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Reflexion autour du Kubaho et Kubana, Gutunga et Gutunganirwa à travers l'action psychotherapeutique

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par Simon NSABIYEZE
Université Nationale du Rwanda - Maitrise 2008
  

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A. Des thérapeutiques conventionnels

En nous entretenant avec les soignants sur les thérapeutiques préconisées, tous nous ont parlé de l'une ou l'autre des approches occidentales apprises à l'école. Pas un soignant ni une personne ressource ne nous a fait part d'un modèle proprement innovateur Rwandais de prise en charge du traumatisme. D'ailleurs, les Rwandais ont du mal à trouver un consensus pour « nommer » le trouble et parlent de « Guhahamuka », « Guhungabana » et « Guta umutwe », etc.

En effet, dans une même lancée occidentale eu égard aux PTSD décrits à partir des situations de guerre, une vision trop médicale s'observe chez certains soignants Rwandais. Cela présente le danger de se concentrer sur les symptômes en oubliant de s'occuper de la personne, elle qui était objet de déshumanisation et qui a perdu des repères et du sens à sa vie. Ce à quoi la psychothérapie devrait s'atteler, étant donné que les symptômes ne sont que des expressions corporelles des problèmes psychiques.

B. Une théorisation plutôt peu adaptée

Dans une recherche effectuée dans le cadre de la Licence, nous avions émis des hypothèses de compréhension étiologique du traumatisme psychique au Rwanda (NSABIYEZE, S.2005, p.89). Nous avions pensé le PTSD comme indicateur d'une brouille psycho socioculturelle et d'une disjonction des maillons de la chaîne qui constituait le psychisme collectif Rwandais. Nous l'avions aussi postulé comme conséquence de la mauvaise mort : du manque de rituels pourtant chers pour le Rwandais. L'étude avait aussi théorisé le PTSD comme désordre par rapport à l'ordre culturel qui faisait santé et comme indicateur du non sens face à ce qui donnait sens à l'existence du Rwandais.

Nous soutenions en avançant ces hypothèses que « le diagnostique PTSD ne représente pas tous les spectres des symptômes surgissant dans les cultures non occidentales » comme l'affirment A. HAGENIMANA, HINTON et PITMAN (2003).

La même lacune théorique a été observée par d'autres chercheurs et dans des contextes comme celui du Rwanda. C'est ce qu'avait remarqué F. SIRONI (1999, p.40) quand elle écrit : « Les travaux de D. SUMMILFIELD, ceux de J. P. HIEGEL et ceux T. NATHAN sur la question existent pourtant depuis un moment. Cependant, ils ont été insuffisamment pris en compte. Les prendre en compte aurait eu une conséquence immédiate .
· invalider et disqualifier les théories et les modes de prise en charge habituellement utilisés avec des patients traumatisés ».

SIRONI était allée plus loin en donnant des raisons de la non prise en compte de ces théories. Elle écrit .
· « Je vois deux raisons au fait que ces travaux ont été insuffisamment pris en compte .
·

> une incapacité par vide théorique à penser la clinique contemporaine du traumatisme. La théorie du traumatisme s'est développée à partir de l'affect et du fantasme inconscient et non à partir de la pensée (traumatisme du non sens) et de l 'intension délibérée d'un tiers de détruire votre humanité (causalité extérieure) ;

> Les dispositifs thérapeutiques n'ont jamais été construits pour traiter une population toute entière souffrant des conséquences de la déshumanisation ».

Certains occidentaux préfèrent plutôt parler du PTSD comme « réaction normale à un événement anormal », d'autres par souci d'indemnisation au lendemain des catastrophes naturelles, hold-up ou accidents de circulation nomment PTSD des troubles observés mais tout cela semble ne pas tenir vraiment dans le cas du Rwanda. Nous pensons que l'interprétation que la personne et sa communauté se font sur l'événement subi, sa portée et son intention ainsi que ses effets médiats ou immédiats devraient être tenus en considération dans la désignation et la prise en charge du trouble psychologique résultat.

C. Thérapeutique héritée des « Humanitaires »

Au lendemain du génocide, des ONG ont pullulé au Rwanda proposant des prises en charge psychothérapeutiques. La majorité des thérapies proposées étaient une transplantation toute faite des techniques employées en occident avec des fois des expérimentations des thérapies non encore approuvées en occident. Nous pensons par exemple à ce que nous disait un soignant qui fut en désaccord avec un « humanitaire » qui préconisait l'EMDR dans la prise en charge de l'ESPT et le « flooding in vivo » en plein période de tension encore vive: deux ans après la Génocide.

Parlant justement à propos de cette importation par les humanitaires, N. MUNYANDAMUTSA (2000, p.3) écrit « une question essentielle est de savoir ce que la Psychiatrie, dans sa logique occidentale, peut apporter à une culture si différente de la sienne dans la manière de penser la souffrance psychique et ce que cette manière de penser aux sociétés traditionnelles peut apporter en retour à la psychiatrie occidentale ». Il s'interroge aussi comment l' « humanitaire » pourrait devenir « faiseur de ponts » s'il n'a pas su comment devenir faiseur de liens. Il montre que les humanitaires semblent peu efficaces car comme il renchérit : « c'est justement dans les situations de graves crises humanitaires que les liens se rompent. Le traumatisme psychique, n'est ce pas cela, la rupture brutale avec les valeurs intrinsèques, la fracture dans l'histoire de l'éprouvé traumatique, la sidération de la parole et enfin l'intrusion du non sens dans l'univers psychique de la victime de violences humaines ou plutôt inhumaines ». (Idem, p.9).

C'est justement cette inefficacité des humanitaires que nous avons hérité que F. SIRONI évoque au terme de plusieurs missions comme Humanitaire. Elle écrit : « Face à un problème d'une telle ampleur, venant à la fois questionner leur appartenance collective et leur pratique de thérapeute, les cliniciens étaient confrontés à un problème : comment traiter les traumatismes de masse ? Individuellement ? Impossible, pouvons-nous dire aujourd'hui. Pourtant c'est ce que tentèrent de faire les professionnels de la santé, au cours de ces dix ans passés, quand ils exportaient aveuglement des modèles thérapeutiques à efficacité limitée, voire nulle, dans des sociétés non occidentales ou dans des pays de l'Ex Europe de l'Est ».

(F. SIRONI, 1999, p.31).

La dimension urgentiste est déplorée par Michel Grappe quand il témoigne dans un ouvrage collectif de MARIE ROSE MORO et col. (2003, p.51) : « ....des counsellors ont été formés en deux jours, par groupe de cinquante, et uniquement sur le trauma. Le trauma est à la mode, permet d'avoir des enveloppes de Bruxelles, mais peut conduire à oublier le reste de la Psychopathologie ».

F. SIRONI avait fait remarqué ces mêmes lacunes quand elle écrivait peu avant, en 1997 dans un article intitulé « L'universalité est-elle une torture ?» que « l'action humanitaire à caractère psychologique, qui exporte sans préalables méthodologiques des théories et des modèles thérapeutiques, prend de ce fait le risque de fonctionner comme des idéologies allant à l'encontre des groupes culturels qu'elle prétend aider » (idem, p.39).

D. L'influence de la culture Rwandaise.

Un autre élément d'une grande importance qui fait obstruction aux psychothérapies des psychotraumatismes au Rwanda, est la culture Rwandaise. En effet, certaines valeurs de la culture Rwandaise ne sont pas favorables à l'expression de ses émotions. Or, cela est la pierre angulaire de l`efficacité d'une psychothérapie de ce trouble. La culture du silence, ne pas se confier à n'importe qui, de retenue, de bravoure, de courage, de dignité : ne pas dire sa colère ou sa souffrance, etc. peuvent freiner un processus de guérison des psychotraumatismes étant donné que le patient n'extériorise pas ses souffrances.

D'ailleurs les Rwandais se disent souvent `ihangane' : sois courageux, ou tiens le coup pour ne pas être traité de lâche dans des situations traumatiques notamment. Certaines adages et noms Rwandais traduisent cela `imfura ishinjagira ishira', `nsekamabaye' (je souris alors que j 'ai du chagrin), `amarira y 'umugabo atemba ajya mu nda', etc. Beaucoup de femmes violées préfèrent souffrir en silence plutôt que de dénoncer leurs bourreaux. Dans des consultations, certains patients préfèrent spéculer, tourner autours des considérations mondaines et courantes, sans exprimer leurs émotions et vécus profonds.

E. Une épidémiologie très accrue.

Les statistiques des milieux de prise en charge en santé mentale font état des chiffres très alarmants. A titre d'illustration, 5% des consultations au SCPS et plus de 18% au CARAES Ndera sont des patients souffrant de PTSD ou troubles associés. Paradoxalement, les professionnels de santé mentale qualifiés : Psychiatres, Psychologues, Infirmiers en santé mentale, counsellors sont d'un nombre très minime. Les conséquences sont entre autres le manque de soins efficaces, des rechutes, des aventures thérapeutiques et du charlatanisme pour répondre aux urgences qui se présentent.

Dans une analyse basée sur les statistiques des institutions de santé mentale de référence au Rwanda, et s'inspirant des recherches épidémiologiques déjà effectuées au Rwanda (HAGENGIMANA, HINTON, BIRD, POLLACK & PITMAN, 2003), GISHOMA D (2008, Pp.12-15), nous donne les bases pour confirmer ce que nous avançons dans ce paragraphe. Il affirme en substance que : « Ces statistiques montrent que les troubles qualifiés de « psychosomatiques » se retrouvent toujours dans le peloton de tête des troubles les plus fréquemment diagnostiqués dans les de santé mentale au Rwanda ».

Chapitre 4. PISTES D'ANALYSE ET DE COMPREHENSION 4.0. Introduction

Notre exploration documentaire nous montre qu'il y a plusieurs pistes théoriques à interroger. Les auteurs consultés nous permettent, chacun à sa manière, d'interroger un ou plusieurs aspects. Dans ce chapitre, nous allons partir des travaux de Freud et d'Adler pour comprendre la problématique. Une analyse de la question du sens dans la vie des rwandais à travers les quatre piliers d'une vie qui a un sens nous ouvrira des horizons sur la problématique. Enfin les travaux de Vergote et de S. Baqué nous aideront à promener la lanterne pour comprendre la problématique des psychotraumatismes au Rwanda.

4.1. Le Génocide, plus qu'un malaise dans la civilisation... !

« Lorsque l'ordre suprême ou l'extrême désordre érige l'assassinat de l'hôte, du parent, de l'être sans défense, du vieillard, de la femme et de l'enfant au rang de vertu cardinal, la folie meurtrière des hommes est alors à son apogée avec laquelle aucun animal, même le plus carnassier ne saurait rivaliser » M. MINARD & E. PERRIER (1999, p.17).

Civilisation selon Freud (1929, p.25) « désigne la totalité des oeuvres et organisations dont l'institution nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins: la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux ». Au Rwanda, la barbarie humaine a fait vivre l'impensable et a laissé des conséquences insupportables. En fait, ce que nous avons vécu l'a été parce que, comme le dit Freud (idem, p.40), la maxime « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » qui est en soi plus vielle que le christianisme n'a pas été respectée.

Ce génocide était d'un aspect particulier comparativement aux autres : arménien, cambodgien et des juifs. En effet, il ne s'agit pas d'une race qui s'est mise à tuer une autre, d'un peuple contre un autre, c'était au sein d'une même population qui partageait la langue, la culture, la vie et la mort, bref qui partageait tout . C'était des voisins, des amis, des compagnons de travail, de beaux-parents ou beaux enfants, des enfants ou des parents que le tortionnaire est incroyablement sorti.

Le bourreau n'a pas été nécessairement celui que la victime aurait soupçonné, mais souvent celui à qui on aurait pu confier son enfant pour lui donner à manger ou à boire ou pour le cacher une nuit car poursuivi par des extrémistes. Ce n'était pas un envahisseur étranger, mais souvent un voisin proche qui a tué.

En préface au livre sur le génocide Rwandais écrit par C. CALAIS, Patrick de St EXPERY écrit : « ... «Un crime sans nom '' comme le disait Winston Churchill, innommable parce que justement il échappe à l'entendement en raison de son caractère officiel, parce qu'il est le fruit naturel d'une criminelle logique élaborée au coeur d'un Etat ? Parce qu'il est mis en scène, justifié, programmé, financé et finalement réalisé non par un homme mais par un appareil ? Qu'ils soient arméniens, juifs, cambodgiens ou Rwandais, tous ont été exterminés sur ordre d'un Etat ». (1998, p.2).

Ecrivant à propos du génocide Rwandais et ses conséquences, N. MUNYANDAMUTSA nous dit : « Rien ni personne n'a été épargné. Femmes, enfants, vieillards ont été exterminés non pas pour quelque chose qu'ils auraient fait, mais pour ce qu'ils étaient ». (2001, p.1).

Les violences sexuelles ont été utilisées comme armes dans le but d'humilier la femme et de l'avilir, la déprécier afin de la faire souffrir tant moralement, culturellement que psychiquement. La Fédération Internationale des droits de l'homme dans son rapport de 1997 consacré à ce sujet en donne les détails. « Le viol était largement répandu, les femmes furent violées individuellement ou en groupe, avec des objets tels que des bâtons ou des canons de fusil, tenues en esclavage sexuel ou encore sexuellement mutilées. Dans la plupart des cas, ces crimes furent infligés à des femmes après qu'elles aient été témoins de la torture et/ou du meurtre de leur famille et la destruction ou du saccage de leurs maisons. Certaines femmes furent forcées à tuer leurs propres enfants avant ou après avoir été violées ». (p.226).

Certaines situations avaient pour but de faire souffrir moralement la femme, son mari ou ses enfants. Il s'agit entre autres du viol de la femme devant son mari et ses enfants, viol des enfants devant leurs parents, le cas de garçon à qui l'on donnait l'ordre de violer leur mère ou soeur sous la menace des armes, etc.

Tout cela représente une impensable absurdité dans la culture Rwandaise où la pudeur et la discrétion sont de rigueur et où la sexualité même normale, c'est-à-dire permise est sujet entouré de discrétion et mystères et tabous dans les relations parents- enfants.

La particularité des conséquences socioculturelles et sur la santé mentale individuelle et communautaire trouve aussi sa source dans la nature de la souffrance que la victime a vécue et comment il l'a vécue. C'est le cas par exemple d'avoir été jeté dans un charnier avec des cadavres de sa famille ; avoir été enterré vivant et avoir été miraculeusement sauvé par quelqu'un les ayant entendu pleurer ou crier car non achevés ; avoir échappé au massacre de la famille car ils étaient mieux cachés ou absents au moment des tueries.

Pour bon nombre de ces personnes, la survie est vécue comme un cauchemar, une sorte de trahison, marquée toujours par le complexe et/ou la culpabilité du survivant (J. AUDET & J.F. KATZ, 1999). Les enfants en particulier ont des troubles traumatiques de tous ordres suite par exemple au fait d'avoir été trouvé mourant collé au cadavre de leur mère en décomposition ; avoir été trouvé vivant après plusieurs jours de solitude parmi les cadavres ; avoir été témoin de viol de ses parents ou de sa fratrie dans un état d'impuissance complète, etc.

Ces événements dramatiques traumatisants qu'ont vécus plusieurs personnes durant le génocide, la guerre et les massacres ont entraîné une souffrance psychique extrêmement complexe et compliquée qui embrasse le champ de la Psychiatrie et de la Psychopathologie.

En plus des réactions de mauvaise humeur, d'anxiété généralisée, de colère, d'isolement, de régression affective et intellectuelle, de dépression, de cauchemars, de peur intense, etc. qui se manifestent chez bon nombre d'entre eux, on assiste à une diversité de troubles psychiatriques associés au traumatisme. Ces troubles vont des troubles anxieux aux phobies diverses, les troubles de l'humeur, les troubles psychotiques, les troubles du comportement et surtout les troubles somatoformes et hystériformes qui, comme nous l'a confié un professionnel de santé mental au Rwanda interrogé constituent une des particularités de la clinique Rwandaise des psychotraumatismes.

Ecrivant à propos de cette problématique de santé mentale au Rwanda de l'après génocide, MUNYANDAMUTSA, N. (2001, p.2) écrit : « La fin des massacres en juillet 1994 n'a toute fois pas représenté la fin des épreuves pour les Rwandais. Les disparus, les camps de réfugiés, les milliers de prisonniers, la lenteur de la justice, la paupérisation générale, les mines, l'insécurité représentent autant de facteurs peu propices à la guérison tant de la société que des individus. [...]Par ailleurs au niveau des individus, la mort des proches et des parents a entraîné la perte du ` confident' et augmenté autant la souffrance liée à un vécu compliqué par une extrême solitude » Avant d'ajouter : « La situation a été compliquée par le fait que les lieux traditionnels de refuge, tels les hôpitaux et les églises n'ont pas non plus échappé à la folie meurtrière qui les a souvent transformés en charniers ».

Il déplore que ceux qui souffrent ne réalisent pas souvent leurs problèmes : « ...souffrance le plus souvent indicible, parfois même impensable car irreprésentable, la plupart des victimes ne se rendent pas compte de leur traumatisme, bien qu'elles présentent tous les signes caractéristiques de ces troubles : cauchemars, insomnie, maux de tête, crise d'angoisse etc. » (idem, ibidem).

Malgré les interdits fondamentaux que Freud avait suffisamment expliqué tant dans « Totem et tabou » que dans « L'avenir d'une illusion » qui doivent caractériser une société civilisée : de l'inceste, du cannibalisme et du meurtre, les rwandais ont excellé dans leur transgression et se sont distingués dans la régression aux états d'avant l'existence de l'homme de Neandertal qu'on nous avait appris en archéologie ! On était rentré à l'époque d'avant celle de nos aïeux les plus animaux, car même les animaux incestueux, cannibales et qui s'entretuent d'aujourd'hui se comptent au bout des doigts.

4.2. La question du sens dans la vie du rwandais

On ne peut pas parler du sens de la vie sans parler du destin humain qui est pourtant un concept subjectif et intersubjectif. Devrions-nous nous référer à Freud dans Malaise dans la civilisation pour qui « l'important pour l'homme c'est d'arriver à aimer et à travailler » ?

« Ce qui donne sens à la vie donne sens à la mort ! » m'avait dit un jour le Prof J. D. Ndayambaje quand je lui posais la question sur le sens de l'existence du rwandais et sur ce qui donne du sens à sa vie.

Dans un ouvrage consacré au sens de la vie, ADLER A. (1933, p.29) démontre que « toutes les questions de la vie de l'homme sont subordonnées à trois grands problèmes : celui de la vie en société, celui du travail et celui de l'amour ». Cette trilogie adlérienne rejoint celle décrite dans la philosophie rwandaise de l'être qui se résume en quatre concepts : « Kuba (ho)(na) » (exister, vivre et vivre avec et parmi les autres) « kubyara » (enfanter) « gutunga (posséder) et gutunganirwa » (vivre heureux, tranquille en paix, dans la prospérité). B.MANIRAGABA (1987, p.58, 1985, p.183), (KAGAME A.1956 p.373).

4.3. Sentiment social : soubassement de notre destinée :

La notion du « sentiment social » selon ADLER détermine le sens de la vie de l'être humain. En effet, il est évident que celui qui possède un meilleur sentiment social saisira mieux la notion de cette harmonie future. Et d'une façon générale le principe social s'est imposé : aider celui qui trébuche et ne pas le renverser. Selon Adler (idem, p.147), « l'individu ne peut se développer convenablement et faire des progrès que s'il vit et s'il aspire au succès en tant qu'élément de l'ensemble ». Pour lui (idem, p1 48), « tous les problèmes de la vie humaine exigent une aptitude, une préparation à la collaboration, témoignage le plus net du sentiment social. Le courage et le bonheur sont inclus dans cette disposition, et il est impossible de les trouver ailleurs ». C'est justement ce sentiment social qui a manqué et dont l'absence continue à miner les rwandais.

C'est aussi cette notion de « tissu social » qui sous tend le sentiment social qui a été détruit et qui est en partie source de tant de maux. Nous le disions avec détails (NSABIYEZE,S. 2005) quand nous avions emprunté les termes de GASHEMA, J.C. (2000, p.26) qui définit le tissu social comme un « ensemble de relations d'interdépendances et de dépendances qui relient les individus à l'intérieur de différents groupes auxquels ils adhèrent au sein d'une nation où ces groupes se forment tout en tenant compte des normes sociales et des modes acceptés et approuvés de la vie sociale organisée dans une communauté donnée. »

4.3. Vergote et les quatre activités essentielles

Dans notre exercice de compréhension des psychotraumatismes, interrogeons une autre théorie, celle développée par Vergote dans sa tentative de distinguer le normal et le pathologique. Il distingue « quatre activités essentielles où l'homme assume et élabore son existence conditionnée par son corps et par la culture : « travailler, communiquer par le langage, aimer et jouir ». (Vergote, 1978, p.31).

Par le travail, l'homme transforme son milieu naturel. Le travail est une activité par laquelle la vie se conserve. L'homme doit faire quelque chose pour se maintenir en vie, il doit oeuvrer dans le milieu, sur le milieu. C'est par le travail qu'il affirme son indépendance, son autonomie psychique par rapport à autrui. L'incapacité de l'homme à travailler, à surmonter la dépendance, met l'homme en difficulté psychologique dans son rapport à lui-même et dans son rapport avec autrui. Vergote donne l'exemple de la dépression chez l'homme qui arrive à la retraite. Il a du mal à supporter cette inactivité, cette dépendance, cette perte du plaisir de travailler. Tout se passe comme s'il perdait sa raison d'être. On voit que la signification du travail dépasse de loin la satisfaction des besoins alimentaires. Dans le travail, l'homme fait des projets, anticipe l'avenir, crée des objets, domestique la nature, invente des idées. C'est en fait ce travail qui sous-tend la notion du « Gutunga » selon les trois piliers d'une vie qui a un sens au Rwanda.

Le langage est aussi symptomatique de la santé psychique. Il ne s'agit pas seulement d'exprimer le psychisme, comme s'il existait là quelque part dans une autre forme et qu'il s'agissait de l'exprimer. C'est par le langage que le psychisme se constitue lui-même, se rend présent a lui-même, a autrui et au monde. Le langage doit être entendu au sens large de s'exprimer.

Perdre le langage, c'est perdre notre présence au monde commun, c'est perdre notre capacité à communiquer avec les autres. Parler c'est aussi se mettre en rapport avec quelqu'un c'est se positionner comme semblable. Vergote renforce l'importance du langage quand il écrit : « Pour que l'homme exerce sa puissance parlante du langage, il faut que sa vie pulsionnelle soit formée et structurée par les lois du langage, mais aussi qu'il y introduise sa subjectivité désirante et imaginative »(Idem, p.33).

Savoir aimer est certainement un indice de santé psychique. L'amour dont il est question ici n'est pas seulement l'amour conjugal ou sexuel, mais toute propension à bien faire pour être en harmonie avec l'autre. Vergote montre que l'amour est indispensable à la vie de l'homme. Il écrit : « L'amour est aussi impossible qu'il est fondamental a l'existence humaine ». Il ajoute que l'amour « est marqué par un caractère infini du désir et il se relance lui-même comme désir d'aimer, laissant apparaitre un vide en lui-même » (ibid., p34). Un manque d'amour est une frustration difficile à supporter et qui peut engendrer une souffrance psychique de logue durée. L'amour dont il est question ici n'est pas le produit immédiat d'une spontanéité corporelle ou d'un élan affectif naturel. Il s'est construit dans l'enfance a travers les vicissitudes conscientes et inconscientes de ce qui fait advenir le psychisme lui-même : les désirs infantiles sous-tendus par les pulsions, le milieu familial, l'inconscient parental, les événements de la vie, les traumatismes oubliés. Pour Vergote, « le pourvoir d'aimer reste toujours une tâche inachevée » (idem, ibidem).

La capacité de jouir de la vie. Comme l'a bien démontré Freud, le psychisme humain cherche toujours à éviter le déplaisir et à obtenir le plaisir. L'incapacité de jouir est un critère fiable de la pathologie. (VERGOTE cité par BERNARD, R. 2003, p.79). Dans toutes ses activités, l'homme cherche le plaisir. Les formes de jouissance humaine sont variées que les cultures et les occasions de jouissance sont infinies selon les capacités de chacun d'en produire. Vergote lui dit que « l'imaginaire est intarissable ». Quand la souffrance exclut la jouissance, c'est que le psychisme est sérieusement perturbé. Les différentes manières de jouir de la vie traduisent la bonne santé mentale de l'individu et cela s'observe tant a travers le corps, qui est le premier lieu de jouissance, et à traves les activités qui impliques les autres membres de la communauté.

4.4. La théorie des trois enveloppes

Le concept de « enveloppes psychiques » vient de la riche théorie de Didier ANZIEU qu'il développé essentiellement dans ses ouvrages « Le Moi-peau » et « Les Enveloppes psychiques, 1987». Il s'inspire probablement d'une idée déjà développée par Freud (1925) selon laquelle « l'enveloppe psychique dérive par étayage à l'enveloppe corporelle ».

Selon cette théorie, reprise par BAQUE S (2002)l'homme a trois « enveloppes». La première est « l'enveloppe psychique» constituée par les modes de défenses individuelles et le système de pare- excitations. La deuxième est celle de « la famille » ou du « groupe restreint ». La troisième enveloppe c'est « l'enveloppe d'enveloppes » comme l'appelle DORAY B. repris par l'auteur c'est-à-dire «la culture». La suite présente distinctement chaque enveloppe en insistant de plus, si particularités il y a, sur les différences ou particularités que présente l'homme rwandais.

Enveloppe psychique

Le concept de « personne» initié en psychologie par JANET P. et la notion de « personne totale en situation » promue par LAGACHE D., paraissent appropriés à rendre compte la notion d'«enveloppe psychique». Ces concepts regroupent, selon CROCQ L. (1999, pp.207-208) « les données héréditaires et constitutionnelles, les propensions nées des avatars du développement affectif de la petite enfance, les frayages de conduites, la sensibilité aux sollicitations, le tempérament, le caractère, les conflits anciens, les habitudes acquises, les modes coutumiers de réagir, l'état physique et mental, la réceptivité à l'environnement physique, et engagement dans le réseau des relations interpersonnelles ».

Ces dernières sont soumises à des orientations dynamiques car « chaque représentation présente dans la psyché contient deux versants : l'un qui lie et qui est source de plaisir. C'est l'oeuvre d 'Eros. Et l'autre qui serait une image de ce que l'on ne peut avoir. C'est l'oeuvre de Thanatos » (GODARD M. O. 2003, p.35).

En effet pour vivre, l'être est condamné à préserver une relation d'investissement et la conduite humaine aura pour but de réduire les conflits et d'amener l'être humain à l'équilibre par le mécanisme de « métabolisation ».

L'idée d'«une structure dynamique» se retrouve dans la théorie de la personnalité de ROGERS C. (1970). Il se sert de la situation de l'enfant pour présenter trois grandes phases ou états de « l'enveloppe psychique ». Il s'agit de « la personnalité qui s'organise », « la personnalité qui se désorganise » et « la personnalité qui se réorganise». La première existe quand la personne vit en commun accord avec ses expériences. A l'inverse, il y a désadaptation, incogruence, intrusion d'éléments étrangers dans le fort intérieur et le résultat est la désorganisation de la personnalité. L'état normal d'une personne étant un état de conflits, à condition que ces conflits soient résolus, le psychisme qui se voit désorganisé, cherche à se réorganiser. Cela se vit dans la troisième phase : «la personnalité qui se réorganise» .Cette première enveloppe est fragile quand il ne s'étaye pas sur la deuxième qui est celle de la « famille » ou du « groupe restreint».

La Famille

La famille est« une entité fonctionnelle donnant confort et hygiène, un lieu de communication, matrice relationnelle pour l'individu, un lieu de stabilité, de pérennité malgré ou grâce aux changements que le groupe peut opérer, un lieu de constitution de l'identité individuelle et de transmission transformationnelle : la filiation». (NEUBURGER R. 1997, p.12).

Pour NOTHOMB D. (1965) la famille rwandaise se caractérise par « la solidarité, les entraides, les visites amicales, les souhaits de vie et a pour fin ultime la perpétuation de l'espèce humaine ». C'est en fait cela qui sous-tend la santé mentale et est vecteur de sens de l'existence d'un rwandais.

Parlant de la famille et de la solidarité, BIMENYIMANA P. (1999) a le même point de vue que NOTHOMB D. Ils affirment que l'homme rwandais n'est pas « une île ». Il n'est pas un individu isolé, enfermé dans une prison de solitude. Et cela se traduit dans différentes expressions rwandaise. Pour les Rwandais, « Kubaho ni ukubana » : « vivre c'est vivre avec » « Ibintu ni abantu » « les choses qui vaillent la peine d'être possédées ce sont les hommes », « Abantu ni magirirane » «les hommes c'est la réciprocité », « Umugabo umwe agerwa kuri nyina » «un brave seul se mesure à sa mère, il ne se mesure pas au roi » ; « Umwe anyaga imwe » «un seul razzie une seule vache », etc.

Les harmonies du langage, vecteurs du sens de la vie des rwandais sont saisissables à travers plusieurs situations. Les Rwandais expriment les souhaits de vie à travers entre autre les salutations et les voeux dans différentes circonstances. «Urakomeye? » «Es-tu bien en forme », « Urakarama » «que tu vives longtemps » (NOTHOMB D., idem, p.165) et d'autres comme « Uragatunga » «que tu sois grand propriétaire), « Urakabyara » «puisses-tu engendrer » « Uragaheka » «puisses-tu tenir un berceau ! », etc. L'auteur fait remarquer que la plupart de ces formules font allusion à la situation sociale, aux relations de bon voisinage, à la bonne santé, bonnes ententes et globalement à la paix. Ce qui montre combien la famille est le berceau de la santé mentale, individuel et communautaire.

Ce qui intéresse aussi, c'est de constater la place que les visites, les rencontres et les échanges occupent dans la vie des Banyarwanda. Le même auteur donne beaucoup de dictons illustratifs et le plus parlant semble être « Abadapfuye ntibabura kubonana » «ceux qui sont en vie ne manquent pas de se rencontrer ».

La culture

BAQUE S. (2002, p.2 1) considère la culture comme « l'ensemble des réalisations, des valeurs, des lois et des représentations qui caractérisent l'espèce humaine ». Faisant référence au cycle de la vie, la culture devient pour lui « ce qui précède tout l'individu et sans lequel l'homme est nu, seul et tuable » (idem, ibidem). Aucun homme ne peut évoluer hors de ce cercle qui a pour fonction de lui rendre le monde habitable en le transformant, en l'organisant et en l'interprétant.

FISCHER G. N. (1990, p.8) nous propose une autre définition de la culture qui me paraît plus englobant et mieux complétant la précédente. Pour lui, « La culture est l'ensemble des modalités de l'expérience sociale, construites sur des savoirs appris et organisés comme des systèmes de signes à l'intérieur d'une communication sociale qui fournit aux membres d'un groupe un répertoire et constitue un modèle de significations socialement partagées, leur permettant de se comporter et d'agir de façon adaptée au sein d'une société ».

Quand le monde devient chaos et menaçant, la culture devient « un système édifié en vue de sécuriser l'homme » (BAQUE S. idem, ibidem). Cela rejoint la conception défensive de FREUD selon laquelle la culture est « l'ensemble des oeuvres qui éloignent l'homme de la nature en lui assurant à la fois une protection contre la nature et en organisant les rapports entre les hommes » (FREUD,S. 1939, p.24).

La culture est en fin de compte un « trésor permettant à l'homme de se sentir en sécurité dans la vie, de savoir à qui il va aspirer et quelle place assignée à ses affects et à ses intérêts » (idem, ibidem).

En dernier lieu, la culture est un instrument de médiation. Pour LACAN J. cité par S. BAQUE, « elle est symbolique. Elle est ce maillage de sens grâce auquel les hommes interprètent leur expérience, jugent leurs actes, et guident leur action. Elle offre un savoir sur les questions premières qui n'ont pas de réponses rationnelles ». (p.24).

4.5. Psychotraumatismes et souffrance sociale :

Dans un Colloque international tenu à Kigali en aout 2008 sur « la perspective socio centrée en santé mentale » un des participant s'était posé une question pertinente de la nécessitée d'une telle perspective et sur l'opportunité des approches communautaire et systémique au Rwanda. Les discussions avaient suscité un grand intérêt et ont contribué à enrichir notre compréhension des contours de la souffrance des rwandais.

Dans Malaise dans la civilisation, FREUD (1929, p.24), évoque la souffrance d'origine sociale comme le type de souffrance le plus difficile à accepter par le sujet humain : « La souffrance issue de cette source : les relations avec d'autres hommes, nous la ressentons peut-être plus douloureusement que tout autre... » Il la définit en rapport avec « la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux (famille, état, société,...) ».

Au Rwanda, la plus grave catastrophe anthropique du 20eme siècle a détruit tous les dispositifs promoteurs de santé mentale : la culture, la famille, l'Etat, etc. et les conséquences du processus de destruction de la culture et du tissu social se traduisent à travers les pathologies de tous genres, dont les psychotraumatismes.

Les travaux de Jean Furtos (2001, 2007), d'Emmanuel Renault (2008) et de Paul Jacques (2002) donnent de bonnes indications sur la compréhension de la problématique de la souffrance sociale, c'est-à-dire induite à l'homme par l'homme et sa prise en charge. Nous y reviendrons en liant ces concept au vécu des rwandais à travers la clinique.

4.6. Psychotraumatismes et précarité

Dans un article intitulé « Epistémologie de la clinique psychosociale, la scène sociale et la place des psy », JEAN FURTOS (2001) analyse la notion de précarité, qu'il différencie de la pauvreté sans toute fois écarter des liens entre les deux. « Bien entendu, ce que l'on appelle « grande précarité » est synonyme de pauvreté voire de misère » écrit-il. Il décrit comme précaire une société caractérisée par « la pensée omniprésente de la perte possible ou avérée des objets sociaux ; la peur de les perdre une fois installés draine la perte de confiance en l'avenir et dans la société. »

Selon lui, un objet social « C'est quelque chose de concret comme le travail, l'argent, le logement, la formation, les diplômes. C'est aussi quelque chose d'idéalisé dans une société donnée, en rapport avec un système de valeurs, et qui fait lien : il donne un statut, une reconnaissance d'existence, il autorise des relations ». La difficulté commence lorsque certains objets ne vont plus de soi, par exemple le travail et le salaire, la satisfaction des besoins élémentaires, etc. On peut aussi avoir peur de les perdre en les possédant encore, ou de perdre les avantages qu'ils sont susceptibles de procurer.

Les objets sociaux sont d'une grande importance car ils donnent « les sécurités et le confort de base » dont la perte enclenche justement la situation de précarité.

Jean Furtos va très profond et paraphrase la pensée de Freud dans « Malaise dans la civilisation ». Il écrit : « par rapport à la promesse du contrat narcissique contracté dès l'enfance via la famille : "Si tu rentres dans notre culture, tu auras ta place", il y a difficulté lorsque cette place devient incertaine, lorsque les objets sociaux, supports de l'effectivité de la promesse, se dérobent ou n'existent pas ou sont très rares pour être source de conflits ». La question devient celle de savoir s'il y a ou non possibilité de désillusion, de deuil, donc de transformation.

4.7. Pour ressembler les éléments et ouvrir des horizons.....

Les recherches effectuées sur les souffrances causées par des événements traumatiques laissent une littérature très large sur les différentes pathologies bien étudiées dans des nosographies classiques. Le contexte du Rwanda semble sortir de l'ordinaire. En effet, la souffrance des victimes de l'innommable ne peut pas se réduire seulement aux PTSD. On assiste à des cries d'ordre des phénomènes hystériformes, à des troubles dissociatifs, on assiste aux ruptures de liens et à la perte du sens, à des complications des phénomènes de deuil.

Quinze ans après, on assiste à une complexification et une chronicisation de la souffrance et à plusieurs cas de comorbidité et à des phénomènes de transmission entre parents et enfants ou à un phénomène de contagion que l'on peut tenter de nommer en empruntant les concepts de Daniel Stern (1989) d' « Accordage affectif », bref un cycle de transmission interpersonnelle de la souffrance. On assiste à une tendance à ne pas se mettre en projet, à l'inhibition et à un vide relationnel. Le présent chapitre aura essayé de rassembler quelques éléments parmi ceux qui contribuent à cette complexité de la souffrance des rwandais.

De tous ce qui a été discuté dans les lignes qui précédent, devons nous perdre espoir et laisser la souffrance nous emporter ? Autrement dit, comme nous nous étions posé des questions au début de cette recherche, y a-t-il encore des éléments sur lesquels peuvent encore compter les Rwandais pour aspirer à une vie qui a un sens et faire des ponds là où les liens ont été détruits ?A cette question, nous pensons, comme nous l'avions postulé a travers notre première hypothèses de recherche que « Les valeurs culturelles de base qui donnaient sens à la vie des Rwandais sont encore valables actuellement malgré les dégâts causés par les événements traumatiques ». A travers la confirmation de cette hypothèse de travail, il s'enclenche un autre questionnement de voir, quelles sont alors, les valeurs de la culture rwandaise que l'on peut restaurer et comment le faire, pour contribuer à la prise en charge des psychotraumatismes. Cela reviendrait à étudier profondément quel était ces valeurs de la culture, comment elles sont actuellement et comment nous voudrions qu'elles soient pour être promoteur de la santé mentale et faiseurs de liens.

Pour Ehrenberg (2008), le « déprimé » est un « homme en panne », c'est un être persuadé de ne pas avoir été à la hauteur. A certains moments de l'exercice de leur profession, les professionnels en santé mentale et la société rwandaise en générale se retrouvent en panne quand l'impasse s'installe et que l'on ne sait pas quoi faire pour mettre les mots sur la souffrance et apporter de la parole qui console, qui guérit là où le silence et le non sens tuent.

Ils sont en panne quand le dispositif qu'ils tentent de mettre en place est attaqué et menacé de destruction par la complexité, la chronicité et l'effet du nombre des souffrances multiples et polymorphes. Ils sont en panne quand ils sont eux-mêmes pris par la condition humaine et ne peuvent plus prendre distance et deviennent affectés par un traumatisme vicariant qui ne leur laisse pas la possibilité d'aider les autres étant vulnérables et désemparés. Ils sont aussi en panne quand la précarité prend le dessus et que l'on ne peut plus guérir par la seule parole sans mettre de l'ordre socioéconomique dans les ménages.

A quoi se vouent-ils quand ils reçoivent des patients pour qui hier est devenu aujourd'hui et que le dedans se confond au dehors ? Dans une société sans contenant, comme disait le Prof Ferrero (2008) en paraphrasant Winnicott dans sa métaphore du Holding (contenant) ? Société où l' « Autre » inspire le doute et où il est difficile de trouver l'autre qui les écoute, les accueille et leur devient un contenant pour les soulager ?

La déprime n'empare pas les professionnels pour de bon, ils ont été toujours brave et innovateurs, il ya encore des propositions de dispositifs de prise en charge. Les quelques vignettes cliniques présentées dans ce travail et d'autres cas rencontrés durant la période de cette étude, et surtout la façon dont ils ont été pris en charge, nous laissent entrevoir quel peut être le modèle de prise en charge des psychotraumatismes. Cela nous ramène à confirmer notre deuxième hypothèse de travail selon laquelle « L'efficacité et la pertinence des modèles de traitement des psychotraumatismes dépendent de la prise en compte de ce qui donne du sens à la vie à travers un dispositif multimodal incluant des aspects de réhabilitation individuel et communautaire ». Ce qui nous ouvre des horizons sur la mise en place des dispositifs de prise en charge multimodal à soumettre a l'approbation du mode professionnel et en attendre des résultats plus édifiants.

Chapitre 5. PENSER UN DISPOSITIF DE PRISE EN CHARGE 5.1. Introduction

Que dire à Angelina quand elle vient voir son thérapeute convaincu que ce dernier n'y peut rien, et qu'il n'est qu'en train de donner du temps au temps, pour voir « ce que ça pourra donner avec le temps ? » Du temps justement qui nous déçoit en inversant les pendules, hier devenant aujourd'hui et demain étant aussi flou que les ténèbres de la jungle !

Un jour, dans une séance de supervision clinique, les conseillers en traumatisme nous décrivaient des tentatives de prise en charge qui n'en finissaient pas car ils ne pouvaient pas conclure le processus enclenché avec leurs clients faute de provision à lui donner comme recette pour les laisser cavalier seuls. Ils partageaient avec nous tout ce qu'ils avaient tenté de faire mais des semaines, des mois après revenaient au même point de départ où la souffrance s'était empirée comme si le mythe de Sisyphe se réalisait sur eux !

Selon Albert Camus (1942) les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu'au sommet d'une montagne d'où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelques raisons qu'il n'est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir...

Des professionnels au Rwanda sont souvent confrontés à cette situation. Mais alors, comme conclut A. Camus « il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit ». Les Rwandais eux le diraient mieux : Nta mvura idahita kandi nta joro ridacya ! (Le bon temps fait suite au temps de pluie et la nuit conduit au jour).

L'espoir « que demain sera meilleur» alimente notre vie et nous permet de vivre et surmonter la dépression (que nous avons évoqué très haut) de n'avoir pas été à la hauteur. C'est cette espoir que nous voulons alimenter quand nous recherchons ici et là ce que sera ce « demain », quand on aura découvert comment efficacement prendre en charge les souffrances causées par l'innommable. Penser « demain », c'est rêver et rêver permet de grandir. C'est cet exercice de rêver en anticipant ce que pourrait être le paquet complet de prise en charge des psychotraumatismes auquel nous nous livrons dans ce chapitre.

5.2. Angelina : Trouves-toi où vivre, ici n'est pas chez vous !

Angelina a été forcée d'aller vivre dans un semblant de maison, une sorte de hutte sans porte ni fenêtres dans les restes des maisons de ses parents. La hutte ressemblait à une grotte, comme celle des hyènes dans les contes rwandais que me récitait ma grand-mère. Elle ne se sentait plus bien accueillie et sécurisée chez son oncle qui voulait vendre les terres laissées par les parents d'Angelina. L'oncle avait développé un véritable cannibalisme comme le disent les rwandais. (Dans le langage rwandais on dit : « uriya ni umubyeyi gito, yariye abana mwene nyina yamusigiye » (Littéralement : c'est un parent indigne, il a mangé les enfants que lui a laissés son frère décédé). Elle a développée depuis lors un processus de destruction psychique, elle «je devenais folle progressivement au vu et au su de mon voisinage sans que je puisse y faire quelque chose» a-t-elle déclaré. (Nagendaga mpinduka umusazi buhoro buhoro,kandi ntacyo nabikoraho).

C'était justement un parcours prévisible comme l'avait écrit KAËS R. (2000, p.1 84), « la constitution du sujet dépend des liens qui ont pu se nouer ». Ce qu'elle n'avait pas pu faire avec son oncle. « Ces liens reposent eux-mêmes sur des contrats, des pactes sans lesquels, il n'y a ni continuité du lien ni continuité du sujet ». L'oncle avait transgressé l'obligation sociale de s'occuper de ses cousins et avait rompu les liens de parenté avec ces orphelins laissés par son frère.

Angélina a quitté ce foyer pour peut-être trouver une accalmie. Esperance, elle, a été oblige d'errer pour donner la paix et l'espace à son frère qui voulait mener une nouvelle vie : se marier. Véronique a quitté son village pour aller s'installer ailleurs où elle ne serait pas, peut-être, en contact régulier avec son bourreau. Mais alors, elle y a rencontré d'autres bourreaux à travers ses cauchemars et la symptomatologie psychotraumatique qui l'a encerclée là bas !

Jeanine Altounian, cette enfant de survivant du génocide arménien, elle, recommande le « déplacement » pour quitter des lieux de la barbarie humaine et retrouver quiétude et tranquillité.

Mais alors, de quel déplacement s'agit-il ? N. Munyandamutsa, lui, nous propose un déplacement dans le temps. Des temps de brutalité, de la mort, de la sidération vers la vie telle qu'on la vivait autour du feu, autour du conte.

Un déplacement dans la mémoire pour nous dire que rien ne s'est passé ? Non, celui là nous tuerait davantage. Oui, déplacement à la rencontre d'autres humains nous éloignant des cannibales. Un déplacement comme celui qu'a effectué Angelina pour aller rencontrer Chaste UWIHOREYE, Psychologue Clinicien à Uyisenga n'Manzi, à qui elle a confié sa souffrance et qui lui a été un bon tiers écoutant et qui a su s'interposer entre lui et les bourreaux qui revenaient la tuer chaque soir.

Elle a effectué un déplacement à la rencontre des humains qui lui ont accueilli et lui ont trouvé un chez-soi. En effet, l'Organisation Uyisenga n'Manzi lui a construite une maison et elle a cessé de vivre dans cette « grotte » où vivent les cannibales.

Quand elle a trouvé la maison, la sécurité physique est revenue elle a envoyé ses petits frères continuer les études pendant que elle poursuivait des psychothérapies en bénéficiant d'un appui régulier pour la survie. Une année après, elle a intégré une association locale d'enfants orphelins chefs de ménages qui a entrepris des activités d'agriculture avec l'encadrement de Uyisenga n'Manzi. A la deuxième année, dans une des psychothérapies, elle avait déclaré à son soignant : « maintenant que les problèmes de sécurité physique et alimentaire ont été résolus, je voudrais réintégrer l'école mais je ne sais pas si le directeur va m'accepter car j'ai piqué beaucoup de crises dans cette école là ! » Le chargée de plaidoyer de cette ONG l'a aidée à trouver une place dans une autre école, a été réinscrite sur la liste des élèves assistés par FARG et elle a repris l'école.

La compréhension de la souffrance d'Angelina a été totale et sa prise en charge possible, le jour où le Psychologue qui la suivait avait compris les paroles de KAËS R. : « Le survivant du génocide, l'exilé, l'apatride, celui qui est coupé de ses racines et de la communauté vit hors lieu, hors temps, hors de la parole » et que Angelina pour se constituer comme sujet avait besoin d'un lieu où habiter car « pour pouvoir habiter son corps et se constituer un espace de pensée, tout être humain doit avoir eu la possibilité de s'inscrire dans un lieu, dans un espace habitable, d'être enraciné ». (2000, p.184).

Nous apprendrons fin 2008, deux ans plus tard, à partir d'une invitation au mariage trouvé sur le bureau de son ancien soignant qu'elle a bien terminé les études et s'est mariée. Elle reste en contact régulier avec ses frères encore sur le banc de l'école.

5.3. La taille de mes maniocs me rappelle que je grandis

Nous titrons ce paragraphe avec une phrase visiblement absurde mais qui vient d'un jeune qui, dans une rencontre nous avait dit cette phrase. Tout commence dans une descente sur le terrain effectué en compagnie du staff de Uyisenga n'Manzi en novembre 2005, lors de l'identification de nouveaux enfants à intégrer dans le groupe des bénéficiaires. Parmi les personnes de la localité qui nous accompagnait pour nous orienter vers un ménage de quatre orphelins, l'un retrouve le chef de ménage, qu'il avait rencontré de cela quelques semaines. Après une salutation ordinaire, il s'exclame et lui dit : « Fabrice (pseudonyme), tu as vraiment maigri ! » Et l'autre, au lieu de répondre, se tourne vers Chaste Uwihoreye à qui il dit : « Ecoute-moi, Chaste, lui il ne sait pas que nous grandissons en amincissant comme du savon : (traduction littéralement de « dusigaye dukura nk'isabune, n 'ubwo nayo twayibuze) ».

Le jeune avec bien d'autres seront regroupés dans une des associations, constituées au départ comme cadre de rencontre pour partager leur souffrance, pleurer, parler de leur souffrance et prendre le temps de s'essuyer les larmes en compagnie d'un soignant pour éviter tout débordement. Le nombre de personnes à prendre en charge avait imposé sa méthode, on devait regrouper les enfants pour pouvoir les aider. Et on le savait, quand l'esprit de masse, la massification ont été sauvage, le groupe sain devient thérapeutique.

Après des mois d'accompagnement psychothérapeutique, l'association a bénéficié d'une aide pour cultiver les champs laissés par leurs parents. Ils ont récolté du manioc pour manger et vendre à des écoles secondaires de leur district. C'est justement quand nous allions visiter leur plantation de manioc qu'ils nous ont dit : « il y a quelques années nous étions sur le sol comme ces herbes rampantes, mais maintenant, nous avons grandis comme le sont ces maniocs ».

5.4. Quand le groupe redessine les contours d'une nouvelle appartenance

Cela avait en soi un effet thérapeutique sans égard. Les thérapies de groupe si elles sont bien exploitées semblent très efficaces dans un contexte comme le Rwanda où nous sommes dans un contexte de violence de masse. En fait, il s'agit de réunions régulières où les victimes peuvent exprimer leur expérience chacune. La présence d'un thérapeute chevronné paraît nécessaire pour gérer les émotions pouvant ressurgir.

L'angoisse et la frayeur, qui dans certaines circonstances dépassent la capacité individuelle de gestion, sont contenues, portées et diluées par le groupe qui offre en même temps le sentiment d'appartenance.

Il y a plusieurs avantages à travers ces thérapies comme l'écrit GILLIS, (1993 cité par B. STÖCKLI, idem, p.37): « le fait de pouvoir parler avec d'autres personnes qui ont vécu des expériences similaires et de voir qu'eux aussi ont les mêmes difficultés ainsi que de se sentir soutenus par le groupe aide le patient. Au travers de l'expression des émotions des autres, ils peuvent travailler leur propre trauma ». Des stratégies de « coping » et des techniques de gestion des problèmes peuvent être partagés.

C'est ce qu'a pu réaliser ce groupe d'enfants, constitué en 2005, comptant actuellement une centaine de membres, tous orphelins vivant dans des ménages gérés par les enfants. Après une période de quelques mois après identification, Uyisenga tenait de réunions régulières avec ces enfants pour s'enquérir de leurs problèmes. Les réunions se tenaient dans une forêt, à côté d'une maisonnette de l'un des orphelins. C'était comme dans une situation de front de combat, l'enfant qui s'évanouissait était endormi dans un milieu calme, pas sur un matelas car il n'y en avait pas mais dans l'ombre d'un arbre pour qu'il récupère un peu d'énergie et retrouve les collègues.

5.5. Sous l'arbre, l'ombre qui guérit !

Quel dispositif de soins ? Comme garant de l'orthodoxie psy dans l'exécution des activités du programme, nous avions critiqué ce cadre hors normes de prise en charge, (je me dispense pour le moment de parler de prise en charge psychothérapeutique). Trois mois après, dans une visite de monitoring du programme, les témoignages des jeunes qui étaient guéris de leurs souffrances sous ces arbres vont infléchir notre vision. Une chanson rwandaise me vint en tête en ce moment pour leur donner un peu de légitimité et me faire penser à un quelconque effet positif : « ngurwo urunana rusobetse imisango y 'abasangiye ingendo, muze twicare mu gacaca ducoce amagambo ».

Hélas!, c'était un dispositif culturel hors du commun et qui a dans le temps servi nos aïeux. L'arbre à palabre, s'asseoir dans un gazon pour débattre d'un sujet qui menace la vie du groupe. C'est incontestablement même cette idée qui a inspiré les juridictions traditionnelles Gacaca.

Ce qui s'est fait traduit et répond aux inquiétudes soulevées par R Kaes quand il écrit : « Avec l'impensable du génocide ou de la barbarie, mais aussi dans nos sociétés où les repères de sens sont mis à mal, c'est toute la question du rapport entre identité individuelle et identité collective qui est posée, ainsi que celle entre souffrance psychique et souffrance collective ».( cité par P. Jaques 1999,p.193).

Dans ce groupe constitué dans l'Agacaca où nos aïeux eux aussi se retrouvaient pour débattre, la flamme de la guérison des blessures individuelles et collectives a été allumée.

C'est justement ce rôle de « contenant » que ce groupe, et bien d'autres à l'instar d'Ingando (camps de solidarité) comme Uyisenga n'Manzi en a eu le courage d'en faire un cadre psychothérapeutique. Au fait, face à une atteinte brutale des fondements du lien social et des représentations collectives, le groupe paraît le meilleur moyen pour aider l'individu éprouvé à reconstruire son psychisme, à renouer des liens et se réintégrer dans le réseau social, rompre l'isolement et se sentir sécurisé.

5.6. Quand les biens sociaux entretiennent la santé mentale

Nous avons développé précédemment un paragraphe sur le lien évident entre la précarité et la santé mentale. Ce lien est évident comme celui entre les concepts de « Gutunga et Gutunganirwa ». Ce que J. Furtos appelle les objets sociaux et dont il décrit le lien indéniable avec la production de la santé mentale SEBASONI S. (2000, p.55) les appelle les « biens sociaux ». Dans la culture rwandaise, ils sont notamment les vaches, la terre, et tout ce qui va avec : le lait, le miel et d'autres produit laitiers ; ainsi que les produits agricoles. SEBASONI, dans son analyse des instruments de la cohésion sociale, montre comment les Rwandais avaient organisé leurs relations sur base de l'autorité de l'Etat, de la gestion des biens sociaux et de l'éducation.

C'est justement ces trois piliers de la cohésion sociale que le génocide a décimé et que Uyisenga n'Manzi et AVEGA et HHC ont tenté de réhabiliter. Des résultats parlent d'eux même à travers cet exercice de narration, comme quand je restituais à ma grand- mère au retour d'une visite chez un oncle.

Nous continuons l'histoire du groupe avec qui on s'asseyait sous l'arbre pour parler, pleurer et prendre notre temps de nous rappeler ensemble pour que l'on oublie pas que la barbarie humaine leur a décimé. Ce groupe d'une centaine d'enfants actuellement a été aidé progressivement à cultiver les champs laissés par les parents, à élever des chèvres ou des vaches selon la disponibilité de l'orphelin et sa capacité à s'occuper de la bête qui lui est donné.

En novembre 2008, ils nous avaient invités à leur visiter encore. Et comme cela se doit dans la culture rwandaise en réponse à une invitation formelle d'une famille (leur association en constitue une, fière, digne et très forte), nous (une délégation de CAFOD et Uyisenga) avions apporté notre cruche de bière (nous leur avions envoyé de l'argent avant pour acheter à boire et à manger) et les festivités ont réunit tous les notables de l'agglomération, les voisins et les autorités locales. C'était une cérémonie de convivialités : danses, poèmes, discours, jeux d'enfants, remises de récompenses aux enfants ayant bien réussi à l'école, etc. avaient égayé les invitées. De la soixantaine de bêtes (vaches, moutons, chèvres, poules) que dispose ce groupement de 32 ménages gérés par les enfants chef de ménages, ils ont donné une chèvre au représentant des bienfaiteurs qui leur ont assisté et continuent les appuyer. Nous reviendrons sur l'impact psychothérapeutique que cela a eu dans les paragraphes qui suivront.

5.7. Un don gracieux à multiple significations

Le cadeau (la chèvre) qu'ils nous ont donné nous a été d'une signification sans égal. Donner une vache est un signe très fort à celui qui la reçoit et un affermissement de son statut à son égard par celui qui la donne. [Eux, ils ont décidé, après concertation et délibération entre eux, de donner une chèvre selon leurs moyens]. Selon SEBASONI (idem, p55) la vache dans la culture rwandaise s'acquérait par « don gracieux, (ubuntu ou littéralement humanité), par achat, par récompense guerrière, par échange social (surtout à l' occasion des mariages) et par ce qui est connu sous le nom de « système de clientèle » ou de « contrat de service ». Ils n'avaient rien à nous payer comme service presté, ils l'ont fait pour nous traduire leur réinscription à l'humanité et nous témoigner qu'ils ont recouvrer « ubuntu » que la barbarie humaine leur avait privé. Ils l'ont fait aussi pour nous montrer qu'ils sont généraux et qu'ils partagent même le peu qu'ils ont.

Cela traduit en fait qu'ils ont encore eu de propriété, que malgré qu'ils ne soient pas grands propriétaires, ils ont encore du sens humains, ils veulent vivre heureux parmi et avec les autres. Ils partagent avec les autres.

Nous n'étions pas les premiers à recevoir ( kugabirwa nabo) de tels dons de leur part, d'autres associations et d'autres membres de la communauté viennent s'approvisionner chez eux, en puisant de l'expérience sur comment ils ont pu faire face aux conséquences de l'innommable. Ils reçoivent des visites de partage d'expériences régulières des membres d'autres associations venant apprendre d'eux.

5.8. Assister et épanouir la résilience ....

Ce groupe est un bon exemple de « ses enfants qui tiennent le coup » que Boris CYRULNIK appelle résilients. Ils ont cette faculté qu'il décrit comme « capacité d'une personne ou d'un groupe à bien se développer, à continuer à se projeter dans l'avenir, en présence d'événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes parfois sévères ». (1998, p75).

Ils ont pu résister aux coups, comme ceux que Primo Levi, qui, lui aussi n'a pas été épargnée par la Shoa a fait preuve. Dans une poésie extraordinaire il nous décrit cette capacité de rebondir. Il écrit : « La faculté qu 'a l'homme de se creuser un trou, de sécréter une coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de défense, même dans des circonstances apparemment désespérées, est un phénomène stupéfiant qui demanderait à être étudié de près. Il s'agit là d'un précieux travail d'adaptation, en partie passif et inconscient, en partie actif. » Primo LEVI, Si c'est un homme (2002).

La plupart des ménages gérés par les orphelins sont des véritables exemples de résilience. Ils ne sont pas emportés par l'emprise du vécu traumatique et s'inscrivent progressivement dans la société. Certes les facteurs de risques les guettent encore : l'enfance, la pauvreté, les maladies, etc. Le concours des facteurs de protection comme réseau de soutien psychosocial, économique juridique contribuent à ce qu'ils tiennent le coup. Nous donnons ici l'exemple des référents communautaires, qui sont ces adultes, voisins des ménages dirigés par des jeunes et qui ont été choisis comme référents et qui s'occupent comme tante de ce ménage. C'est une approche de responsabilisation sociale, qui s'inspire de la culture rwandaise et qui fonctionne très bien.

5.9. Le travail et l'amour: fondements de la civilisation, piliers de la santé mentale

Les écrits de Freud sont les premiers à décrire l'importance du travail et bien sur l'amour pour la santé mentale. Vergote à qui nous avons fait référence ci-haut parle du travail et de la capacité d'aimer cette dernière qui est très proche de la capacité de jouir.

Esperance, dont nous avons longuement évoquée a appris un métier et AVEGA lui a aidé à trouver de l'emploi. Après avoir « retrouvé une famille » par le travail, elle a aussi retrouvé une place dans la communauté. Elle appartient. Elle y est pour quelque chose, pour contribuer à la vie et au développement de la communauté mais aussi à pouvoir jouir de la production de son travail.

Freud nous fait savoir, tant dans « Totem et tabou » que dans « Malaise dans la civilisation », comment l'homme, dans son processus d'évolution en est arrivé à travailler pour domestiquer la nature mais aussi est arrivé à aimer puis à fonder une famille. « Lorsqu'il eut découvert qu'au moyen du travail, il avait entre ses mains - au sens propre - l'amélioration de son sort terrestre, l'homme primitif ne put désormais rester indifférent au fait que l'un de ses semblables travaillât avec ou contre lui. Ce semblable prit à ses yeux la valeur d'un collaborateur, et il devenait avantageux de vivre avec lui ». (1929, p35)

Freud avait entrepris aussi la tentative d'expliquer les raisons psychologiques et anthropologique de vivre ensemble, que l'amour constituera un lien pour toujours. « La vie en commun des humains avait donc pour fondement : premièrement la contrainte au travail créée par la nécessité extérieure, et secondement la puissance de l'amour, ce dernier exigeant que ne fussent privés ni l'homme de la femme, son objet sexuel, ni la femme de cette partie séparée d'elle-même qu'était l'enfant. » (Idem, ibidem).

C'est cette force de l'amour, que l'on retrouve dans l'un des quatre concepts de la philosophie rwandaise de « Kubana ». Angelina a noué des relations amicales avec un jeune garçon avec qui ils se sont décidés de marcher ensemble le reste de leur vie. Marcher ensemble, justement par ce que l'amour dans le mariage n'est par se regarder droit dans les yeux, mais regarder ensemble dans la même direction.

Quand Angelina a décidé de se marier, ce n'est pas parce qu'elle n'aime plus ses frères avec qui elle a tant souffert, mais c'est pour aller nouer des relations ailleurs et élargir ses forces. C'est ce que nos grands pères avaient à juste raison appelé : kwagura umuryango no gushaka amaboko (élargir la famille et trouver de la force auprès des autres pour se revigorer).

Mais alors, que se passe-t-il dans les mariages actuellement ? La culture a été pervertie, le sens du mariage a été banalisé. D'aucuns en trouvent des raisons : les tantes, les oncles et les cousines qui jouaient un grand rôle dans tout le cérémonial du mariage ne sont plus là, etc. et les moyens économiques ont enfoncé le clou. Les mariages des enfants chefs de ménages sont rempli d'émotions pourtant sont parmi ceux qui nous ont édifié en matière de signification et de symbolique.

5.10. La santé mentale, c'est être soi, exister : kuba (ho)

Esperance quand elle nous dit « Moi qui étais désespérée, ... » pour dire qu'elle ne l'est plus, à travers ces paroles et son vécu, elle signe l'aboutissement d'un processus de guérison. Normalement, comme l'a bien écrit Freud dans Malaise dans la civilisation, (1937, p.7), « rien n'est plus stable en nous que le sentiment de nous-mêmes, de notre propre Moi. Ce Moi nous apparaît indépendant, un, et bien différencié de tout le reste » Pour une personne en souffrances psychotraumatique où le dedans et de dehors sont entremêlés, où présent et passé sont enchevêtrés, où vie et mort sont sans ligne de démarcation claire, l'individu n'existe plus.

Ce passage du texte de Freud me rappelle l'extrait d'un conte que m'a appris ma grand- mère avant de rejoindre l'eternel. Le conte consistait en une jeune fille unique (Gitetera) que la mère cachait dans une grotte fermée pour la protéger contre les bêtes et allait chercher à manger. Et un jour quand la mère passa pour réciter la formule qu'elle devait réciter pour que la grotte s'ouvre, elle commença : « Uriho uriho, mbe Gitetera ?! » Et la petite de répondre : « Ndiho ntariho mbe mawe... ». La mère lui demandait si elle était en vie et bien portant, et l'autre de dire je suis en vie mais je n'existe pas....La grand-mère me disait souvent à la fin d'un conte: «Mwana wanjye, umugani ugana akariho ». Je ne comprenais pas à l'époque ce que signifier Gitetera à sa mère. Esperance, Elle, a repris l'existence, elle existe et est là. Elle s'est réinscrite dans une autre famille : AVEGA. Elle existe par ce qu'elle a su et pu retisser des liens, elle appartient.

Chapitre 6. POUR RASSEMBLER LES ELEMENTS ...
LES HYPOTHESES A L'EPREUVE DE LA REALITE

6.1. Introduction : ça n'allait pas de soi...

Le questionnement et le suspens qui traversent cette recherche, traduisent l'éternelle insatisfaction d'un professionnel en santé mentale au Rwanda qui souffre de la « déprime », restons dans la métaphore de début, de « n`avoir pas été à la hauteur » de répondre a toutes les questions que les patients lui amènent. La barbarie de génocide nous a laissé des conséquences que l'histoire de l'humanité ne saura se défaire. Il est impossible de décréter un délai, proposer une date, quand on aura découvert une baquette magique, tel quand on découvrit la quinine pour soigner le paludisme, qui nous permettra de répondre à toutes les souffrances psychiques consécutives au vécu durant le génocide. Pas de dispositif unique et efficace en lui seul dans la prise en charge des psychotraumatismes.

Nous sommes allés interroger des gens. Des gens qui ont aidé ceux qui souffrent et ont écrit sur la souffrance, mais aussi des personnes qui vivent ou qui ont vécu ces souffrances, pour qui le dedans se confond avec le dehors, où la logique des temps n'est plus au rendez-vous.

6.2. Quand une question en appelle une autre plus complexe

Nous leur avons posé des questions, mais eux aussi nous en ont posé ou nous ont soumis à des énigmes. Ils nous ont questionné sur comment grandir sans parents, et comment garder vivant et l'intégrer comme modèle le souvenir de parents que, non seulement l'on n'a pas connu, mais qui sont morts atrocement et ont disparus sans laisser de traces ? Comment faire le deuil quand il n'y a pas eu rituel funéraire ? Comment vivre avec l'insupportable de la mort atroce, d'autant plus lorsque la société semble ne pas comprendre et reconnaitre leur souffrance et traîne les pieds pour mobiliser les ressources nécessaires pour réparer les dégâts (du moins les réparables) ? Et comment guérir des psychotraumatismes si l'on est comme une brebis qui naît dans le désert et qui a du mal à s'adapter au rythme des adultes à la recherche d'un oasis où il peut brouter pour voir la nuit donner au jour.

Ils voulaient nous partager leur difficulté à trouver leur place dans un monde de vents supersoniques d'une recherche effrénée de croissance économique et de mondialisation et de capitalisme sauvage où ils sont les moins bien placés pour ne pas dire vulnérables. Des questions étaient nombreuses et sans lueur de réponse. Des fois nous avons été déprimé (restons dans la métaphore de départ) et n'avons pas posé les nôtres ! C'était des moments ultimes de burn-in et burn-out selon les anglo-saxons ou le « Karoshi » (mort par le travail) selon les asiatiques.

« Quand l'homme connaît les pourquoi, il peut supporter tous les comment » avait dit avec raison le grand philosophe NIETZCHE. Nous ne connaissons pas encore et nous ne connaitrons probablement pas le pourquoi de la barbarie humaine qu'est le génocide. Nous avons quand même vu et senti comment les conséquences du génocide sont très amères.

6.3. Des résultats intéressants quand même

Nous sommes fiers des principaux résultats que nous exposons dans les lignes qui suivent. Ce double exercice nous a d'abord comblé et nous a permis de nous acquitter de la double obligation académique et professionnelle. Sur le plan professionnel d'abord. Nous pensons avoir contribué à faire comprendre aux collègues professionnels, qui ne s'étaient pas livré à cet exercice, que ce qu'ils font a du sens et apporte du sens là où le règne du non sens fait des ravages. Nous sommes fier, qu'à partir de ce que nous faisons, que nous avons pensé par tâtonnement, tel un naufragé qui jette les pieds dans tous les sens, et dans une sorte de Learning by Doing, sommes en train de changer positivement des vies humaines. Et de là, nous sommes en train d'apporter au monde scientifique des manières de faires nouvelles non encore élaborées en leur lançant le défis de les théoriser.

L'étude nous a permis de répondre à nos questions de recherche, d'atteindre nos objectifs de recherche et d'affirmer, de retenir des réponses provisoires que nous avions données aux questions posées au début de la recherche.

Le premier résultat, nous avons constaté combien le génocide, pour faire autant de ravages, avait impliqué tout un appareil destructeur. La prise en charge de ses conséquences psychosociales, cela devrait être une règle d'or, doit impliquer un appareil reconstructeur.

Elle doit être multimodale et non un domaine de chasse gardé des sciences de la santé mentale. Elle doit comprendre certes un accompagnement psychothérapeutique mais doit aussi allier la réhabilitation intégrale de la victime et sa communauté (juridique et morale, socioéconomique) et sa réintégration dans la société. La recherche nous permis de comprendre ce que recommandait à ses étudiants le Prof U SCHNEIDER quand il avait écrit : «... En d'autres termes, la recherche en psychothérapie dans la psycho traumatologie devrait commencer d'évaluer des protocoles de traitement multimodaux qui rendent justice aux divers aspects biologiques, psychologiques et sociaux des troubles post-traumatiques, en combinant par exemple des interventions psychothérapeutiques, pharmacologiques et sociales dans une approche intégrative ». (2005, p.47).

6.4. La culture rwandaise, socle thérapeutique sans égal...

Des actions isolées ou collectives qui contribuent à substituer la parole qui guérit au silence et à la sidération traumatique ; des initiatives qui tentent d'aider le déraciné à (re)existé, à (re) appartenir et à retisser des liens vitaux, nous en avons trouvés. Des actions qui l'aident justement à kuba (ho) et kuba (na). Nous en avons trouvées qui (re)mettent l'individu dans le circuit social et culturel. Nous en avions connu durant notre profession et la recherche a permis d'en estimer la portée thérapeutique.

Nous avons trouvé chez des humains, des rwandais qui sont encore de coeur, de bonté, des hommes et femmes intègres (inyangamugayo, ababyeyi). Ces voisins qui se rappellent encore d'aller dire Muraho, Mukomere, Muhumure tubari hafi (ngo waramutse iraguma) au ménage voisin géré par un orphelin pour savoir s'ils ont pu mettre quelque chose sous la dent le soir (kureba niba baraye bashyize inkono ku ziko). Ils sont là pour montrer que l'on n'est pas mort jusqu'au dernier (ko nta bapfira gushira), et pour témoigner que la culture rwandaise et ses vertus ne se sont pas éteintes.

Angelina, Esperance et les autres ont pu encore (re) exister (bongeye kuba, no kubaho) parce qu'ils ont rencontré un tiers écoutant, un destinataire du récit traumatique qui a su être un faiseur de ponts là où les liens vitaux étaient déchirés. Eux, ils ont apporté une tentative de réponse provisoire à leur comment pour pouvoir survivre, quand bien même ils ne seront jamais le pourquoi.

L'étude, à travers une analyse des interventions psychothérapeutiques effectuées, nous a montré que les psychothérapies occidentales (quoique recelant encore des faiblesses et lacunes de conceptualisation) contiennent des éléments qui, si ils sont utilisés avec une finesse d'analyse contextuelle donnent des résultats spectaculaires.

6.5. Plus que socioéconomique...

Quelle intention avaient-ils les bienfaiteurs, ces philanthropes qui ont construit une maison pour la veuve ou pour l'orphelin et l'on sorti de la grotte ? Eux, vous diront comme ils nous l'ont dit fièrement : « nous voudrions lui trouver un toit et éviter qu'elle ne meurt pas de pneumonie congelée par un froid de la saison des pluies (atazicwa n'imvura y'umuhindo) », ou, tout simplement nous voulions lui épargner d'être attaqué les animaux sauvages. Ils ont raison. Que voulait AVEGA en enseignant à sa bénéficiaire un métier et en lui trouvant un emploi ? Où encore, pourquoi trouver une école à une jeune qui a fait trois ans hors classe au lieu de lui trouver à boire et à manger et la laisser « cueillir le jour » comme le disait Mozart dans « Carpe Diem » ?

Ces actions de réhabilitation et réinsertion socioéconomiques trouvent leur sens dans ce que écrit U Schneider (idem, p.48) « ... le psychothérapeute ne devrait pas travailler exclusivement sur l'événement traumatique et ses séquelles : le traitement devrait être orienté vers l'avenir plutôt que vers le passé. Au lieu d'explorer, le thérapeute devrait essayer de stimuler les ressources des patients et de les aider à trouver un nouveau sens à leur vie future ». C'est à travers des actions visant la remise en projet, la réhabilitation de l'estime de soi, la reconstruction de la confiance en l'avenir, la mise en place de réseaux d'échange avec les autres, le plaisir de vivre par son travail, la maitrise sur son environnement, la liberté de ses choix sur la vie à mener et comment la mener, la conscience de son utilité, etc. que la prise en charge des psychotraumatismes sera intégrale et efficace.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard