Chapitre II
ELEMENTS DE LA POLITIQUE COLONIALE DE CONSERVATION EN
AFRIQUE ORIENTALE
Introduction: relations colonisation/politique de
conservation
L'histoire des aires protégées dans les pays du
Sud en général et en Afrique orientale en particulier est
indissociable avec celle de la colonisation européenne dans ces pays
dès la fin du 19ème siècle-début du
20ème. En effet, motivés par leur idéologie de
civilisation dans plusieurs domaines et par le désir de conquérir
de nouvelles ressources dans les pays tropicaux (Busson F., op. cit.), les
occidentaux ont pris le chemin du Sud vers les pays d'Afrique, d'Asie et
d'Amérique latine pour enseigner aux « peuples
arriérés » de ces régions les nouvelles
technologies, la religion et l'écriture. En dehors de ces objectifs, ils
en ont profité pour imposer aux populations indigènes les
nouvelles lois de gestion des ressources naturelles au travers la
création des aires protégées.
Dès lors, les rapports « homme/nature
» sont dominés par une idéologie typiquement occidentale
d'une « nature à protéger »
c'est-à-dire à préserver contre l'action de l'homme, une
doctrine qui remonte réellement à la fin du
19ème siècle aux Etats-Unis avec la création de
Yellowstone en 1872. Pour le naturaliste américain John Muir
(1838-1914), l'un des premiers pionniers de cette politique de protection de la
nature sur le continent américain, « il était
indispensable de garder en réserve de telles zones parce que de milliers
de gens trop civilisés, épuisés et à bout de nerfs
commencent à trouver qu'une promenade en montagne est salutaire, que la
nature sauvage est une nécessité et que les parcs et les
réserves de montagne sont utiles non seulement comme source de bois et
d'eau, mais aussi comme source de vie. » ( cité dans F.
Busson, idem)
L'apparition de ce concept de « protection de la
nature » aux Etats-Unis a deux principales explications. La
première c'est que pour les colons, d'origine européenne, ce
continent était considéré comme le « nouveau
monde » (ils ignoraient les Indiens qui étaient là
depuis longtemps), et leur légitimité sur ce sol ne pouvaient
venir que de leur action sur la nature en marquant leurs empreintes.
L'exploitation massive des ressources qui était, au départ, leur
premier objectif, entraîne un peu plus tard une prise de conscience de
leur possible épuisement. Ce qui amena en effet les responsables
à prendre des mesures pour leur protection. Aujourd'hui, Yellowstone est
considéré comme un décor qui permet aux jeunes
américains de rejouer les scènes de la « conquête
de l'Ouest », un mythe qui symbolise la fondation de la nation
américaine.
Dans ce mythe fondateur, malheureusement, on ignore
catégoriquement la présence des « Indiens »,
les populations autochtones de ce territoire. Même s'ils sont
évoqués, ils sont présentés comme des
«individus agressifs, qui nécessitent une protection à
l'intérieur d'espaces délimités par les colons.
» Rappelons que lors de la création de Yellowstone, plus de
300 indiens Shoshone, Crow et Blackfoot (MacNeely J. A., 1994; Rossi G., op.
cit.) ont perdu leur vie parce que l'un des principes fondamentaux du nouveau
parc était que « personne, à l'exception du personnel du
parc, ne pouvait y vivre en permanence », ce qui a motivé le
processus d'expulsion des populations indigènes.
l'histoire commence toujours avec John Muir, précurseur
de l'écologie profonde (deep ecology) s'opposant à
l'écologie superficielle (shallow ecology), au moment où ce
dernier « retrouve le sacré dans la nature sauvage
californienne, qu'il parcourt en longues randonnées solitaires, un
quignon de pain en poche, se réchauffant aux sources d'eau chaude dans
les sierras. Cet immigrant écossais trouve dans la wilderness la
présence d'un Dieu plus aimable que celui de la Bible de son père
et renoue avec l'expérience très américaine d'une
initiation de l'ordre religieux au sein de la nature. »
L'auteur ajoute que le compte rendu de ses excursions, dix
volumes sans compter les articles pour les divers magazines, avaient
reçu un accueil très favorable aux Etats-Unis. C'est ainsi que la
nature commence à devenir un « temple » où
peuvent se donner libres cours des sentiments imprégnés d'un
vague mysticisme et de religiosité. Après cet exploit, John Muir
milite pour la sauvegarde de Yosemite dont il réussit à faire un
parc national en 1890 et fonde à San Francisco le « Sierra
Club », la plus représentative des grandes organisations
environnementales de nos jours aux Etats-Unis.
D'origine des Etats-Unis, cette idéologie de protection
de la nature en mettant à l'écart les intérêts de
l'homme sera très vite répandue dans le monde entier en
commençant par le Canada, puis par les pays européens (France,
Grande Bretagne, Belgique, etc.) qui avaient des colonies sous leur tutelle en
Afrique, en Asie et en Amérique latine. A la fin de la colonisation,
entre les années 50 et 60 en général, cette
idéologie de conservation de la nature au détriment des
populations autochtones n'a pas cessé d'exister; au contraire, les
spécialistes en la matière affirment qu'elle a changé de
forme. En effet, caractérisés par leur politique
d'ingérence dans les affaires du Sud, les Etats du Nord continuent
à faire pression sur ceux du Sud nouvellement indépendants afin
que ces derniers puissent prendre des décisions qui leur sont favorables
en matière d'environnement.
Un souhait que les Etats du Sud ne peuvent pas refuser
puisqu'elle est souvent accompagnée par une aide au
développement, permettant ainsi à ces pays d'équilibrer
leur système budgétaire (souvent déficitaire) mais au prix
des vies humaines qui, depuis plusieurs siècles, vivent de la
forêt et/ou dans la forêt. Aux yeux de ces populations
chassées de leurs terres, ces espaces nouvellement créés
(tout comme les anciens) marquent les « vestiges de la
colonisation » car ils leur font rappeler ce qui s'est passé
au début du 20ème siècle lors de l'occupation
européenne, et c'est la raison pour laquelle elles ne tardent pas
à manifester leur colère quand une occasion de troubles se
présente dans le pays.
2.1 L'étude historique des aires
protégées en Afrique Orientale
La plupart des aires protégées qui abritent
maintenant une faune et une flore assez exceptionnelles en Afrique Orientale
virent le jour avant l'indépendance des Etats indépendants du
Tanganyika (l'actuelle République Unie de Tanzanie, c'est-à-dire
Tanganyika + les îles de Zanzibar et Pemba depuis 1964) en 1961, de
l'Ouganda, du Rwanda et du Burundi en 1962, puis du Kenya en 1963. Comme le
montrent les témoignages du 19ème siècle, ces
espaces étaient souvent exploités par l'homme: agriculteur,
pasteur ou chasseur.
Depuis l'implantation coloniale à la fin du
19ème , les Européens découvrirent dans cette
partie de l'Afrique un vrai « jardin d'Eden » dont, selon
eux, les ressources, en l'occurrence la faune sauvage, étaient
menacées par la chasse indigène. Dès lors, des mesures
restrictives de protection, à travers la création des
premières aires protégées, ont été prises
ici
et là, afin de lutter contre la dissipation de ces
ressources et surtout de sauver les espèces animales et
végétales qui étaient menacées de disparition.
Par ailleurs, si l'objectif principal de cette politique de
création des aires protégées semble être le
même sur le papier tout au début de la colonisation, il faut noter
cependant que la réalité sur le terrain n'a pas été
partout identique dans la suite. En effet, on constate des divergences entre
les orientations politiques belges et britanniques en la matière.
2.1.1 L'implantation coloniale belge et la création
des premiers parcs et réserves au Ruanda/Urundi
Comme nous venons de le voir en haut, l'un des objectifs de
l'administration coloniale belge était de sauver les espèces
animales et végétales qui étaient menacées
d'extinction. En abondant dans le même sens, L. NZUZI (1999) le confirme
en ces termes: « c'est sans doute à cause de la
diversité exceptionnelle de sa richesse en écosystème
(biotope) que le Prince Albert, de retour d'un voyage au Congo belge en 1909,
projeta de créer à l'Est de ce pays des réserves
naturelles pour conserver certaines espèces animales et
végétales en voie de disparition. »
Selon le même auteur, c'est en 1913 que le naturaliste
américain Carl Akiey (sponsorisé par le Roi Albert 1er
) qui visitait la chaîne des volcans, découvre les gorilles de
montagne connus sous le nom de « Gorilla gorilla Berengui »
sur les volcans Mikeno, Kalisimbi et Visoke. En 1925, suite à cette
découverte, le Roi Albert 1er crée, en vertu du
premier texte relatif à la mise en place des aires
protégées, le premier parc national africain qui portait
d'ailleurs son nom, c'est-à-dire le « Parc National Albert.
»
Pour J.P. Harroy (1956), les autorités belges ont
créé ce parc en vue de faire face à une
déforestation active qui se développait sur les versants
méridionaux ou orientaux d'une série de cinq volcans qui
jalonnent la frontière Nord-Ouest du Territoire sous Tutelle,
entraînant partout des menaces d'érosion et de
déséquilibres hydriques.
En 1933, les dernières forêts du Ruanda/Urundi et
du Congo-belge furent classées en réserves officielles. Par un
décret du 26 novembre 1934 furent institués les deux parcs
nationaux du Rwanda à savoir le Parc National de l'Akagera à
l'Est et le Parc National des Volcans au Nord-ouest; ce même
décret portait également création de l'Institut des Parcs
Nationaux du Congo-belge. Pour le premier parc, J. P. Harroy explique les
raisons de sa création: «...dans une région
défavorable à l'occupation humaine, que les Belges
trouvèrent fort peu peuplée à leur arrivée, et
où, depuis 1934, purent être strictement protégées
une flore et une faune extrêmement intéressantes,...
».
Enfin, il souligne que les habitants eurent accepté de
quitter cette zone sans peine ! Ce qu'ont fermement démenti certains
auteurs rwandais qui ont travaillé sur ce sujet. L'historien J. Rumiya
(1992) précise par exemple que « la transformation des zones de
marge en parcs nationaux s'est faite dans un contexte de coercition au
détriment du bien-être de la population en leur privant de leur
droit légitime de survie grâce aux ressources forestières,
ce qui a donné aux Belges le pouvoir de confiscation des ressources et
surtout de répression des populations qui étaient dans les
forêts. » En effet, pendant la période coloniale, ces
forêts constituaient le refuge des jeunes, des adultes et des Batwa
forestiers qui résistaient aux
travaux forcés « Ishiku » de
l'administration coloniale et qui, grâce à leurs stratégies
de fuite dans la forêt, défiaient les colons en les rendant
incapables de les y poursuivre.
L'auteur affirme que « l'innovation en parc
national » fut importée par les colons belges vers le Rwanda
comme la seule stratégie qui pouvait ramener lesdits rebelles à
l'ordre! Ce qui s'explique d'ailleurs, pour certains, par le fait que le Rwanda
se soit doté d'un premier parc national en 1925 avant certains pays
développés, voire même plusieurs pays d'Afrique orientale
et australe. Il faut noter que ces travaux forcés communautaires avaient
comme objectifs de lutter contre les grandes famines qui ravageaient le pays
dans les années 1930 et 1940.
Par ailleurs, J. B. Mbuzehose (1999) ajoute que deux
prétextes furent avancés par les autorités belges en vue
de légitimer la confiscation des espaces forestiers. Le premier est l'
« action de lutte anti-érosive » dans les zones de
marge en contrecarrant les défrichements de la forêt par les
agriculteurs; et le second est la « lutte contre le surpâturage
forestier » en expulsant les éleveurs qui faisaient
paître leurs troupeaux dans la forêt. C'est ainsi que furent
interdites, dans la forêt transformée en parc, plusieurs
activités locales telles les activités artisanales de
transformation du bois en meubles, en arcs ou en boucliers; les
activités de recherche du miel, de ramassage des champignons et des
fruits sauvages, etc.
Dans ce contexte, on remarque que le droit traditionnel
d'usage forestier devient non droit; l'activité de survie des
populations locales par le biais de l'exploitation des forêts devint
illégale et passible d'amandes sévères. Cependant, suite
au manque du personnel suffisant, les lisières des parcs
restèrent perméables aux braconniers, charbonniers,
éleveurs, apiculteurs, etc.
Tableau n° I: Superficie, année de mise en
réserve, localisation et objectifs des aires protégées du
Ruanda colonial
Désignation
|
Superficie (Km2)
|
Année de mise en réserve
|
Localisation
|
Objectifs
|
Forêt naturelle de Nyungwe
|
970
|
1933
|
Sud-ouest
|
Réserve forestière
|
Forêt de Gishwati
|
280
|
1933
|
Nord-Ouest
|
Réserve forestière
|
Forêt de Mukura
|
20
|
1933
|
Ouest
|
Réserve forestière
|
Parc National de l'Akagera
|
2500
|
1934
|
Est
|
Parc touristique
|
Domaine de chasse du Mutara
|
100
|
1934
|
Est
|
Chasse
|
Parc National des Volcans
|
150
|
1925
|
Nord-Ouest
|
Parc touristique
|
Total
|
4020
|
|
|
|
Source: Twarabamenye E.; Karibana M.(1997):
Biodiversité au Rwanda, pp. 3
Le Burundi, quant à lui, est un des rares pays
d'Afrique où aucun parc national n'a été établi
durant l'époque coloniale comme ce fut le cas au Ruanda et au Congo
belge alors que toutes les forêts sont devenues des réserves
officielles, rappelons-le, en 1933. Ce fut le cas des deux grandes
réserves forestières les plus connues à savoir la
Réserve forestière de Kibira (43.000 ha) au Nord-Ouest du pays
sur la Crête Congo-Nil et la Réserve forestière de Ruvubu
(43.630 ha) au centre Nord-Est du pays, qui sont devenues en 1981 des parcs
nationaux. Là
aussi, il sied de signaler que les Batwa forestiers ont dû
quitter les forêts pour céder la place aux animaux.
En somme, il faut dire que la création des zones
protégées en Afrique orientale ex- belge s'est faite durant les
années où ces pays connaissaient des densités de
population encore relativement faibles (moins de 100 habitants/km2
entre 1925-1934) par rapport à ce que nous vivons aujourd'hui (307
habitants/km2 au Rwanda en 2000 et 230 habitants/km2 au
Burundi, chiffres 1995). En outre, cette confiscation des ressources marginales
par l'administration coloniale a eu trois conséquences: d'abord la
transformation des zones de marge en domaines étatiques; ensuite, la
perte du réservoir des ressources forestières pour les
populations locales; et enfin, l'expulsion des Batwa forestiers et autres
acteurs locaux des terres ancestrales.
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