2.2.2 La survie des populations victimes de la
création des parcs et réserves. Illustration par l'étude
des cas.
Parmi les plus grands défis auxquels les gestionnaires
des espaces protégés tropicaux sont (ou seront) obligés
à relever, celui de la survie des populations victimes de la
création de ces espaces figure sans doute au premier plan. En ce qui
concerne l'Afrique orientale, le cas des peuples Maasai du Kenya et/ou de la
Tanzanie, celui des Batwa forestiers du Rwanda et du Burundi ou celui des Iks
du Nord de l'Ouganda sont des « cas d'école » et de
bons exemples de ce qui est l'une des conséquences dramatiques de la
politique coloniale et post- coloniale de protection de la faune sauvage dans
ces pays.
2.2.2.1 Dépossession politique, territoriale,
économique et culturelle des
peuples Maasai du Kenya et/ou de la Tanzanie
Pour G. Sournia (op. cit.), on parle de sentiment de
dépossession politique au moment où « les
intérêts et les aspirations de toute une partie de la
société ne sont pas pris en compte, dans la mesure où les
espaces protégés ont été mis en place de
façon de plus ou moins autoritaire, tant au cours de la période
coloniale qu'au cours de la période post-coloniale et souvent avec
l'intervention des forces armées ou des autorités
assimilées. »
C'est exactement ce qui se passe durant plus d'un
siècle sur les territoires kenyans et tanzaniens occupés par les
Maasai. En effet, depuis la veille du 20ème siècle
jusqu'à nos jours, les Maasai sont passés d'une situation de
« culturellement dominants à celle moins enviable de
dominés » (Péron X., 1994), par le fait qu'ils soient
privés de leurs terres, donc atteints dans leur mode de vie.
Dans cette logique d'exclusion au Kenya, les autorités
coloniales ont donné la priorité à la création des
grandes concessions de terres destinées d'abord aux colons anglais, puis
à la création et à l'extension des espacés
protégés. Ce qui est pire c'est que le gouvernement
indépendant n'a fait que maintenir, voire renforcer ces
décisions, de telle sorte que les forces de l'ordre étaient
(sont) de temps en temps utilisés en vue de déloger les pasteurs
Maasai.
Sur le territoire tanzanien, la politique d'exclusion a
été bien exécutée mais quelques années plus
tard par rapport au Kenya voisin. En effet, il faudra attendre la fin de la
première guerre mondiale pour voir s'installer les premières
grandes concessions européennes (constituées au détriment
des terres de parcours Maasai) aux pieds du Kilimandjaro et du Mont
Méru. Ce qu'il faut signaler c'est que toutes les politiques de
réforme foncière dans ces deux pays ont été prises
unilatéralement par les autorités politiques sans tenir compte
des intérêts du peuple Maasai.
Pour ce qui est du sentiment de dépossession
territoriale, il faut dire que ce dernier constitue une conséquence
directe du précédent. En effet, il est manifesté par
« les déguerpissements des populations qui, là aussi, se
sont pratiqué de façon violente; départ compliqué
par le fait qu'il s'agit pour ces habitants d'un déracinement, d'une
coupure définitive avec leur milieu socio-économique et
écologique dans lequel ils vivaient. » (Sournia G., op.
cit.)
C'est aussi ce que représente exactement l'histoire de
la dépossession territoriale du peuple Maasai au Kenya et en Tanzanie.
En réalité, selon S., Pomel (2001)1, le territoire
occupé par les Maasai (ou « Maasailand ») aurait
connu son agrandissement dans les années 1880 avant d'être
divisé en deux territoires par la frontière entre l'Afrique
orientale dominée par les Allemands et l'Afrique orientale des
Britanniques. Depuis l'arrivée des Européens jusqu'à nos
jours, ce peuple n'a pas cessé d'être victime des
différentes politiques appliquées à leur égard.
Coté kenyan, il faut rappeler que l'histoire commence
très tôt au moment où les Maasai commençaient,
dès les années 1908, à se heurter sur les haies des
grandes plantations de sisal (au pied du Kilimanjaro) appartenant aux
européens. Ils étaient soumis également, depuis 1906, aux
restrictions des droits de résidence et d'usage suite à la
création de la première réserve de faune du territoire, la
Southern Game Reserve.
Dans les années qui ont suivi l'indépendance,
les autorités nouvelles kenyanes ont encouragé la
délimitation de propriétés foncières
privées, ce qui est en opposition totale avec la conception Maasai qui
dit que « nul n'est propriétaire de l'herbe », et le
développement d'une politique d'intensification et de commercialisation
du bétail. De nombreuses propriétés (d'environ 10km)
furent dès lors enregistrées au nom de Maasai, mais elles
étaient hostiles à l'élevage traditionnel. Un grand nombre
de ces Maasai passèrent leurs propriétés à des
cultivateurs venus d'autres régions, acceptant ainsi de perdre leurs
droits permanents sur leurs meilleures terres de pâturages de saison
sèche. Mais le pire leur arriva quelques années plus tard au
moment où il y a eu l'émergence du système de Group-
Ranches dans le pays. Dès lors, la parcellisation de ces derniers a
eu comme conséquences le contrôle et la limitation de
l'activité pastorale des Maasai (qualifiée par les
autorités d'inefficace) sur le territoire kenyan.
Coté tanzanien, il faut dire que juste après la
première guerre mondiale, au pied du Kilimandjaro tout comme autour du
Meru, existaient déjà de grands domaines européens
constitués au détriment des aires de parcours Maasai dans la
plaine ou sur la frontière entre les deux massifs montagneux. En 1929,
la zone de Serengeti-Ngorongoro devenait une réserve de chasse sur
22.860 km, puis un parc en 1951.
Ce grignotage du territoire septentrional a eu une influence
jusqu'au Kilimandjaro où, en même temps, à cause des
estates du versant Ouest, leurs possibilités de transhumance
vers les pâturages de haute montagne étaient bloquées.
Cette tendance s'est poursuivie jusqu'aujourd'hui, mais on notera finalement
que l'année 1975 aura été fatale pour eux car, avec la
politique Ujamaa, des Group-Ranches ont sans doute
été un autre moyen de les priver leurs terres de parcours.
1 Notes de cours de DEA (2001)
Notons enfin que cette restriction progressive des aires de
parcours des pasteurs Maasai dans les dernières décennies a
suscité des transformations de systèmes de production pastorale
des deux côtés de la frontière. Des formes
d'intensification ont permis à certains de s'enrichir, mais pour
d'autres, la contraction territoriale a été un facteur d'abandon
de l'élevage et/ou de départ vers la ville.
C'est à cause d'ailleurs de ce manque du territoire que
s'affiche, dans la suite, le sentiment de dépossession économique
chez les populations victimes de ces politiques de création des zones
protégées. Pour G. Sournia (op. cit.), ce sentiment se manifeste
quand un groupe social ainsi concerné va être fragilisé par
son expulsion et par le non-accès aux ressources qui, jusqu'alors,
étaient vitales pour lui; ce qui est difficile à digérer
parce que ce groupe a le sentiment, qu'après son départ les
investissements viendront en abondance sur le territoire qui était le
sien.
L'exemple des Maasai en explique davantage car
l'éviction de leur activité pastorale a été suivie
par le développement d'une agriculture irriguée sur le piedmont
du Kilimandjaro. Ces nouvelles terres, acquises au détriment des
parcours Maasai, sont cultivées par les habitants allochtones tels que
les Kenyans (Kikuyu et autres) venus des régions surpeuplées
(hautes terres centrales, rift valley, etc.) ainsi que les tanzaniens
originaires d'autres régions du pays.
Grosso modo, les Maasai se sont vus écartés de
bonnes terres du Kilimandjaro, leur ancien territoire riche en
différentes ressources (pâturages pendant la saison sèche,
abreuvoirs, etc.) Aujourd'hui, « ils ne sont sans doute plus nombreux
à en gravir les pentes avec leurs troupeaux » étant
donné qu'un cordon presque continu de grandes fermes se prolonge
à l'Ouest par une paysannerie d'agriculteurs (la ceinture
café-banane); au Nord de grands espaces de forêts le long de la
frontière constituent un autre obstacle. Par contre, entre les deux
ceintures se trouve un espace prévu pour que les éléphants
du Parc national d'Amboseli puissent circuler librement entre plaine et
montagne (Pomel S., 2001).
Les Maasai sont donc confinés dans les régions
inhospitalières et, selon S. Pomel, « le Kilimandjaro ne
voudrait plus d'eux que si ce n'est comme un éventuel premier plan d'une
carte postale ! » Mais visiblement cette expulsion est liée
aux différentes décisions qui ont été prises par
les autorités coloniales et post-coloniales depuis le début du
20ème siècle et non le rejet du milieu naturel comme
on pourrait le croire.
Les conséquences qui découlent de ce rejet sont
bien sûr assez nombreuses mais la plus importante est que,
dépossédés de leurs terres et plus encore étant
incapables de s'adapter à l'agriculture, les Maasai se rendent dans les
villes où « il est malheureusement le plus courant de les voir
vêtus de jeans et de baskets errer dans les rues de Nairobi à la
recherche d'un touriste à qui vendre quelques objets artisanaux
soi-disant traditionnels... »
(Dufour C., op. cit.).
C'est d'ailleurs à travers cette errance dans la ville
qu'on remarque facilement combien de fois les Maasai ont été
culturellement dépossédés, c'est-à-dire
acculturés par rapport aux valeurs traditionnelles qui étaient
les leurs. Cette dépossession culturelle est liée, d'une part,
à l'intégration plus ou moins heureuse au développement
touristique qui entraîne de réels problèmes d'acculturation
parce que ces populations se contentent de quelques petits avantages
liés au tourisme (par exemple l'emploi des jeunes Maasai dans les
services touristiques tanzaniens: rangers, guides, lodges) et au peu d'argent
qu'elles tirent de la vente
des produits traditionnels et oublient carrément le
territoire perdu et surtout l'avenir des membres de leurs familles qui restent
aux alentours des espaces protégés. D'autre part, elle est
liée au développement de réflexes individualistes en vue
d'accéder aux autres possibilités offertes par les changements
liés à la création d'une zone protégée.
La conséquence est que tout cela influe sur le mode
d'organisation sociale du groupe qui, depuis longtemps, a été
caractérisé par l'esprit d'entraide, mais aussi sur les rites
sociaux. Dans ce dernier cas, il faut dire que la réduction des
troupeaux de vaches a contribué à la désorganisation du
processus habituel du mariage selon lequel un homme qui voulait se marier
devait avoir suffisamment de bêtes pour faire les cadeaux demandés
par le père de sa fiancée, en vue, non seulement de payer la dot
mais aussi de contribuer à la constitution d'un troupeau destiné
à sa future épouse (Dufour C, op. cit.).
Face à tous ces sentiments de dépossession, on
comprend aujourd'hui à quel point la terre est, pour ces populations
expulsées un enjeu d'une grande importance car il met en danger leur vie
quotidienne. Des réactions sont bien sûr assez vives, allant de
l'incompréhension à l'acte criminel. Réactions d'autant
plus violentes que les populations exclues se sentent totalement exclues de la
gestion des espaces protégés qui constituaient, il y a encore
peu, leurs anciens territoires, leurs espaces de vie.
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