2.2.2. L'écocentrisme
Par opposition à l'éthique biocentrique de
l'environnement, l'écocentrisme est un élargissement du domaine
morale jusqu'aux éléments non vivants de la nature,
c'est-à-dire un égalitarisme biosphérique (biospheric
egalitarianism) selon lequel les espèces, les communautés,
les écosystèmes ont une valeur intrinsèque, parce qu'ils
sont une matrice des organismes. De ce fait, les communautés, les
écosystèmes doivent être protégés dans leur
intégrité. L'homme fait partie de la communauté biotique,
les plantes et les animaux sont ses compagnons. D'où la
nécessité d'un partenariat (stewardship) avec la nature.
C'est ici que l'on peut comprendre pourquoi les riverains adoraient la
rivière, le fleuve ou la mer ; les habitants de la forêt
vénéraient la forêt, etc.
L'écocentrisme est une éthique
conséquentialiste où le critère d'appréciation d'un
acte est la conséquence de cet acte sur l'écosystème, la
communauté, l'espèce. Le principe fondamentale de
l'éthique écocentrique, tel que l'énonçait Aldo
LEOPOLD est qu' « une chose est juste lorsqu'elle tend à
préserver l'intégrité, la stabilité et la
beauté de la communauté bioéthique et qu'elle est injuste
lorsqu'elle tend à autre chose »40 .
L'écocentrisme évoque l'idée de la valeur
systémique étant donné que les éléments de
la nature sont liés les uns aux autres dans un système.
Dans son article intitulé la valeur de la
nature, Rolston III démontre en long et en large l'existence de la
valeur systémique dans la nature. Selon ce dernier, la valeur
systémique est fondamentale. Ainsi dit-il, « les valeurs sont
intrinsèques, instrumentales et systémiques, et les trois sont
entrelacées, aucune ne pouvant se voir reconnaître une importance
prioritaire par rapport aux deux autres, bien que la valeur systémique
soit fondamentale »41.
De ces deux éthiques ressort un rapport de partenariat
entre l'homme et les autres composantes de la nature étant donné
que l'homme n'est qu'une composante de la nature au même titre que les
autres.
2.3. Le pragmatisme environnemental
Bryan NORTON s'est imposé depuis le début des
années quatre-vingt comme un acteur incontournable de l'éthique
environnementale, en donnant le coup d'envoi à ce qui est devenu depuis
l'une des tendances dominantes : le pragmatisme environnemental.
L'originalité du pragmatisme en éthique environnementale se
laisse le plus aisément caractériser par son refus de prendre
position au sujet de la querelle qui oppose les partisans d'une éthique
anthropocentriste (pour laquelle l'homme est, en dernière instance, la
mesure de toute chose et vaut comme unique fin en soi) à ceux de
l'éthique non anthropocentriste (pour laquelle, il existe dans la
nature, indépendamment de toute évaluation humaine, des fins
intrinsèques).
40 Aldo LEOPOLD cité par H.-S. AFEISSA,
Op.cit., p.102.
41 H.-S. AFEISSA, Op.cit., p. 177.
Norton42 témoigne, à travers ses
écrits, de sa volonté de contester la pertinence pratique de
l'ensemble de cette problématique spéculative (l'existence ou non
de valeur intrinsèque dans la nature) au nom de deux types d'arguments
intimement liés l'un à l'autre, faisant valoir, d'une part, les
effets désastreux des querelles intestines entre éthiciens de
l'environnement qui rend leur discours politiquement inaudible et paralyse leur
action concertée et, d'autre part, le caractère
particulièrement stérile de ces débats dans la mesure
où le concept majeur d'intérêt humain est laissé
dans un état d'extrême indétermination. On en vient ainsi
à ne plus savoir distinguer entre une utilité qui se satisfait
dans la consommation immédiate des biens de la nature tels que les
matières premières, les produits agricoles, etc. , et une
utilité qui suppose la conservation de l'objet utile en tant que la
conservation est une condition de la satisfaction des intérêts
humains : il en va ainsi de l'ensemble des services écologiques fournis
par la nature en l'absence desquels nous n'aurions très rapidement plus
aucun accès au bien de consommation.
La conviction de Norton sur ce point est que des programmes de
protection de la nature sont parfaitement justifiables du point de vue d'une
conception suffisamment large de la valeur instrumentale anthropocentrique.
Mieux encore, il importe de reconnaître à cette approche des
problèmes environnementaux une indéniable
supériorité pratique pour au moins deux raisons. D'une part,
l'invocation de la valeur instrumentale anthropocentrique correspond, de fait,
au mode de justification le plus répandu chez les environnementalistes
et constitue à ce titre un espace d'interlocution immédiatement
commun au sein duquel le débat pourra s'engager. D'autre part, en
réussissant à neutraliser la controverse axiologique entre valeur
intrinsèque et utilité humaine, le recours à la valeur
anthropocentrique au sens large permet, par là même de laisser
à la subjectivité de chacun le choix en faveur de telle ou telle
option philosophique, et donc de déplacer le débat sur de terrain
des modalités rationnelles d'action environnementale.
C'est en référence à ces options
pragmatistes que Norton s'est efforcé d'élaborer sa propre
théorie de la gestion durable des écosystèmes. Il estime,
en outre, que les différences qui se manifestent entre les
modèles de durabilité
actuellement disponibles proviennent essentiellement de la
façon dont on pose le problème de la détermination des
obligations qui nous incombent à l'endroit de générations
futures, et de la façon dont on le résout. Il distingue ainsi
deux modèles de durabilité.
Selon le premier modèle, dit de durabilité
faible, c'est-à-dire ce qui doit se transmettre de
génération en génération, c'est un même
niveau de possibilités, un même éventail équitable
d'opportunités. Etant donné, d'une part, qu'il est sans doute
impossible de restreindre ou de contrôler les types d'utilisation de
l'environnement et la répartition consécutive des fruits de la
coopération, qui correspond à la conception que se font les
personnes actuelles de ce qui est bien pour elles-mêmes, et étant
donné, d'autre part, qu'une diminution du stock de ressources ou
altération de la qualité de l'environnement peut résulter
d'un usage tout à fait rationnel de la part des
générations précédentes, il faut que chaque
génération ait le devoir de s'assurer que les opportunités
de vie offertes à ses descendants ne sont pas moins satisfaisantes que
les siennes. Or pareille exigence implique que chaque génération
reconnaisse qu'elle est moralement tenue de compenser les ressources
épuisées ou l'environnement dégradé par le
développement d'un potentiel de production équivalente.
Selon le second modèle dit durabilité forte, il
convient de procéder, non pas par comparaison de formes de
bien-être individuel, mais par établissement d'une liste des
matériaux qui devraient être épargnés au profit des
générations futures .Par matériaux, il faut entendre tout
aspect du monde naturel qui est physiquement descriptible en y incluant
d'importants sites, des groupes de classifications biologiques, des
réserves fixes de ressources et d'importants processus
écologiques. C'est dans cet ordre d'idée qu'on parle des
espèces animales en voie de disparition. Selon cette approche,
l'hypothèse d'une fongibilité absolue des ressources est
inaccessible, et il convient au contraire de spécifier, parmi les
caractéristiques et les processus qui constituent l'environnement
naturel, lesquels sont essentiels au bien-être futur, de telle sorte que
toute détermination du lot de ce qui doit être
légué, qui ne s'engagerait pas à les protéger
ferait que, inévitablement, les générations futures auront
été lésées.
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