2.1.2 L'exclusion comme fondement de la politique
britannique de conservation
A la veille de l'arrivée des premiers européens
sur la côte est-africaine, la majeure partie de la région
était occupée par les populations presque exclusivement
pastorales (les Maasai du Kenya et de la Tanzanie en particulier) qui vivaient
en symbiose avec les animaux sauvages. Selon les auteurs qui ont
travaillé sur l'Afrique orientale anglaise, le mode de vie de ces
pasteurs favorisait la multiplication de ces animaux pour deux raisons: d'une
part ces éleveurs entretenaient les pâturages des herbivores
à cause de leur nomadisme saisonnier; et d'autre part ils repoussaient
les agriculteurs (nuisibles à la vie des animaux) vers les zones des
hautes terres. De surcroît, leur chasse était
considérée comme sans conséquences graves pour ces
animaux. C`est donc, selon F. Grignon et G. Prunier (1998), un «
véritable jardin d'Eden » que
découvrent les premiers Européens qui s'installent dans la
région.
Face à cette découverte, le comportement de ces
nouveaux venus devient différent suivant l'intérêt
présenté par chaque colonie. Au Kenya par exemple, cette attitude
devient double. D'une part, ce nouveau territoire devient l'un des terrains de
chasse les plus célèbres au monde par la mise en place de la
réglementation de chasse sportive depuis le premier décret de
1897. C'est ainsi que les animaux sauvages commencent à faire objet
d'une rentabilisation progressive à travers le commerce de l'ivoire et
la chasse sportive. Tout cela était en faveur des populations blanches
alors que les populations autochtones étaient écartées de
leurs terres, ce qui les pousse à organiser de temps en temps des actes
de vengeance comme le braconnage ou les feux de brousse.
D'autre part, les Anglais jugent nécessaire de mettre
en valeur les bonnes terres du rift valley et des hautes terres au profit de
l'agriculture commerciale et de l'élevage moderne. Un processus qui
passe par la destruction d'un certain nombre d'animaux sauvages dont la
présence sur le territoire est considéré comme
incompatible avec l'agriculture et/ou l'élevage. Pour y arriver, ils
procèdent à la mise en place d'un Département des Chasses
(Game Department) dont la tâche principale consistait à
éradiquer certains animaux herbivores qui pouvaient détruire les
cultures, et certains prédateurs qui pouvaient attaquer les fermes
laitières.
Selon toujours F. Grignon et G. Prunier (idem), ce processus
est rendu possible aussi par l'expulsion par force des populations autochtones:
d'abord les agriculteurs d'ethnies Kikuyu et Kamba qui occupaient les piedmonts
des hautes montagnes très propices à l'agriculture; puis les
pasteurs Maasai qui occupaient en général les plaines mais
également les piedmonts pendant la saison sèche. Parmi toutes les
populations expulsées, ce sont les
Carte n° 2: Distribution des principales
aires protégées en Afrique orientale coloniale
pasteurs Maasai qui posaient le plus de problème
à cause de leur mode de vie mais surtout à cause de leur nombre
de bétail. Face à ce problème, les Anglais
décidèrent de créer des réserves à part pour
eux.
Les autorités britanniques font alors correspondre, en
1901, la Réserve Indigène Maasai à l'un des territoires
choisis comme Réserve de Gibier ( la Southern Game Reserve) dans
l'idée que ces populations sauront vivre en « bonne
intelligence » avec la faune ! Très vite, ce type de
réserve est jugé insuffisant pour protéger les
espèces animales « dans la mesure surtout où, valant
à la fois pour les animaux et les humains, elle aurait tôt fait
privilégier les intérêts des seconds au détriment
des premiers ! » (Constantin F., 1989). Un rapport de 1927 à
ce sujet faisait état d'une incapacité des peuples Maasai
à se défendre contre certains fauves (le lion et le
léopard en général) qui attaquaient fréquemment
leur bétail, tout en mettant un accent particulier sur le nombre
d'animaux abattus par les Maassai ( 80 lions et 10 léopards au sein de
toute la réserve).
Face à cette inquiétude, les autorités de
la métropole autorisèrent en 1945, par une ordonnance de
création des parcs nationaux, le pouvoir de Nairobi à
définir des zones exclusivement réservées à l'usage
des animaux sauvages. Dans cette perspective, un conseil d'administration fut
créé afin de gérer les territoires assignés
à définir les futurs parcs et réserves. L'arrivée
de l'ordonnance accorda ainsi à l'Etat un territoire de 117
km2 avec la création en 1946 du premier parc national du
Kenya, le « Nairobi National Park. » Deux ans plus tard, en
1948, on procède à la création du « Tsavo West
National Park: 21.000 km2 » dont les terres appartenaient
en grande partie aux Maasai. Dès lors, l'administration coloniale annule
des droits d'usage que les Maasai y avaient depuis conservés. La
même année, Amboseli (348 km2) est officiellement
délimitée en tant que réserve nationale (Péron X.,
1994)
En 1949, l'Etat crée, pour protéger les animaux
du Parc de Nairobi, la « Ngong National
Reserve: 512km2. »
Enfin, les Chyulu Hills prennent la même année le statut de «
West Chyulu Game Conservation Area: 3 68km2. » Dans la
même année toujours, l'ordonnance de 1945 fut remplacée par
celle des Parcs Nationaux Royaux (Dufour C., 2001). Cette nouvelle ordonnance
sera suivie par la création du Parc du Mont Kenya en 1949, celui de l'
« Aberdare National Park » en 1950 et la « Marsabit
National Reserve » en 1962.
Après la création de tous ces sanctuaires, le
Kenya était considéré, à la veille de son
indépendance (obtenue en 1963), comme le pays phare de la politique de
conservation coloniale en Afrique de l'Est. Mais cette politique restait
seulement en faveur des colons anglais parce que les peuples autochtones,
surtout les Maasai chassés de leurs terres, menaient une vie
indésirable.
Il faut noter que deux institutions étaient en place
juste après la deuxième guerre mondiale afin d'aider
l'autorité coloniale à bien gérer les ressources
naturelles kenyanes. D'abord, la « Kenya National Parks Organization:
KNPO », une unité qui était chargée
d'administrer les réserves et les parcs nationaux. En même temps,
elle avait comme objectif de développer les infrastructures touristiques
et des lieux récréatifs pour le plaisir du public. Puis, il y
avait le « Game Department », une unité qui
était chargée d'administrer et de contrôler toute faune
sauvage en dehors des parcs y compris celle évoluant sur des terrains
privés (Dufour C., op. cit.; Grignon F. et Prunier G., op. cit.).
A part le Kenya, l'autre colonie anglaise de l'Afrique
orientale était la Tanzanie (le Tanganyika de l'époque), un pays
très connu dans le monde entier pour ses potentialités
touristiques (faune sauvage) assez exceptionnelles. Comme le Kenya voisin, la
politique de conservation en Tanzanie remonte du temps de la colonisation. De
ce fait, on constate que la plupart des aires protégées qui
abritent les animaux sauvages existent depuis cette époque,
c'est-à-dire avant l'indépendance du Tanganyika en 1961. Avant
l'arrivée des Européens, les écrits historiques sur le
pays révèlent que ces sanctuaires étaient
gérés traditionnellement par les populations autochtones
agriculteurs ou éleveurs. A cette époque, les populations (en
particulier les pasteurs Maasai) et les animaux vivaient sur un même
territoire dans une parfaite harmonie. Toutes les activités de chasse,
de cueillette, de coupes du bois étaient réglementées et
ne pouvaient, en aucun cas, entraîner la dégradation des
ressources.
A l'arrivée des Allemands, à la fin du
19ème siècle, ce mode de gestion traditionnel
céda la place à celui des nouveaux venus. Ainsi, les lois de
chasse furent mises en place dès 1896, suivies quelques années
plus tard par la création des premières réserves de faune
sauvage dont la célèbre Réserve de Selous en 1905. Lorsque
les Britanniques débarquèrent dans le pays après
l'échec des Allemands lors de la première guerre mondiale, les
mesures de protection furent renforcées, et pire encore, les populations
indigènes furent, dès 1933, exclues de certaines régions
suivant le modèle qui était en vigueur au Kenya voisin.
A la même époque, les mouvements
écologistes de la métropole commencèrent à faire
pression sur leurs dirigeants afin que ces derniers puissent créer dans
la colonie des zones exclusivement réservées à la faune
(free from human rights). Au départ, les autorités sur place (en
Tanganyika) restèrent d'abord très prudents en vue
d'éviter les problèmes avec populations locales étant
donné que la création des zones protégées
signifiait automatiquement leur exclusion, mais finalement ces fonctionnaires
cédèrent aux pressions de la métropole et
décidèrent d'être l'instrument de la création du
?Jardin d'Eden?, longtemps rêvé par les défenseurs
anglais de la nature (Kjekshus H., 1977 repris par C. Baroin et F. Constantin,
op. cit.).
Pour y arriver, les autorités anglaises
créèrent des « groupements des populations en foyers de
développement » selon la logique qu'il était impossible
de pouvoir éradiquer la mouche tsé-tsé dans une
région où les populations vivaient encore avec les animaux
sauvages, d'où il fallait, selon elles, regrouper les animaux d'un
côté et les hommes de l'autre. Mais la réalité
était telle que ces regroupements avaient l'ultime objectif de
libérer beaucoup d'espaces en vue d'agrandir les réserves de
faune sauvage. C'est d'ailleurs dans cette logique qu'en 1945, des populations
autochtones du District de Liwale furent déplacées sous le
prétexte que la région était infectée par la mouche
tsé-tsé. Dans la suite, ce regroupement avait permis aux colons
d'agrandir la Réserve de Selous.
Dans les années qui suivirent, un conflit
s'écarta entre les autorités du parc et les populations
autochtones que le problème de manque de terres poussait en direction
des périphéries du parc de Serengeti. Mais il s'acheva en faveur
des conservationnistes tel le professeur Bernard Grzimek qui oeuvrait sans
relâche pour que, selon lui, « Serengeti ne meure pas.
» Tel sera d'ailleurs, quelques années plus tard, le titre du livre
et du film écrit et réalisé par ledit professeur avec
lesquels il réussit à convaincre l'opinion internationale de
faire pression pour faire du Serengeti un parc exclusivement
réservé à la faune. C'est ainsi que sous l'effet de cette
pression les autorités en place entamèrent dès 1954 le
processus
d'expulsion de quelques familles qui pratiquaient l'agriculture
à l'intérieur du parc mais en tolérant quand même
quelques activités des pasteurs Maasai.
Ces pasteurs seront finalement aussi expulsés en 1959
au moment où un amendement faisait le Parc national de Serengeti un
espace dans lequel toute exploitation agricole et pastorale était
désormais interdite. C'est ainsi que les Maasai perdirent de vastes
pâturages de transhumance dans la plaine de Serengeti, d'où le
commencement de leur calvaire sur le territoire tanzanien jusqu'à nos
jours. Cependant, ils ont pu conserver quelques droits d'usage dans le massif
de Ngorongoro.
Enfin, la 3ème colonie britannique de
l'Afrique orientale était l'Ouganda, un pays dont l'historique de la
création des zones protégées fut dominé par le
drame des peuples « Iks » au début des années
60. A l'origine chasseurs-cueilleurs, les Iks ont été en effet
privés, par l'administration coloniale, de leurs sources
d'approvisionnement en gibier par la création du Parc National de
Kidepo. Ils ont été ensuite transformés par force en
agriculteurs sédentaires par décret gouvernemental et
l'adaptation à ce niveau mode de vie, dans un environnement peu
adapté ( sécheresses fréquentes), a été
extrêmement délicate ( Tamisier J.C., 1998).
Les Iks occupent la pointe Nord-Est de l'Ouganda, à
proximité immédiate des frontières soudanaise et kenyane.
Environ 2000 en 1972, ils doivent leur célébrité à
l'ethnologue anglais Colin Turnbull, qui les rencontre en 1962 et tente
d'étudier leur culture pendant deux ans. A cette époque, la
famine régnait et la société que ce chercheur
découvrait paraissait être en pleine disparition. A l'instar des
Maasai du Kenya et de la Tanzanie ou les Batwa forestiers du Rwanda et du
Burundi, les Iks ont été victimes de la politique de conservation
menée par la société occidentale dans les pays du Sud
à travers la colonisation.
A part la création du Parc de Kidepo, à la
veille de l'indépendance ougandaise, l'administration coloniale avait
procédé, un peu avant, à la création de trois
grands parcs nationaux à savoir le Parc National de la Reine Elisabeth
ou « Queen Elisabeth National Park » au
Sud-Ouest, à la frontière rwando-congolaise, le Parc National des
Chutes de Murchison ou « Murchison Falls National Park » au
Centre-ouest du pays, à la frontière avec le Congo-Kinshasa et le
Parc du Mont Ruwenzori ou « Ruwenzori Mountain National Park
» situé à l'Ouest du pays à la frontière
aussi avec la République Démocratique du Congo.
Au final, on ne peut pas mettre fin à cette
étude historique des aires protégées en Afrique orientale
anglophone sans dire un mot de ce qui s'est passé dans l'ancienne
Rhodésie (Rhodésie du Nord et celle du Sud) où est
née, depuis les années 1980, une politique participative de
conservation de la nature (surtout la faune sauvage) sur une partie
significative des deux nouveaux Etats indépendants, à savoir la
Zambie (ancienne Rhodésie du Nord) et le Zimbabwe (ancienne
Rhodésie du Sud).
En Rhodésie du Nord comme dans celle du Sud, «
la préservation de la faune a pris un caractère
particulièrement exacerbé durant la période coloniale avec
l'implantation des communautés blanches et l'organisation spatiale
qu'elles ont instaurée: la logique de mise en réserve de la faune
au sens classique du terme, c'est-à-dire l'interdiction pour la grande
majorité des habitants d'utiliser les territoires dévoués
aux grands mammifères, s'est couplée à une organisation
spatiale dichotomique entre population blanche et population noire. »
(Rodary, E., 1998)
En effet, il faut préciser qu'à
côté de grands espaces qui étaient voués à
une agriculture commerciale contrôlée par les colons anglais, une
grande partie des deux pays conservaient une agriculture de subsistance
autochtone et des aires naturelles protégées de taille
importante. Ainsi, après l'indépendance zambienne obtenue en
1964, les autorités de l'Etat nouvellement indépendant n'ont pas
pu trancher ce problème de dichotomie territoriale; au contraire, elles
continuaient à privilégier les parcs nationaux sans toutefois
engager des réformes agricoles qui pouvaient atténuer
l'opposition entre agriculture commerciale et agriculture de subsistance. Avec
20 parcs nationaux et 36 réserves de faune, soit à peu
près 30 % de la superficie totale du pays, la Zambie est aujourd'hui
l'un des grands pays africains pour la qualité et la quantité de
sa biodiversité.
En Rhodésie du Sud, cette ségrégation
spatiale a été renforcée jusqu'en 1980 (date de
l'indépendance zimbabwéenne) par un système d'Apartheid
qui avait établi une répartition de l'espace national selon un
gradient blancs/noirs/aires protégées, « où les
Blancs ( et les Noirs travaillant pour eux) occupaient des zones d'agriculture
intensive, et où les aires naturelles protégées, en
périphérie du pays, étaient entourées par des aires
communales réservées aux populations noires. »
(Mutwira, 1989; repris par E. Rotary, op. cit.) Là aussi, aucune
réforme foncière n'a été faite après
l'indépendance sauf la récente campagne menée par le
Président Robert Mugabe contre les fermiers blancs, même si ces
événements ont une signification plutôt politique que la
simple réforme foncière.
Comme nous le verrons plus tard lors de l'étude des
programmes CAMPFIRE1 et ADMADE2 de conservation des
ressources naturelles basées sur la participation des populations
locales, la situation actuelle des aires protégées dans ces pays
découle directement de cette géographie historique.
En définitive, il faut dire que la politique coloniale
de conservation en Afrique Orientale (et australe) s'est
développée dans un esprit de la pensée occidentale avec
toutes les justifications de création des aires protégées
que nous avons vues dans les paragraphes précédents. Mais
au-delà de ces justifications assez claires (pour les colonisateurs), il
faut remarquer que la mise en pratique de cette politique s'est fait dans un
double contexte de développement des aires protégées et de
fracture socio-spatiale. Autour d'immenses espaces protégés en
effet, se trouvaient des populations qui, soit avaient été
chassées de leurs terres, soit étaient à la recherche de
nouvelles terres à exploiter; d'où il est nécessaire de
mener une étude géographique de ces espaces dans toute la
région afin de disséquer l'ampleur de ce problème.
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