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Représentation et migration dans The Pickup de Nadine Gordimer

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par Ives SANGOUING LOUKSON
Université de Yaoundé I - Maitrise 2008
  

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III.2- MIGRATION ET RÉSISTANCE

Le fait que Julie s'insurge tour à tour contre la bourgeoisie sud-africaine et l'aliénation de Musa permet de caractériser sa migration comme symbole de la résistance. Stephen Slemon définit la résistance comme un acte ou un processus consistant à soustraire quelqu'un ou un groupe de personnes de l'oppression de l'autre :

Resistance, écrit-il, is an act, or a set of acts, that are designed to rid a people of its oppressors, an it so thoroughly infuses the experience of living under oppression that it becomes an almost autonomous aesthetic principle105(*)

Pour Homi Bhabha, resistance is an effect of the contradictory representation of its ambivalent strategies of power106(*). Autrement dit, la résistance se déploie essentiellement contre la représentation dans ses divers aspects. C'est dire que la résistance a un effet bénéfique sur l'humanité. Car elle génère la compréhension réciproque entre les hommes. Barbara Harlow écrit à ce propos :

The struggle is one which engages the tradition past as well as the present circumstances of western hegemony in order to determine future coordinates of social and political formations and strategic alliances107(*)

Edward Said reprend à sa manière la même idée. Pour lui la résistance loin d'être une simple réaction à l'impérialisme, est une conception alternative de l'histoire humaine108(*).

La résistance est donc toute manière de lutter pour le bonheur des hommes pris aux pièges de l'impérialisme.

Dans The Pickup, Julie se singularise par son rejet de l'impérialisme. Elle rejette le comportement de son groupe social qui favorise la marginalisation de l'autre et rejette le comportement de Musa, comportement déterminé par les complexes d'infériorité hérités de son passé. Julie résiste donc autant à la représentation du centre qu'à celle de la périphérie.

III.2.1- Résistance à la représentation du centre

Julie s'oppose à ce que le groupe qu'elle rejette en Afrique du sud (le centre) continue de se représenter comme un groupe exceptionnel qui aurait raison de se renfermer sur lui-même. Elle souhaite plutôt que celui-ci apprenne à se remettre en question afin de comprendre l'absurdité que représente le fait de nier l'humanité de l'autre ; l'altérité. Julie essaye de faire comprendre à son groupe que les cultures ne doivent pas s'exclure mutuellement. Elles doivent plutôt s'enrichir grâce à une négociation permanente. C'est pour cette raison que plutôt que de se conformer aux codes culturels du groupe auquel elle appartient, Julie les transgresse sans cesse pour s'ouvrir aux pauvres :

The young woman was down in a thoroughfare, a bazar of all that the city had not been allowed to be by the laws and traditions of her parent's generation. Breaking up in bars and cafés the inhibitions of the past has always been the work of the young, haphazard and selectively tolerant (P. 5)

Julie s'en prend au regard que la bourgeoisie pose sur le subalterne Musa. Elle se lie à lui pour cette raison en Afrique du sud malgré la situation illégale de ce dernier. Elle s'éprend de lui, l'héberge gratuitement sans l'exploiter et entreprend des démarches dans le but de faire obtenir à Musa la nationalité sud-africaine, en vain.

Invitée par son père dans la villa de ce dernier, elle affiche une mine de mépris devant lui : Julie comes upon it as always : sinking into a familiar dismay (P. 40). Julie refuse de se confondre au groupe de son père. Alors que Musa s'interroge sans cesse why don't you take me to know your parents (P. 37), Julie lui répond péremptoirement my life is my life, not theirs (...) I didn't want to subject you to them (P. 38). Julie a même honte de ses parents: she was ashamed of her parents (P. 38).

Elle estime que ceux-ci ne vivent pas. D'après elle, leur liberté est emprisonnée par des codes culturels rigoureux dont la vigueur étouffe ou occulte l'expression. Leur liberté est fixée dans la normalité de leur groupe. Cette situation favorise l'arrogance du bourgeois qui l'amène à croire qu'il a le droit de stigmatiser ou d'exploiter le subalterne. Julie exprime son questionnement de l'identité bourgeoise en s'interrogeant de la manière suivante : where to locate the self ? (P. 47) 

Tout se passe comme si Julie reprenait la thèse de Fanon d'après laquelle il ne faut pas essayer de fixer l'homme, puisque son destin est d'être lâché109(*). Elle quitte pour cette raison son cadre de vie opulent, imposant et spacieux pour partager avec les exclus et les pauvres leur cadre de vie :

She was on her way to where she would habitually meet (...) friends and friends of friends (...) The L.A café (...) The name of this café was a statement. A place for the young; but also one where old survivors of the quarter's past, ageing Hippies and leftist Jews, grandfathers and grandmothers of the 1920s immigration who had not become prosperous bourgeois, could sit over a single coffee. Crazed peasants wandered from the rural areas gabbed and begged in the gutters outside» (P.5)

Julie dénonce donc dans le groupe qu'elle quitte en Afrique du Sud quasiment les mêmes problèmes que John Maxwell Coetzee dans la société :

l'insignifiante peur de l'altérité, des innombrables formes de violence concentrationnaire, des modes de destitution systématique de l'individu, de la réduction de l'autre au silence 110(*).

Julie prône un idéal d'amour, de partage et de solidarité avec l'altérité. C'est plutôt cet idéal de Julie qui scandalise autant son père que le propriétaire de garage où Musa travaille et vit en Afrique du Sud. Car ils se satisfont de l'idée d'une prétendue normalité de leur classe sociale par rapport aux autres. Mais l'idéal que Julie prône ne se réduit pas seulement à son rapport avec le centre.

III.2.2 Résistance à la représentation de la périphérie

Parvenue dans le pays de Musa, Julie se fraye un chemin qui va conduire à sa séparation d'avec Musa. Musa ira aux USA et Julie choisira de rester dans la périphérie. Julie refuse que Musa ou la périphérie au sens large continue de ressembler au portrait que le centre a fait de lui ou d'elle. Pour cela, elle identifie quelques secteurs d'activités où la périphérie a intérêt à s'investir pour rectifier le tir : l'éducation et l'agriculture.

Dans le pays de Musa, Julie s'investit abondamment dans l'éducation des populations. Dans le domicile familial de Musa, elle commence par enseigner l'Anglais à Maryam et aux voisins :

Julie was teaching English not only to Maryam and the quiet young neighbourhood girls and awkward boys who sidle into lean-to whispering and making place for one another cross-legged on the floor (P ; 142).

Il convient d'observer que l'Anglais que Julie enseigne ici ne peut être considéré comme vecteur de l'impérialisme linguistique. Car Julie prône l'ouverture et l'amour entre les cultures. Dans la perspective de Julie, la maîtrise de la langue anglaise par la périphérie, permettrait à cette dernière de se rapprocher du centre puisque la langue peut permettre de démystifier celui-ci. C'est du moins ce dont Julie est convaincue lorsqu'elle estime important d'apprendre la langue arabe ; langue de communication dans le pays de Musa. Elle s'interroge à travers le narrateur à ce propos:

What on earth qualified her to teach! On the other hand, what else did she have? What use were her supposed skills, here; who needed promotion hype? She was like one who has to settle for underbelly of a car. The books in the elegant suitcase were bedside bibles constantly turned to, by now, read and re-read; she agreed - but in exchange for leasons in their language. Why sit among his people as a deaf-mute?» (P. 143).

Julie assigne donc à l'Anglais qu'elle enseigne dans le pays de Musa une fonction purement utilitariste pour le projet dont elle est porteuse dans The Pickup. Elle n'enseigne d'ailleurs pas seulement l'Anglais à Maryam et aux voisins. Elle enseigne aussi la langue anglaise à l'employeur de Maryam et dans une école du pays de Musa : Julie has classes in English at Maryam's employer's house and at a school (P. 150).

Remarquant que la société de Musa ne favorise pas la scolarisation des jeunes filles, Julie entreprend de convaincre le principal de l'école où elle enseigne d'admettre aussi des jeunes filles. Le narrateur écrit à ce propos:

She had been drawn in to coach English to older boys who hoped to go to high school in the capital some day; she had been able to persuade - flatter - the local school principal to let girls join the classes although it was more than unlikely their families would allow them to leave home» (P. 195).

Julie consacre presque toute sa vie à l'éducation dans le pays de Musa. C'est comme si Julie a compris que le déficit éducationnel en périphérie justifie en partie sa condition pitoyable. Julie semble avoir compris qu'en post-colonie, plutôt que de continuer à satisfaire les besoins de puissance du groupe dominant, l'éducation devrait viser le développement de la périphérie. C'est comme si Julie souhaite que l'éducation en périphérie joue le rôle que lui attribue le philosophe camerounais :

l'éducation est le lieu par excellence où une communauté humaine prend conscience d'elle-même. C'est là qu'elle se définit, qu'elle déclare ses valeurs et ses fins, sa conception d'elle-même, de l'homme et de son accomplissement111(*).

Julie se consacre sans doute à l'éducation en périphérie parce qu'elle est convaincue du rôle décisif que l'éducation joue dans les modifications importantes de la société. Comme nous l'apprend John Dewey :

Par la loi et ses punitions, par l'agitation et la discussion sociale, la société peut s'organiser et se former d'une manière plus ou moins fortuite au petit bonheur par la chance. Mais par l'éducation, la société peut formuler ses propres fins, peut organiser ses propres moyens et ressources et se façonner ainsi la direction où elle désire aller112(*)

C'est certainement grâce à ce type d'éducation que la périphérie cessera de correspondre au portrait que le centre dresse de lui. Ce d'autant que cette éducation favorise le réveil de conscience de la périphérie. Mais Julie s'attache aussi à la pratique de l'agriculture.

Lorsque Julie découvre qu'il est possible de pratiquer l'agriculture dans le pays désertique de Musa, elle se met à rêver du riz, des oignons, de la patate, des tomates ou du haricot qu'elle peut cultiver (P. 212). Julie apprend alors à Musa son intention de s'acheter un lopin de terre pour pratiquer l'agriculture. Musa qui ne cesse de se représenter Julie comme the right kind of foreign. One who belonged to an internationally acceptable category of origin (P. 140), réagit face à l'intention de Julie en ces termes: You want to buy a rice concession! You: What for? (P. 215).

Dans le pays de Musa, Julie fait toujours le contraire de ce que Musa espère qu'elle fera. Elle va au désert régulièrement contre le gré de Musa. La vérité est que Julie a compris que le désert au milieu duquel s'étend le pays de Musa sert de support à la représentation que Musa a de son pays. C'est cette représentation qui pousse Musa à diaboliser le désert. Pourtant, Julie découvre les potentialités du désert qui ne sont simplement pas mises en valeur dans le pays de Musa :

The desert. No seasons of bloom and decay. Just the endless turn of night and day. Out of time: and she is gazing not over it, taken into it, for it has no measure of space, features that mark distance from here to there. In a film of haze there is no horizon, the pallor of sand, pink-traced, lilac-luminous with its own colour of faint light, has no demarcation from land to air. Sky-haze is indistinguishable from sand-haze. All drifts together, and there is no onlooker; the desert is eternity (P. 172).

Julie ajoute: The desert is always; it doesn't die it doesn't change, it exists (P. 229).

C'est dire que, comme l'Afrique du Sud a aménagé le veld pour les excursions ou pour le tourisme113(*), le pays de Musa peut aussi faire du désert un site touristique pouvant générer les bénéfices énormes au pays de Musa.

La résistance à la représentation que Musa a de son pays est aussi manifeste dans la décision de s'établir dans la périphérie que Julie prend à la fin du roman. Malgré l'attrait que représente les USA aux yeux de Musa ;

There are big centers in communications technology, it's a nice climate, warm, like you have at your home, not hell hot as this place-never cold-chicago is could, isn't it. California-wonderful. Everyone wishes to live there (P. 138),

Julie reste imperturbable dans sa decision: I'm not going back there. I don't belong there (...) I'm staying here (PP. 252-253) 

Julie refuse donc de partir avec Musa vers les USA et préfère s'installer dans la périphérie. C'est une preuve que pour elle, la périphérie est un lieu où l'on peut bien vivre sans mourir de faim ni de maladie. Seule la représentation que le subalterne a de lui-même constitue un problème. En s'établissant donc dans le milieu de vie du subalterne, Julie pense y contribuer à son développement.

Le modèle de prise en charge de la périphérie que Julie enseigne dans The Pickup propose au centre un moyen efficace de lutter contre la pauvreté dans le monde. Ce mode éviterait au centre le genre d'accusation et de dénonciation dont Aminata Traoré se veut la porte parole en Afrique :

Ces gens-là prétendent lutter contre la pauvreté en menant les mêmes politiques qui nous ont conduits là où nous sommes. Ils feraient mieux de parler de lutte contre les pauvres !114(*)

Mais Julie s'adresse aussi à la périphérie. Elle veut empêcher la périphérie de continuer à renvoyer au centre l'image que le centre se fait de lui. C'est-à-dire qu'elle continue passivement d'enfourcher comme dirait Ambroise Kom  les trompettes de la Francophonie, du Commonwealth et d'autres structures du type impérial du même acabit115(*). Julie propose à la périphérie de se mettre résolument au travail afin de sortir des sentiers tracés par le complexe de supériorité du centre. L'investissement de Julie dans l'éducation et l'agriculture suggère le rôle important que ces secteurs auront à jouer dans ce travail qui s'impose à la périphérie.

Pour Julie, la périphérie devrait donc être responsable de son propre développement. C'est de cette manière qu'elle ne pourra plus correspondre au portrait que le centre lui a réservé c'est-à-dire un cadre où tout le monde est pauvre, où la paupérisation est sans cesse croissante, mais paradoxalement un cadre de haute consommation des produits de l'industrie du centre.

Quant au centre, il devrait s'atteler à éviter que son développement matériel conduise à l'arrogance, au chauvinisme ou au narcissisme de ses populations. Dans la perspective de Julie, le centre devrait se poser la question ci-dessous que Fanon se pose à lui-même : Ma liberté ne m'est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ?116(*) Le centre devrait pour ainsi dire adopter des comportements nouveaux qui sont favorables au décollage véritable de la périphérie. L'idéal que Julie recherche dans The Pickup correspond à l'idéal du décentrement proposé par la théorie postcoloniale. C'est du moins l'idée qu'on peut soutenir si l'on s'en tient à ce que pensent Martine Delvaux et Pascal Caron du postcolonialisme :

Le postcolonialisme cherche à provoquer un décentrement de l'eurocentrisme en reprenant la marginalisation du « colonisé » et en lui rendant la part de pouvoir oppositionnel qui lui revient117(*)

La migration de Julie ne lui permet pas seulement de faire l'inventaire des égarements ou des insuffisances du centre, mais aussi ceux de la périphérie. Dès lors, nous pouvons nous pencher sur les enjeux et les défis de la migration de Julie en particulier et dans The Pickup en général.

III.3 LES ENJEUX ET LES DÉFIS DE LA MIGRATION DANS THE PICKUP

Tandis que Musa migre sans cesse de la périphérie vers le centre, Julie migre du centre vers la périphérie. Ces migrations dans The Pickup peuvent être interprétées de diverses manières. Parce que la migration de Julie contraste rigoureusement avec celle de Musa, elle peut être interprétée chez Julie comme promouvant le décentrement. Mais que Musa et Julie voyagent d'un coin à l'autre du monde peut être suggestif de l'intérêt que Gordimer accorde au cosmopolitisme.

III.3.1 Le décentrement

Commentant le roman de Saul Bellow intitulé L'hiver du dragon, Salman Rushdie relève un passage qui illustre à souhait l'idée de décentrement dont Julie se veut la promotrice dans The Pickup. Rushdie écrit précisément :

Il y a une très belle image dans le dernier roman de Saul Bellow, l'Hiver du dragon. Le personnage principal, le doyen, corde, entend un chien qui aboie sauvagement quelque part. Il imagine que l'aboiement est la révolte du chien contre la limite de son expérience de chien. « Pour l'amour de Dieu, dit le chien, ouvrez un peu plus l'univers ! » Et parce que Bellow ne parle pas vraiment de chiens, ou pas seulement de chiens, j'ai le sentiment que la fureur et le désir du chien sont aussi les miens, les nôtres, ceux de tout le monde. « Pour l'amour de Dieu, ouvrez un peu plus l'univers ! 118(*)

Julie promeut l'ouverture dans le monde. Que ce soit en Afrique du Sud ou dans le pays de Musa, elle ne se détourne pas de cet objectif. En Afrique du Sud, lorsqu'elle introduit Musa dans la communauté multiraciale de El-Ay café, l'idée d'ouverture que Julie promeut apparaît clairement au-delà de la description que le narrateur fait des amis de Julie :

The friends have no delicacy about asking who you are, where you come from that's just the reverse side of bourgeois xenophobia. (...) They have his story out of him in time at all, they interject, play upon it with examples they know of, advice they have to offer, interest that is innocently generous or unwelcome, depends which way the man might take it - but at once, he's not a «garage man" he's a friend, one of them, their horizon is broadening all the time (P. 14)

Le groupe avec lequel Julie se solidarise en Afrique du Sud est donc un groupe qui admet inconditionnellement l'autre, quelque soit la couleur de sa peau, sa classe sociale ou sa classe d'âge. Ce groupe fait sien un principe cher à Georges Ngal : rien d'humain ne m'est étranger119(*). C'est un groupe qui refuse de bafouer les Droits de l'homme et respecte la vie humaine. Ce groupe cultive pour ainsi dire la paix, l'amitié et l'amour entre les hommes. Julie ne s'éloigne pas non plus de ces principes dans le pays de Musa.

Plutôt que de s'enivrer des opportunités (selon Musa) que la couleur de sa peau lui offrent dans le monde, Julie choisit de se faire accepter pacifiquement dans la communauté de Musa. À l'arrivée, elle comprend qu'il est décisif pour elle d'apprendre la langue arabe pour atteindre cet objectif. I have to learn the language (P. 121) se décide-t-elle. L'importance de la religion musulmane dans le pays de Musa la pousse à vouloir y voir plus clair:

She wrote to her mother; why shouldn't she be asked to order through one of those wonderful Internet book warenhouses in California a translation of the Koran, hardback? (P. 143).

Son souci pour qu'elle soit pacifiquement acceptée dans la communauté de Musa s'illustre également au-delà de la décision d'observer le jeûne du Ramadan que Julie prend : of course I'll fast (P. 153).

Tout se passe comme si pour Julie, plutôt que de l'appauvrir, l'autre l'enrichit. Elle apprend, en plus de l'Anglais et du christianisme, sa langue et sa religion d'origine, l'Arabe et l'islam. Julie a compris que l'on déclare indirectement la guerre contre l'autre lorsqu'on refuse de respecter les croyances et la culture de ce dernier. Julie fait valoir son identité comme une réalité en perpétuel recommencement. Comme dirait Fanon, Julie, dans le monde où elle s'achemine, se crée interminablement120(*).

Loin donc d'elle l'idée d'une quelconque identité figée à la manière de celle du groupe qu'elle quitte en Afrique du Sud et de celle de Musa. L'identité que Julie suggère autorise que les hommes puissent se déplacer pacifiquement d'un coin à l'autre du monde sans que racisme et rejet s'en suivent.

III.3.2 Le cosmopolitisme

Nadine Gordimer semble idéaliser dans son roman le cosmopolitisme. D'après le Dictionnaire Hachette de la langue française est cosmopolite toute personne qui se déclare citoyen du monde, toute personne qui refuse de se laisser enfermer dans le cadre étroit de l'appartenance à une nation. Que Gordimer construise son récit à partir de diverses nations n'est donc pas fortuit à ce titre. L'Afrique du Sud, l'Allemagne, l'Angleterre, la Nouvelle Zélande, l'Australie, le Canada, la Jamaïque, le Sénégal, le Mali, les USA et le pays de Musa sont tous des pays réduits aux cadres à partir desquels Gordimer tisse son intrigue.

Pour Gordimer, tous ces pays ont une chose en commun : ils sont tous habités par des êtres humains soumis aux mêmes lois naturelles. En se servant de ces pays pour construire son roman, Gordimer semble vouloir comme dirait Fanon, multiplier entre eux des connexions, diversifier entre eux des réseaux et ainsi rehumaniser les messages121(*). Dans cette perspective, le personnage Julie fonctionne comme une espèce d'allégorie de l'idéal que Gordimer poursuit au moyen de The Pickup. Car Julie cherche à appartenir au monde. Elle s'évertue pour cela à s'ouvrir d'abord à Musa en Afrique du Sud, ensuite à la communauté de Musa dans The Pickup. Julie apparaît à cet égard comme une illustration de la thèse que Edward Said défend dans Culture and imperialism. En effet, Julie semble avoir compris qu'il est absurde à l'ère post-coloniale de croire que son identité ou sa culture serait meilleure ou pure par rapport à celle des autres. Ce d'autant que l'impérialisme a consolidé la mixture ou le mélange des cultures dans un cadre global :

No one today is purely one thing. Labels like Indian, or woman, or Muslim, or American are not more than starting-points, which followed into actual experience for only a moment are quickly left behind. Imperialism consolidated the mixture of cultures and identities on a global scale122(*).

Mais les migrations répétées de Musa apparaissent comme un défi pour les implications de la migration chez Julie dans The Pickup. Les migrations répétées de Musa tendent à brouiller l'importance que Gordimer attache à la migration dans son roman. Voilà qui m'amène à évaluer les défis de la migration dans The Pickup.

III.3.3 Les défis de la migration dans The Pickup

Gordimer semble reconnaître qu'il ne sera pas facile d'évincer l'impérialisme dans le monde. Voilà pourquoi elle se sert de la migration en situation de menace dans The Pickup comme prétexte pour proposer ce qu'on peut faire pour lutter contre l'impérialisme. Dans The Pickup, cette forme de migration est en effet menacée par la migration comme illustration de la victoire de l'impérialisme dans le monde.

Ce traitement que Gordimer réserve à la migration se justifie sans doute par l'exigence de liberté qu'implique l'art ou pour le cas spécifique de The Pickup, la littérature. Tourgueniev que Gordimer cite souvent écrit à ce propos :

Sans liberté, au sens le plus large du terme, c'est-à-dire par rapport à soi-même... et par rapport à son peuple et à son histoire aussi, le véritable artiste est impensable ; sans la présence de cet air, il est impossible de respirer123(*)

Gordimer a sans doute voulu rester libre devant la réalité qu'elle s'est proposée d'exposer dans The Pickup. Elle a refusé de taire ou d'exagérer un ou l'autre aspect de cette réalité. Évaluant la particularité de l'art de Gordimer, Salman Rushdie conclut d'ailleurs que c'est cette capacité qu'elle a de transposer la réalité sans sentimentalisme qui fait d'elle une véritable artiste : son art, écrit-il, réside dans le refus de toute exagération, toute hyperbole124(*).

Tout compte fait, la migration, dans The Pickup s'impose comme ce en quoi Gordimer entrevoit le bonheur des hommes dans le monde. Selon elle, c'est la migration qui permettra de réduire les laideurs de l'ère post-coloniale. Au nombre de ces laideurs, Gordimer relève la migration clandestine qu'elle considère alors comme le miroir du dysfonctionnement de notre [ère]125(*). C'est par exemple en quittant les bureaux climatisés de New York comme Julie, la bourgeoisie sud-africaine dans The Pickup, pour s'ouvrir à la périphérie que les experts de Brettonwoods pourront réduire, sinon stopper les migrations clandestines des populations de la périphérie vers le centre.

Gordimer croit donc à la migration légale parce qu'elle a compris comme Edward Said ou Arjun Appadurai que l'impérialisme et le colonialisme ont accéléré l'érosion des frontières entre les cultures, les sociétés ou les nations. Il est en effet absurde aujourd'hui de vouloir vivre ou de vivre dans l'isolement ou le repli identitaire puisque le colonialisme et l'impérialisme ont généré ce que Homi Bhabha appelle the unhomely condition of the modern world126(*). Arjun Appadurai qualifie ce monde de monde « post-national ». Toujours d'après lui, ce monde a plusieurs implications :

la première est temporelle et historique. Elle suggère que nous sommes engagés dans un processus menant à un ordre mondial où l'État-nation est devenu obsolète et où d'autres formations d'allégeance et d'identité ont pris place. La seconde est l'idée que les formes qui émergent sont de puissantes alternatives pour l'organisation du trafic international de ressources, d'images et d'idées. Les formes contestant activement l'État- nation ou constituant des alternatives de paix pour des loyautés politiques à grande échelle. La troisième implication est la possibilité que les nations continuent d'exister, tandis que l'érosion permanente des capacités de l'État- nation à monopoliser la loyauté encourage la diffusion de formes nationales ayant largement divorcé des états territoriaux127(*)

La périphérie et le centre seront-ils à mesure de comprendre et d'appliquer ces exigences qu'impose l'ère post-coloniale pour qu'enfin règne la paix dans le monde ? Sur cette question, Gordimer semble pessimiste en ce qui concerne le centre. C'est du moins la thèse qui se dégage du sort que Gordimer réserve au groupe que Julie quitte en Afrique du Sud. Car ce groupe n'est pas prêt à renoncer à son mode de vie fait de racisme, d'ostracisme et de narcissisme. Quant à la périphérie, Gordimer semble y fonder tous ses espoirs. Tout se passe comme si parlant de la périphérie, Gordimer disait que :

le Tiers-monde est aujourd'hui en face de l'Europe comme une masse colosale dont le projet doit être d'essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n'a pas su apporter de solutions128(*)

Voilà pourquoi Gordimer termine son récit par une note d'espoir que Julie exprime en direction de Musa. Alors que Musa disparaît dans le taxi venu le chercher pour l'aéroport, Julie, en aparté avec Khadija songe : He'll come back (P. 268). Ainsi, la périphérie devrait revenir au point zéro par un effort de réflexion afin de comprendre que sa condition est en partie la conséquence de l'impérialisme sur elle. C'est à cette condition qu'elle pourra cesser d'être considérée comme ce qu'Alain Mévégué appelle le maillon faible de la planète129(*). De la mémoire de son histoire douloureuse et triste qu'elle aura elle-même forgée et qu'elle préservera, la périphérie pourra alors contribuer à des tâches qui augmentent la totalité de l'homme. 130(*)

* 105 Stephen Slemon, cité par Bill Ashcroft et al., The post-colonial studies Reader, New York & London, Routledge, 1989, P. 107.

* 106 Homi Bhabha, cité par Bill Ashcroft et al., The post-colonial studies Reader, op.cit., P. 173.

* 107 Barbara Harlow, Resistance literature, New York, Methuen, 1987, P. 29.

* 108 Edward Said, Culture et Impérialisme, Paris, Fayard, 2000, P. 308.

* 109 Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Paris, Seuil, 1652, P. 189.

* 110 Dominique Lanni, "L'Exil et le royaume : les formes de l'engagement dans l'oeuvre de J.M. Cotzee", art. paru dans Africultures N°59, Paris, l'Harmattan, 2004, P. 97.

* 111 Fabien Eboussi Boulaga, Lignes de résistance, Yaoundé, CLE, 1999, P. 28.

* 112 John Dewey, Démocratie et Éducation, Paris, Armand Colin, 1990, P. 18.

* 113 Le veld est une steppe herbacée du Nord-Est de l'Afrique du Sud. Dans The Pickup, cette steppe a été aménagée pour les excursions ou pour le tourisme. Julie y mène d'ailleurs Musa en excursion, (P. 34)

* 114 Aminata Traoré, Le viol de l'imaginaire, Paris, Arthème Fayard & Actes Sud, 2002, P. 52.

* 115 Ambroise Kom, « Le Drame de l'élite camerounaise » interview paru dans Mutations N°1159, Yaoundé, 2004, P. 11.

* 116 Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Paris, Seuil, 1952, P. 190.

* 117 Martine Delvaux, Pascal Caron, in Paul Aron et al., Le dictionnaire du littéraire,Paris, P.U.F., 2002, P. 462.

* 118 Salman Rushdie, Patries imaginaires, traduit de l'anglais par Aline Chatelin, Paris, 10/18, Christian Bourgois éditeur, 1993, P. 32.

* 119 Georges Ngal, cité par J.E. Bien, Hybridité et écriture chez Ngal et Liking, mémoire inédit, Yaoundé, 2002, P. 78.

* 120 Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Paris, Seuil, 1952, P. 188.

* 121 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1991, P. 374.

* 122 Edward Said,Culture and Imperialism, op. cit. P. 336.

* 123 Tourgueniev, cité par Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit. P. 214.

* 124 Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit., P. 206.

* 125 Voir Ambroise Kom, « Le drame de l'élite camerounaise », interview paru dans Mutations N) 1159 du 28 mai 2004, P. 11.

* 126 Homi Bhabha, The location of culture, London & New York, Routledge, 1994, P. 11.

* 127 Arjun Appadurai, Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001, P. 234.

* 128 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., P. 374.

* 129 Journaliste animateur à la RFI et concepteur principal de l'émission "Plein-Sud" Alain Mévégué y emploie cette expression comme un crédo : « "Plein-Sud", espace de la radio mondiale où l'Afrique n'est pas le maillon faible de la planète ».

* 130 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., P. 373.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery