I.2.4. Les Temps Modernes
Non seulement, la pensée contractualiste culmine
à l'époque moderne, mais ce moment représente un tournant
décisif dans l'histoire de son élaboration. Cette époque
est divisible en deux grandes phases. D'un côté, nous avons la
période classique, le XVIIème siècle, avec les
auteurs comme : T. HOBBES (1588-1679), H. GROTIUS (1583-1645), S. PUFENDORF
(1632-1694), B. SPINOZA (1632-1677) et J. LOCKE
27S. GOYARD-FABRE, Op. Cit., p. 49.
(1632-1704), avec des ouvrages hautement significatifs.
Respectivement le Léviathan (1650), le Droit de la guerre
et de la paix (1727), le Droit de la nature et des gens
(1672), le Traité théologico-politique
(1670), et le Traité du gouvernement civil
(1690). De l'autre côté, il y a le XVIIIème
siècle, les Lumières, où nous avons
remarqué l'apport considérable de J.J. ROUSSEAU (1712-1718) avec
son Du contrat social ou principe du droit politique (1762), et E.
KANT (1724-1804) avec ses Conjectures sur les débuts de l'histoire
humaine et de son Traité de paix perpétuelle
(1795).
Ces penseurs ont donné une nouvelle configuration
conceptuelle à la notion et à la doctrine du contrat social.
Mais, leurs différentes conceptions y relatives restent
protéiformes et très controversées. Dès qu'on les
confronte, on ne sait plus exactement : le contrat social est-il l'acte par
lequel se forme la société ou se fonde le gouvernement, est-il
conclu entre les particuliers ou entre ces derniers et le souverain ?
Résout-il un problème de fondement ou d'origine, de genèse
ou de structure, de constitution sociale ou de légitimité
politique ? Enfin, le contrat est-il un acte unique ou se décompose-t-il
en deux ou trois actes différents, ces actes sont- ils successifs ou
simultanés ?
Ce qui est certain, c'est que ces inquiétudes
traduisent une évidence. L'idée de « contrat social
» est devenue une plate-forme de la philosophie politique et s'est
chargée des équivoques au point de rendre sa nature difficile
à cerner. C'est dans cette optique qu'il faudra comprendre les
premières critiques qui lui étaient adressées. Nous
pensons ici à celles de SHAFTESBURY (1617-1713)29, de
MONTESQUIEU (1689-1755)30, surtout à celle de D. HUME (171
1-1776)31, la plus virulente de toutes.
Au-delà de cette controverse constatée entre ces
théoriciens, leurs
28Idem, p. 73.
29Il s'agit d'A. ASHLEY COOPER III,
3ème comte de Shaftesbury, petit-fils de l'ami de LOCKE, dans
son ouvrage intitulé, les Characteristics.
31D. HUME, Essai sur le contrat primitif,
Vrin, 1972, p. 136. Egalement S. GOYARD-FABRE, Op. Cit., pp. 204-
210.
30MONTESQUIEU, 44ème Lettre
persane. L. ALTHUSSER en a donné un remarquable
résumé : MONTESQUIEU, la politique et l'histoire,
P.U.F., 1985, p. 21 & pp. 26-29. Egalement S. GOYARD-FABRE, Op.
Cit., pp. 203-204.
32J. RAWLS, Théorie de la justice,
Seuil, 1987, p. 91 : « En premier lieu : chaque personne doit avoir un
droit égal au système le plus étendu de liberté de
base égale pour tous qui soit compatible avec le même
système pour les autres. Deuxièmement : que les
inégalités sociales et économiques doivent être
organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l'on
puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à
l'avantage de chacun et (b) qu'elles soient attachées à des
positions et à des fonctions ouvertes à tous ».
différentes conceptions se recoupent dans son
organisation en trois moments. A l'origine, l'état de nature. Ensuite le
contrat ou le pacte social. Enfin, l'état civil ou la communauté
politique. Ce paradigme du contrat montre qu'on ne fait plus appel à une
légitimité de type religieux ou transcendant pour approuver
l'autorité politique. Et que la base de l'autorité n'est rien
d'autre qu'un contrat volontaire, passé tacitement entre l'ensemble des
individus ayant consenti à vivre en communauté politique les uns
avec les autres. Ceci, en vue de leur épanouissement, de leur bonheur et
de leur sécurité.
Même à notre époque, l'intuition
contractualiste de l'origine de la société est loin d'être
parvenue au terme de son parcours. Elle est présente dans la monumentale
Theory of justice (1971) de J. RAWLS. Ce livre est une tentative de
redéfinition de l'idée de la justice distributive.
C'est-à-dire : du principe d'allocation et de redistribution des
richesses économiques, sociales et symboliques dans le contexte des
sociétés contemporaines traversées par le « fait
du pluralisme » et de son corollaire d'inégalités.
RAWLS soutient que, dans une société bien organisée,
l'accord sur « Deux principes de justice »32
devraient fonder l'adhésion des populations aux institutions
démocratiques.
D'un côté, le premier principe reconnaît
à tous les individus des libertés égales. D'un autre
côté, et à condition que le premier principe soit
respecté et conçu comme prioritaire, il faut que tous les membres
de la société puissent se représenter la
répartition des biens et des richesses comme équitable au sens
où ils ne puissent imaginer une autre répartition plus «
juste ». Ainsi, même les plus défavorisés devront
considérer que les inégalités existantes sont à
leur avantage. Pour une démocratie, RAWLS estime qu'il ne s'agit pas de
supprimer toutes les injustices. Mais de s'interroger sur celles qui sont
compatibles avec le respect des libertés fondamentales, de la
dignité anthropologique et sur celles qui ne le sont pas, et qui doivent
être réformées.
Pour réaliser cette entreprise, RAWLS recourt à
une fiction méthodologique qui place les individus dans une situation
idéale afin de choisir les meilleurs principes de justice sociale
acceptables par tous. Cette situation idéale ou « position
originelle » correspond au « voile d'ignorance
»33. Là dedans, les individus ignorent la place
qu'ils occuperont et les conditions du monde dans lequel ils vivront une fois
le contrat passé. Cette « position originelle » dans
laquelle les hommes adoptent les normes de leur société future
est l'équivalent «post-moderne» de l'idée de «
contrat social ».
Comme nous pouvons le voir, la réflexion
philosophico-politique n'a pas fait fortune égale entre la thèse
naturaliste et la thèse conventionnaliste de l'origine de la
société. On dénote la prépondérance de la
dernière sur la première, dont elle démontre
l'incohérence en raison et anéantit la perspicacité.
Après avoir traversée le monde païen et le monde
chrétien, cette idée de « contrat social » est
devenue avec les Modernes, une manière communément admise de
penser le problème de l'origine des sociétés civiles et de
l'autorité politique. En d'autres termes, un lieu commun de la
philosophie politique classique. Elle est une «re-conception» de
l'homme ayant atteint majorité et autonomie, arraché aux
superstitions éthiques et au pluralisme politique dont s'était
encombrée son histoire au Moyen Age. De cette «re-conception»
de l'homme, est née une nouvelle manière de voir, la silhouette
d'un homme nouveau, séduisante, riche et pleine d'espérance.
C'est ce message d'optimisme politique que J. LOCKE véhicule dans son
anthropologie politique.
33J. RAWLS, Op. Cit.,pp. 168-169.
34J. LOCKE, T.G.C., GF-Flammarion, 1992,
Chapitre II : De l'état de nature, § 04, p. 143.
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