CHAPITRE III : LES CONSIDERATIONS CRITIQUES
3.0. Introduction
Dans les pages précédentes nous avons parcouru
les différentes attitudes de l'homme face à la crise
environnementale, lesquelles attitudes nous ont révélé
différents rapports que l'homme entretient avec la nature.
Au fait, l'anthologie de H.-S. AFEISSA permet de sortir des
traditionnelles accusations d'écoterrorisme ou d'écofascisme et
rassemble des outils conceptuels importants pour formuler les questions
écologiques dans leurs implications éthiques. Cependant, au
sortir du parcours proposé par cette anthologie, on peut se demander si
les débats d'éthique environnementale présentés ici
ne souffrent pas de leur trop grande abstraction, et sont donc
séparé de la réalité pratique. On peut aussi
reprocher à cette anthologie de souffrir d'une certaine
contradiction.
Nous allons ainsi dans ce chapitre indiquer d'une part les
mérites de la pensée de l'auteur et, d'autre part ses limites.
3.1. Les mérites
La lecture de l'ouvrage de notre auteur, du début
à la fin, semble nous mettre en face d'un procès contre
l'anthropocentrisme. Ainsi, l'un des mérites de cet ouvrage est d'avoir
établi le principe même de l'anthropocentrisme - l'homme est la
fin de la nature - comme cause, si pas la seule, mais la principale cause de la
crise de l'environnement qui se vit dans le monde actuel. Il a aussi le
mérite d'avoir tenté de donner une solution ou de remédier
à cette situation en mettant sur pied de nouveaux principes
éthiques tels que :
- l'égalitarisme biotique selon lequel tout organisme a
une valeur inhérente,
il est un centre de vie téléologique et un objet
moral comme le signifie Paul TAYLOR dans son article « le respect de la
nature ». Les organismes vivants, de monocellulaires à l'homme,
possèdent de manière égale des fins propres.
- L'égalitarisme biosphérique pour lequel les
espèces, les communautés, les
écosystèmes, ont une valeur intrinsèque
parce qu'ils sont les matrices des organismes. Ainsi, ayant hissé la
nature non humaine au niveau de l'homme, l'homme pourra changer sa vision sur
la nature et sa manière d'intervenir dans la nature.
- Le pragmatisme environnemental, finalement, étant une
position
intermédiaire entre les partisans de l'éthique
anthropocentriste et ceux de l'éthique non anthropocentriste, vient
donner solution un peu plus pratique que les précédentes
théories en faisant intervenir les intérêts de
générations futures dans la gestion actuelle de la nature.
Il faut noter, en outre, le fait que cet ouvrage marque un
nouveau tournant dans l'histoire de la philosophie. Depuis des siècles,
les philosophes s'évertuaient à chercher ce qui
différencie l'homme du reste de la création et les
caractéristiques de l'homme qui font de lui un être
supérieur au reste de la nature : l'homme agit par la raison, tandis que
l'animal agit par instinct ; l'homme a une valeur intrinsèque, le reste
de la nature ne sont que des choses, etc. Aujourd'hui c'est le mouvement
inverse. Les philosophes cherchent ce qui peut mettre l'homme et l'animal sur
un même pied d'égalité sur le plan morale en vue
d'harmoniser le rapport homme- animal. Les études acharnées de la
recherche d'une valeur intrinsèque dans la nature effectuées par
les éthiciens anglo-américains tels que Paul TAYLOR et Rolston
III en sont une preuve.
3.2. Les limites
Cet ouvrage d'Afeissa propose une défense de
l'environnement à travers la critique d'une morale anthropocentriste. Il
s'agit de défendre la nature non pas parce qu'elle est belle ou utile,
mais parce que l'homme doit changer son rapport à la nature. On lui
propose ainsi le biocentrisme éthique.
Cependant, le biocentrisme présente plusieurs
difficultés parce que, au fait, en remettant en cause la
délimitation de la morale à la seule humanité, le
biocentrisme peut être considéré comme une critique des
morales humanistes, plus particulièrement de la morale kantienne. Mais
il constitue en même temps une
extension de la morale kantienne, en ce que, comme pour
celle-ci, les « fins en soi » ne sont pas des
propriétés objectives, mais l'universalisation d'un principe qui
est, chez Kant, celui du sujet conscient, et devient, dans le biocentrisme,
celui d'une quasi- intentionnalité, d'un quasi-sujet. Avec la valeur
intrinsèque, « c'est bien un principe déontologique qui est
découvert »43. Comme éthique
déontologique, le biocentrisme s'expose aux difficultés
classiques de ces éthiques. Certains éthiciens ont pu faire
remarquer que si les éthiques déontologiques sont normatives, ou
prescriptives et imposent contraintes et obligations. Elles le sont assez
pauvrement, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent définir qu'un petit
nombre de contraintes. Rolston III remarque que les écosystèmes
sont « amoraux », les règles darwiniennes de la survie ne sont
pas des règles de justice. Ainsi « de notre observation de la
nature, nous ne pouvons donc tirer aucune règle morale, mais seulement
appeler à son respect. Les règles du respect ne peuvent
être que limitées : il s'agit essentiellement de s'abstenir
d'actions intentionnellement nocives »44.
C'est d'autant plus insuffisant que l'extension du nombre de porteurs des
valeurs a pour conséquence de multiplier les conflits ou les
dilemmes.
Comment arbitrer entre une multitude de valeurs
intrinsèques qui méritent toutes, d'une manière
égale, la considération morale ? D'où la tentative de
hiérarchiser les valeurs intrinsèques. Renonçant à
l'égalitarisme strict de Paul TAYLOR, Louis LOMBARDI propose de classer
les individus biologiques suivant leurs « capacités » plus ou
moins grandes. Cela consiste à ordonner les êtres vivants
selon leur plus grande proximité à l'homme qui réunit le
plus grand nombre de « capacités »45. C'est
l'idée développée par William FRANKENA lorsqu'il prend la
sensibilité pour critère de la considérabilité
morale. Ce qui nous permet d'échapper à l'anthropocentrisme, mais
pas à l'anthropomorphisme. Nous sommes portés à
protéger les êtres vivants qui nous paraissent les plus
remarquables, parce qu'ils sont plus proches de nous, ou parce que nous
projetons en eux nos fantasmes ou nos désirs.
Mais, nous ne voyons pas très bien pourquoi le fait
d'être plus proche de l'homme donnerait priorité dans les
opérations de conservation. La recherche de la
43 C. LARRERE, L'éthique environnementale :
axiologie ou pragmatisme ? , Université de Paris1-
PanthéonSorbonne-France, inédit., sans date, p. 6.
44 Ibid., p. 7.
45 N. AGAR, Biocentrism and the concept of
life (le biocentrisme et le concept de la vie), in « Ethics »,
n°108 (october 1997), p. 147.
valeur intrinsèque part du refus de ne voir dans la
nature que l'ombre portée de l'homme. Le biocentrisme affirme la
volonté de protéger la nature pour elle-même. Y introduire
une hiérarchie dont le principe est la proximité de l'homme est
une façon de nier le biocentrisme de l'intérieur.
Le biocentrisme semble donc déboucher sur une impasse
pratique. Outre sa difficulté à formuler des règles pour
trancher les conflits de valeur, Norton a pu faire remarquer que cette
éthique individualiste46 convenait mal à la
protection de la nature dont l'éthique environnementale est
censée fournir les règles. La protection de la nature, en effet,
ne prend pas seulement en charge des organismes vivants, mais aussi des
éléments abiotiques ou des systèmes non organiques. Sur
tout cela, la valeur intrinsèque n'a rien à dire.
A ces critiques pratiques, on peut en ajouter une qui porte
plus sur le fond. La recherche de la valeur intrinsèque s'enracine dans
une critique de la raison instrumentale. L'anthropocentrisme est accusé
de ne voir dans la nature qu'un ensemble de ressources, de ne valoriser la
nature qu'en l'instrumentalisant. Or, à l'issue de la quête de la
valeur intrinsèque, nous découvrons que la vie, de part en part,
n'est qu'instrumentalisation : ne dit-on pas que vivre c'est détruire
d'autre vies et que la vie ne se perpétue que si tout être vivant
est, tour à tour, consommateur et consommé, et que c'est leur
capacité à instrumentaliser leur monde, ou leur environnement,
qui qualifie les entités vivantes comme des valeurs intrinsèques
comme nous l'avons vue dans les lignes qui précèdent. Alors
comment pouvons- nous voir dans l'instrumentalisation
précédemment décriée, la source de la valeur de
tout être vivante ? Comment pouvons-nous appeler à respecter chez
n'importe quel être vivant ce que nous avons d'abord condamné chez
l'homme ? Il y a là un paradoxe qui affecte profondément le
biocentrisme.
De plus, le biocentrisme, en affirmant l'égalité
de tous les êtres vivants, dénie aux hommes toute dignité
particulière. Cependant, il fait de l'homme le destinataire d'une
injonction morale : le respect de la nature.
46 H.-S. AFEISSA, Op. Cit., pp.263-268.
Pour Gilbert HOTTOIS, « l'anti-anthropocentrisme,
fréquent dans les éthiques du vivant, est une position
formellement contradictoire: ce sont toujours des hommes qui affirment
une valeur, une norme, un point de vue, prétendument non humains. Le
problème procède en partie du préjugé propre
à de nombreuses éthiques environnementales suivant lequel
l'anthropocentrisme est toujours et inévitablement
anti-écologique, instrumentaliste, exploiteur. Or, il n'y a là
nulle nécessité: les hommes, individus et collectivités,
ne cessent de valoriser spontanément ou
délibérément des choses, des êtres, des situations
comme des fins à favoriser, à protéger, à
préserver. En ce qui concerne la nature et les êtres vivants,
l'anthropocentrisme pris au sérieux souligne toute la
responsabilité humaine: ce sont des hommes qui décident, sur
base de raisons et de sentiments, de respecter, protéger, utiliser les
vivants non humains »47.
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