2.2.2 Le cas de l'Afrique orientale ex-belge ou
francophone
Comme nous l'avons vu dans les pages
précédentes, la « pression démographique
» apparaît à première vue comme la
première menace qui pèse lourdement sur la politique de
conservation au Rwanda et au Burundi. En effet, dans un contexte actuel de
« forte pression foncière », certains auteurs
affirment que cette explosion démographique aurait
déclenché un déséquilibre population
nationale/ressources disponibles qui serait à son tour à
l'origine de la diminution de l'Exploitation Agricole Familiale et de tous les
maux qui s'abattent sur ces deux pays depuis deux à trois
dernières décennies comme « la mise en culture de
terrains à forte pente et l'aggravation des phénomènes
d'érosion, une baisse généralisée de la
fertilité et une chute des rendements, la généralisation
du sous-emploi à la campagne, etc. » (Cochet H., 2001)
En outre, ajoutent-ils, cette « contrainte
démographique » serait l'une des causes directes des conflits
interethniques qui secouent les deux pays depuis 1988 et 1990, respectivement
pour le Burundi et le Rwanda. Une hypothèse à ne pas affirmer ou
infirmer au hasard mais dont il faut prendre avec un maximum de sérieux.
Par contre, d'autres auteurs estiment que le poids démographique aurait
constitué un facteur stimulant en matière d'innovations agricoles
et de lutte contre la dégradation des sols dans les années 1980,
une décennie au cours de laquelle les décideurs politiques (y
compris les agents de développement) des deux pays avaient fondé
leurs discours socio-économiques sur le « problème
démographique »1.
Que ce soit les premiers (s'inspirant de la théorie
néo-malthusienne) ou les seconds (s'inspirant de la théorie
anti-malthusienne), il faut signaler que le problème de la pression
démographique existe dans les deux pays, qu'il est réel et
menaçant, et que, d'une façon ou d'une autre, remet en cause la
politique de conservation répressive menée par les
différents gouvernements qui se sont succédés au pouvoir
depuis l'époque coloniale jusqu'à nos jours. La question qui se
pose aujourd'hui est de savoir si dans les prochaines décennies les deux
Etats seront capables de résister à une pression paysanne de plus
en plus croissante autour des espaces protégés. Certainement non.
La décision « sage » prise par les autorités
rwandaises d'amputer les 2/3 du Parc national de l'Akagera en vue de
réinstaller les réfugiés de 1959 venus d'Ouganda en est la
preuve. De surcroît, le défrichement «
désordonné » de la quasi- totalité de la
Réserve naturelle de Gishwati (sous les yeux des autorités
locales) dans le but de réinstaller les anciens réfugiés
venus du Nord-Kivu (RDC) en est l'autre témoignage. Et ce n'est pas fini
puisque d'autres agressions clandestines subsistent autour des aires
protégées du pays malgré le contrôle assez
délicat des ONG de protection de la nature et de certains pays
occidentaux2 qui financent les projets de clôture de ces
espaces.
1 Aujourd'hui tous discours politiques sont
fondés sur la recherche de « l'unité et la
réconciliation » suite aux événements douloureux
qu'ont traversé les deux pays
2 Coopération allemande (GTZ) et la
Coopération belge
Pour ce qui est du Burundi, les autorités en place
continuent de geler plus de 3 % du territoire national en zones
protégées mais les agressions ne tarderont pas à se
manifester puisque ces espaces sont souvent localisés dans des zones
densément peuplées du pays. Le cas le plus probable est celui de
la Réserve de Rumonge créée très récemment
dans l'une des régions les plus peuplées du pays, à savoir
les bas versants de Mumirwa. A part cela, les professionnels de la conservation
dans le pays craignent aujourd'hui le retour possible (si on parvient à
mettre en oeuvre les accords signés dernièrement à Arusha)
des réfugiés de 1972 et 1993 dans le pays. Une cause noble qui
pousserait les autorités burundaises à sacrifier les quelques
40.000 hectares du Parc national de Ruvubu en vue de réinstaller ces
réfugiés.
En dehors de cette croissance démographique sans
précédent, la politique de conservation dans les deux pays est
confrontée au problème des acteurs locaux (les Batwa forestiers
en particulier) qui, depuis l'époque coloniale jusqu'à nos jours,
subissent les conséquences de la création des aires
protégées sur leurs territoires. A l'heure où nous sommes,
la médiatisation des discours sur les raisons d'être des parcs
nationaux et réserves analogues, accompagnée d'aide
financière massive pour la protection de la faune et de la flore dans
les deux pays, a brisé la logique des autorités locales en
matière de prise de décisions vis-à-vis de ce
problème. Les responsables de ces pays se trouvent donc dans
l'impossibilité de mettre en oeuvre une politique de gestion des aires
protégées qui concilie en même temps les
intérêts touristiques de l'acteur-Etat, ceux de conservation
intégrale des ONG de protection de la nature et les
intérêts vitaux des acteurs locaux comme c'est le cas en Zambie et
au Zimbabwe.
Coté rwandais, plusieurs tentatives de recherche de
solutions à ce problème ont conduit à l'avancée de
plusieurs hypothèses de solutions dont trois logiques dominent le
débat des responsables du pays depuis le début des années
1980 (Mbuzehose J.B., op. cit.). La première logique épouse la
politique, jusqu'à présent, pratiquée par l'Etat, à
savoir le « conservationnisme radical » qui s'appuie sur les
principes de l'écologie classique tel que nous les avons vus
précédemment, mais surtout aux arguments qui traitent les zones
protégées comme « patrimoine planétaire,
générateurs de revenus pour le pays et qu'elles constituent aussi
un héritage qu'il faudra léguer à nos descendants.
» Il faut noter que cette position radicale de la conservation a longtemps
bénéficié l'appui politique des anciens décideurs
de la 2ème République suite aux différentes raisons
ci-haut mentionnées.
Sur le terrain, les conséquences de cette position ont
été nombreuses tant sur le plan humain qu'écologique.
Outre le calvaire des Batwa forestiers dont la vie ne cesse de se
dégrader aux alentours de certaines aires protégées, il
faut noter également la disparition tragique de la naturaliste
américaine Dian Fossey suite à un assassinat organisé par
un des réseaux maffieux de la région des Grands lacs qui
était intéressé par la capture des jeunes Gorilles dans le
Parc national des Volcans. En effet, prônant l'approche du
conservationnisme radical dans ce parc depuis le début des années
80 en vue de protéger les Gorilles de montagne, ce chercheur a eu
beaucoup d'influence auprès des autorités du pays, ce qui a
entraîné l'expulsion des Batwa forestiers de la forêt.
Malheureusement, cette expulsion des acteurs locaux n'a pas
contribué à l'éradication du problème de braconnage
dans le parc tel que Dian Fossey l'espérait, au contraire les
gestionnaires du parc affirment qu'elle l'a rendu sophistiqué à
cause non seulement de la participation des autorités locales
corrompues, mais aussi suite mécontentement des paysans qui, dès
son arrivée, ne pouvaient plus continuer leurs activités
traditionnelles à l'intérieur du parc. Bref, nous sommes
convaincus que si les populations locales avaient été
associées à la
gestion du Parc National des Volcans, le drame qui s'est produit
n'aurait pu avoir lieu, et les Batwa forestiers auraient pu contribuer aux
opérations de repérage des braconniers.
Justement, la deuxième logique qui était
préconisée par les autorités rwandaises en vue de
résoudre le problème des Batwa forestiers était celle de
la « gestion forestière participative ou foresterie
sociale. » Tout en écartant l'idéologie radicale qui
exclue tout dialogue avec les acteurs forestiers et qui ne tient pas compte des
réalités locales, cette logique s'acharne pour l'octroi en faveur
des Batwa forestiers un espace de survie et demande l'ouverture
saisonnière des parcs aux populations pour la plantation des arbres et
la coupe du bois sec seulement. En outre, elle précise que les agents de
développement doivent respecter le mode de vie des Batwa, leur tradition
et leur rythme de développement, sans toutefois essayer de les convertir
par force en agriculteurs sédentaires. Aussi, remet-elle en cause le
décret-loi ci-haut signalé qui ne tient pas en compte du
rôle social de la forêt en milieu rural, et qui minimise certaines
activités des populations vivant de la forêt.
Cependant, il convient de mentionner que tous ces souhaits
sont malheureusement restés lettre morte puisque la situation
socio-économique des Batwa forestiers continue de se dégrader
comme en témoigne la pérennisation de la malnutrition chez les
enfants Batwa et l'augmentation de leur taux de mortalité dans les zones
environnant la Forêt naturelle de Gishwati et le Parc National des
Volcans (Mbuzehose J.B., op. cit.). Ce qui montre que les professionnels de la
politique de conservation, sans oublier les décideurs politiques qui les
facilitent la tâche, peuvent se tromper pour une longue durée en
se cramponnant sur leur politique d'exclusion au lieu d'adopter les
démarches entreprises par les pays de l'Afrique australe.
Enfin, la dernière logique est celle d'orienter la
politique de conservation vers le « le productivisme agricole. »
Comme l'explique toujours J.B. Mbuzehose, cette logique était
inscrite dans le cadre de la mise en application des résultats de la
recherche agrosociologique du PNAP (Programme National pour
l'Amélioration de la Pomme de terre) dans les zones de marge du
Nord-Ouest du pays. Au départ, l'objectif de ce programme était
de rentabiliser la forêt de Gishwati au profit des paysans mais
malheureusement il fut dévié vers le profit de gros producteurs
de la région notamment les hauts responsables du pays. Cette
expropriation forcée (sous la houlette de l'Etat) eut comme
conséquence l'expulsion des Batwa qui vivaient dans cette forêt,
sans oublier les paysans riverains qui y faisaient paître leur
bétail pendant la saison sèche.
Ceci explique d'ailleurs les difficultés d'obtention
(pour les paysans d'en bas) des parcelles destinées à
l'agriculture ou à l'élevage dans les zones de marge soumises au
défrichement sous l'autorité de l'Etat. Il faut noter que cette
tendance existe même aujourd'hui dans la mesure où on remarque que
certaines personnalités (ou leurs proches) disposent de grandes
propriétés foncières, souvent clôturées, au
milieu des petits lopins de terres des paysans d'en bas. Cela concerne les
régions récemment défrichées comme l'Umutara ou
encore la Réserve de Gishwati. Ce constat pourrait d'ailleurs servir
d'exemple à toutes les personnes qui, depuis un bout de temps,
préconisent la suppression des aires protégées comme l'une
des meilleures solutions au problème de surpeuplement dans le pays.
Au final, on peut se poser la question de savoir pourquoi la
mise en oeuvre de cette logique productiviste ne permettait pas (ou ne permet
pas) aux populations déplacées de leurs terres (les Batwa
forestiers en particulier) d'obtenir des parcelles dans les zones
protégées soumises au défrichement sous l'ordre de l'Etat.
La réponse à cette question nécessite une
étude approfondie de l'évolution des milieux
ruraux qui environnent les aires protégées du pays (depuis
l'époque coloniale jusqu'à nos jours), ce qui nous pousse
à envisager cette étude pour nos recherches
ultérieures.
En ce qui concerne la situation des populations
expulsées de leurs terres au Burundi, il faut signaler que le
gouvernement burundais semble ignorer le problème de quelques 3000
familles déplacées lors de la création en 1983 du Parc
national de Ruvubu ou celui des populations chassées de leurs terres
lors de la récente création des Réserves naturelles de
Rumonge et Vyanda. Comme nous l'avons dit en haut, le problème qui
préoccupe les autorités burundaises pour le moment est la
recherche des devises à travers le développement du tourisme
lié à la faune sauvage, peu importe donc les dégâts
matériels ou humains que cela peut entraîner. En faisant une
enquête d'estimation du coût qu'a représenté la
création du Parc national de Ruvubu par exemple, J. Rwubatsebabiri
(1994, repris par H. Cochet, op. cit.) a fait constater que les coûts
étaient énormes.
En effet, réalisée sur une période de 20
ans (1983-2002), le calcul faisait apparaître un coût de quelque 80
milliards de francs burundais constants de 1993, soit l'équivalent
d'environ 400 millions de dollars américains. Il faut noter que cette
estimation tenait compte « des investissements réalisés,
des coûts de fonctionnements, et surtout du coût de renoncement des
terrains, à savoir la production agricole et pastorale à laquelle
le pays renonça du fait de l'affectation de cet espace au parc.
» (Cochet H., idem) Or, l'auteur fait savoir que les 50 000 hectares qui
furent réservés au Parc national de Ruvubu auraient pu dans le
meilleur des cas réinstaller plus de 10.000 familles de nouveaux
migrants en provenance des régions plus densément peuplées
du pays comme les collines du Buyenzi (coté Centre-Nord) ou les Versants
du Mumirwa qui surplombent la capitale de Bujumbura.
Comme les autorités en place n'envisagent pas une
solution durable ni en faveur des populations des régions
surpeuplées ni pour les populations chassées de leurs terres,
préférant au contraire les intérêts liés au
développement de l'écotourisme, H. Cochet se contente de proposer
une solution radicale selon laquelle l'Etat burundais doit mettre un terme aux
différentes expropriations et mises en défens des terres
paysannes, puis de « restituer à l'agriculture et à
l'élevage les milliers d'hectares qui lui ont été
retirés dans le cadre de la politique de ?protection de
l'environnement?, en particulier ceux du Parc national de Ruvubu, ceux des
Réserves de Vyanda et de Rumonge, ainsi que les espaces
stérilisés par des ?boisements de
protection? inefficaces. » Ce qui n'est pas facile bien
sûr à réaliser compte tenu des enjeux actuels du capital
foncier dans ce pays, d'où d'autres solutions plus
modérées et raisonnables seraient les meilleures.
En ce qui nous concerne, nous trouvons que les
problèmes fonciers (dans le cadre de la politique de conservation) au
Burundi (comme au Rwanda d'ailleurs) méritent une attention
particulière dans ce sens que seule la politique coercitive actuelle
risque de compromettre l'avenir de ces espaces. Ainsi, nous proposons que la
nouvelle approche de conservation participative, appuyée par les ONG de
protection de la nature sous la volonté et la bénédiction
des gouvernements en place, soit considérée comme la meilleure
solution aux deux problèmes qui pèsent lourdement sur la
politique de conservation dans les deux pays, à savoir la pression
démographique et la précarité des modes de vie des
populations déplacées de leurs terres lors de la création
des espaces protégés.
ces espaces. Il est temps donc de tirer la sonnette d'alarme
envers les autorités rwandaises et burundaises, plus spécialement
aux professionnels de la conservation dans ces deux pays, de bien vouloir
entreprendre la politique de conservation participative en s'inspirant de ce
qui a été fait dans les autres pays notamment ceux de l'Afrique
australe. Nous savons qu'il n'est pas du tout facile de les convaincre
puisqu'ils agissent sous la pression des lobbies internationaux mais nous
espérons que la logique finira par l'emporter.
En définitive, il faut dire que l'Afrique orientale
francophone reste toujours en retrait par rapport aux progrès
réalisés par les pays de l'Afrique orientale, et surtout ceux de
l'Afrique australe, en matière d'intégration des populations
locales à la gestion des aires protégées. A l'heure
actuelle, la mise en pratique de cette politique risque de se heurter à
la rigidité législative en place dans les deux pays puisque les
parcs et réserves sont classés parmi les capteurs de devises
octroyées par les donateurs du Nord pour la promotion du tourisme et la
protection des animaux: une manne venue du ciel pour ces pays dans la mesure
où leur principale priorité est aujourd'hui de combler le trou
budgétaire occasionné par la diminution (liée au contexte
régional assez difficile) des entrées en devises
étrangères.
De quoi qu'il en soit, cette logique n'arrange pas grand chose
pour les deux gouvernements. Au contraire, la situation des aires
protégées risque de se détériorer parce que les
populations déplacées lors (de leur création) se sentiront
toujours menacées par la loi de leur mise en place, d'où la
multiplication des actes de vengeance à l'égard de ces espaces.
Il est grand temps donc que les deux pays puissent revoir leur politique en
matière de conservation, en s'inspirant des expériences
d'ailleurs, afin d'intégrer ces populations. C'est de là que se
développera sans doute une politique de conservation qui s'attache, non
seulement, aux intérêts de l'Etat et/ou de quelques notables d'en
haut, mais qui s'attachera aussi à ceux du monde d'en bas, à
savoir les populations vivant aux alentours des aires
protégées.
Conclusion de la troisième partie
A la fin de cette dernière partie, nous pouvons dire
que depuis la fin de l'époque où les principes de «
l'écologie classique » dominaient encore la politique de
conservation dans le monde (avant les années 1970), le champ
conservationniste a connu beaucoup de changements en faveur du bien-être
de l'humanité. L'un des changements qui a marqué les
années 1970-80 est en rapport avec la mise en oeuvre des projets
d'écodéveloppement connus sous le nom de Projets
Intégrés de Conservation et de Développement (PICD) de
première et de deuxième génération. Le but
primordial de ces projets, grâce à l'approche participative,
était de faire associer les populations locales à la gestion des
aires protégées. Plusieurs expériences
réalisées par les ONG de protection de la nature ont toutes
vouées à l'échec parce que ces organisations
considéraient les populations locales comme les acteurs passifs. Au
contraire, les programmes CAMPFIRE (Zimbabwe) et ADMADE (Zambie) ont connu des
succès suite aux structures mises en place en faveur des populations
locales. C'est pour cette raison que les grandes organisations de protection de
la nature dans le monde ont proposée de nouvelles stratégies pour
les aires protégées du le 21ème
siècle.
Ainsi, en dehors des objectifs habituels impliquant les
populations locales à la gestion des aires protégées, ces
organisations vont soutenir financièrement l'initiative prônant la
promotion de l'éthique de la paix à travers la création
des zones protégées transfrontalières. Un objectif
très intéressant compte tenu du nombre de conflits qu'on trouve
dans les pays de l'Afrique orientale et partout ailleurs en Afrique, mais
difficile à réaliser suite au manque de prise de conscience des
autorités de certains pays comme c'est le cas au Rwanda et au Burundi
où les efforts de faire participer les populations locales à la
gestion des aires protégées sont très timides
contrairement à ce qui se passe dans les Etats de l'Afrique orientale
ex-anglaise.
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