de J.-S.
ZA'ABE, Ouvrage cité, p. 08. (Ci-dessus page 59 note 114).
je partage avec lui une origine et un destin identiques :
c'est donc un partenaire, un allié originaire.
Ce principe est une matrice fondamentale à partir de
laquelle on peut faire découler les affirmations
d'égalité, de fraternité et de liberté entre les
hommes. Il implique le rejet de tout ce qui discrimine le muntunanyi
(l'homme-avec-moi) : l'esclavage, le racisme, le tribalisme, le nationalisme,
l'esprit de bloc, bref, toutes sortes d'exclusionismes et
d'égoïsmes. De ce principe fondamental, découlent
également les préceptes majeurs de l'éthique et du droit.
Ils tendent non seulement à garantir la vie et l'intégrité
corporelle de tout homme, mais aussi, à régler les relations
quotidiennes interpersonnelles dans la vie quotidienne163.
S. MBONYINKEBE parvient lui aussi à une construction
analogue à travers l'examen du concept bont'okaka (homme
d'autrui) chez les Mongo, un autre peuple du Congo
Démocratique164. Il constate que ce concept est
utilisé pour désigner. a)-le parent qui vient de loin, par
opposition à celui qui habite avec nous ; b)-le parent par alliance, par
opposition à celui par le sang ; c)-l'esclave par opposition au fils du
village, et enfin d)-l'étranger. Une exégèse
poussée de ce concept montre que toutes ces catégories de
personnes méritent égards et considérations au titre de
leur statut spécifique d'«homme d'autrui». Nous pouvons voir
à travers ce statut, la désignation d'une sphère des
droits inaliénables : droit à la sécurité, à
l'intégrité physique et morale, au respect, etc.
Dans ces sociétés traditionnelles, le droit
n'est pas seulement un acte des vivants. Imprégné du
sacré, il est l'héritage des ancêtres. Les paroles de ces
derniers fixent les règles de vie dont la violation est impensable. Ce
fondement transcendant de l'impératif juridique lui confère une
autorité présentée comme l'expression de la volonté
de telle ou telle divinité. On peut dire à juste titre que les
droits de l'homme concédés par les préceptes ci-dessus
indiqués sont dans un tel système, considérés comme
sacrés165. L'appareil juridique comme l'ensemble des autres
institutions est conçu et appliqué au service de l'homme. Tout
comme le monde visible et invisible
doivent agir dans l'intérêt de l'homme. Le
premier droit pour ces sociétés correspond à la vie. Une
vie pleine, intense, totale et abondante166. C'est en fonction
d'elle, le droit de l'homme par excellence, que les conflits, les
problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels sont
résolus. C'est toujours en fonction d'elle que sont conçus et
concrètement garantis de façon efficace et permanente, les droits
de l'homme dans toutes les autres sphères de l'existence. La vie
correspond au droit d'appartenir à une communauté, d'y vivre et
d'y agir sans être gêné par autrui ou une autorité
arbitraire et tyrannique. Elle correspond également au droit de vivre
dans le strict respect des droits légitimes de tout un chacun et de la
communauté. Ces droits de l'homme, TSHIAMALENGA NTUMBA en résume
ainsi l'inventaire :
« Le droit de tout homme à la vie et à
l'intégrité corporelle contre toute agression physique et contre
toute agression morale ; le droit de tout homme au foyer d'exercer la fonction
sexuelle à l'exclusion de tiers des deux sexes, le droit à la
sécurité, à la justice sociale dans toute son
étendue, etc. »167.
Ces éléments juridiques et linguistiques,
constitutifs de l'anthropologie négro-africaine, nous paraissent
particulièrement annonciateurs de la direction dans laquelle peut se
développer une «philosophie des droits de l'homme» dans
l'Afrique pré-coloniale, voir dans l'Afrique actuelle. Ils
entretiennent, en qualité de matrice, tous les droits de l'homme
présent et à venir. Il n'est pas douteux qu'il existe plusieurs
voies d'accès à ce que sont les droits de l'homme dans ces
cultures. Certes, ils ne se présentent pas avec la finesse des droits
modernes, mais on y trouve, en germe, tous les développements possibles
des droits fondamentaux autour des idées de liberté,
égalité et fraternité, chères à la
révolution française.
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