CHAPITRE II : L'HOMME FACE A LA CRISE DE
L'ENVIRONNEMENT
2.0. Introduction
Après avoir parcouru le panorama des rapports entre
l'homme et la nature tels que décrits par les morales des grandes
religions du monde et, les changements qu'ont subi ces rapports avec
l'avènement de la modernité, passons, à présent, en
revue les différentes attitudes de l'homme face à la crise de
l'environnement. Il est à noter que certains penseurs font remonter les
causes de la crise environnementale actuelle à la révolution
industrielle du 17ème siècle et
18ème siècle. Cependant, d'autres la situent à
l'apparition de l'homo faber. Dans ce chapitre, nous analyserons trois
attitudes essentielles telles que développées à travers
les courants suivants de l'éthique de l'environnement :
l'anthropocentrisme, le biocentrisme et l'écocentrisme ainsi que le
pragmatisme environnemental.
2.1. L'anthropocentrisme
L'homme a un rôle central à l'intérieur de
la nature parce qu'il est fondamentalement différent du reste des
réalités naturelles. Il est non seulement une partie de la
nature, mais aussi l'unique être capable de saisir
l'intelligibilité de l'univers. C'est le principe même de
l'anthropocentrisme. L'homme joue un rôle central et déterminant
par rapport au reste de la nature. Ainsi, le Petit Robert,
définit l'anthropocentrisme comme étant une attitude qui fait de
l'homme la cause finale de toute chose.
Cette attitude était déjà présente
dans l'antiquité grecque chez les sophistes. Ils revendiquaient la
liberté de penser à leur guise. C'est dans cet ordre
d'idée que Protagoras, l'un de grands sophistes qui, cherchant à
défendre leur cause ( la recherche d'un subjectivisme et d'un
relativisme radical ) dira : « L'homme est la mesure de toute chose
». Il voulait simplement dire que la vérité dépend
désormais de celui qui la conçoit. Cela implique aussi un
relativisme moral. Ainsi, l'homme devient le centre de tout. L'homme est donc
la référence de toute chose.
32 H.-S. AFEISSA, Op. Cit., p.95.
Aristote poursuivra l'idée de Protagoras. A ce propos,
en parlant de la philosophie de l'homme selon Aristote, Afeissa écrit :
« L'homme nous est clairement présenté comme étant la
fin de la nature au sein d'un univers hiérarchisé où
chaque échelon ou chaque degré apparaît comme moyen d'un
degré supérieur, l'ensemble étant ordonné de
manière finale à l'homme, et à l'homme seul
»30 . Cette idée sera développée plus tard
par saint Thomas.
Au Moyen âge, cette pensée qui situe l'homme au
centre de la nature sera perpétuée par le christianisme. En
effet, le récit de la création dans le livre de la Genèse
(Gn1, 26-29) est clair sur ce point. Le monde créé en sept jours
le fut pour être au service de l'homme. Le récit de la
création établit l'homme maître de tout ce qui existe. Dans
ce récit, Dieu ordonne à l'homme de dominer sur les poissons de
la mer, les oiseaux du ciel, sur les bestiaux, sur toutes les bêtes
sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre et de parfaire
l'oeuvre de la création.
Dans le deuxième tome de sa Somme
théologique, saint Thomas soutient la même position
anthropocentrique à travers cette analogie : « Quand l'homme agit
de lui-même pour une fin, il connaît cette fin : mais quand il est
mis en action ou dirigé par autrui, comme lorsqu'il agit par ordre ou
sous une impulsion étrangère, il n'est pas nécessaire
qu'il connaisse la fin. C'est le cas des créatures sans raison
»31 . De ce qui précède, il y a lieu de
déduire qu'il n'y a pas de fin propre dans la nature. La fin de la
nature est définie par rapport à la fin de l'homme.
Lynn WHITE n'est-il pas convaincu que « le christianisme
est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue
»32 . Historien de la pensée médiévale,
Lynn WHITE avait présenté en 1967 les pièces du dossier.
Quelles étaient alors ses principales observations et ses conclusions
?
White montrait que la victoire du christianisme sur le
paganisme a été la plus grande révolution psychique de
notre histoire culturelle. Nos façons quotidiennes d'agir envers
l'environnement ont leurs racines dans la théologie
judéo-chrétienne, et uniquement en elle.
Selon White, les traits distinctifs du
judéo-christianisme sont éloquents, si l'on pense à la
vision grecque d'un Aristote : « la Bible pense le monde en terme de
commencement ; l'homme y est à l'image de Dieu ; il reçoit de
Dieu le pouvoir de nommer les animaux et les plantes ; l'homme est
appelé à vivre dans la suivance (à la suite) du
Christ, ce second Adam, qui transcende lui aussi la nature par sa
résurrection »33. Bref, il n'y a pas de religion plus
anthropocentrique que le christianisme, notamment dans sa forme occidentale.
Deux traits corrélatifs en ressortent : un dualisme entre l'homme et la
nature, et une volonté, de la part de Dieu, que l'homme exerce sa
domination sur cette nature et l'exploite à ses propres fins.
D'où un rapport de domination.
L'anthropocentrisme sera finalement formalisé par Kant
aux temps modernes. Kant appelle personne morale « l'être humain en
tant qu'il est porteur de la loi morale et, par conséquent, digne de
respect. Comme telle, la personne a une valeur infinie et ne peut être
traitée comme moyen ou une chose, mais uniquement comme une fin en soi
»34. D'où la maxime suivante : « Agit toujours en
sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la
personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais
comme un moyen ». L'anthropocentrisme dans cette maxime est devenu la base
de la moralité d'un agir.
Toute action sera désormais jugée bonne ou
mauvaise selon qu'elle procure un bien ou un mal à l'homme. L'homme
étant le seul possesseur des valeurs morales, son action sur la nature
est moralement neutre parce que la nature n'est pas porteuse de la loi morale.
De ce fait, les composants non humains de la nature ne pourront se voir
reconnaître de valeur que par rapport aux intérêts des
êtres humains et aux buts que les humains s'assignent. Autrement dit,
l'homme et l'homme seul, définit un lieu de valeur intrinsèque au
sens où il vaut par lui-même, en vertu de ce qu'il est au titre de
fin en soi, tandis que tout le reste de la nature ne vaut que pour autant qu'il
sert comme moyen à telle ou telle fin de l'homme. C'est donc ici une
valeur instrumentale. Dans sa conclusion de la Critique de la
raison
33 D. MÜLLER, Le rapport des humains aux animaux dans la
perspective de l'éthique : Mise en situation sociale, in «
Théologiques », vol. 10, n° 1, 2002, pp. 90-9 1.
34 N. BARAQUIN et J. LAFFITTE, Dictionnaire des
philosophes, deuxième édition, Armand Colin, Paris, 2002, p.
170.
pratique, Kant affirme que « seul deux choses
remplissent son âme d'admiration et de vénération toujours
renouvelées et croissantes : le ciel étoilé au-dessus de
lui et la loi morale en lui. La première symbolise à ses yeux le
problème de la connaissance de l'univers physique et de la place que
nous y occupons. Elle diminue l'importance de l'homme en le considérant
comme une partie de l'univers physique. La seconde se réfère au
moi invisible, à la personnalité humaine et rehausse de
façon incommensurable sa valeur en tant qu'être intelligent et
responsable »35. De plus, Kant fonde son éthique sur la
volonté et la liberté. Les animaux qui en sont dépourvus,
selon lui, ne sont donc que des choses et non des personnes. Ainsi les hommes
peuvent les utiliser comme moyens.
Certes, la pensée anthropocentrique nous permet de nous
concevoir comme entité séparée des autres entités
de la nature, mais le concept n'est pas la réalité. Le corollaire
de la conception duale du monde, c'est-à-dire de sa chosification, est
donc le sentiment qu'il nous appartient. Puisque le monde est nôtre, il
revient à l'homme de tracer les limites de son action.
L'étrangeté de ce processus est son auto
inférence, puisque la chosification et le sentiment de possession vont
jusqu'à s'appliquer à l'homme lui-même. L'être humain
en arrive ainsi à se considérer comme une ressource. L'expression
« ressources humaines » est tout à fait explicite et
symptomatique. Or, une ressource est utilitaire, comptable et inutile
après usage... Le processus anthropocentrique dénie donc l'humain
en voulant magnifier l'homme.
Signalons aussi qu'aujourd'hui est née, dans le cadre
de l'anthropocentrisme, la théorie de la restauration de la nature.
Selon cette théorie, l'homme en tant que maître de la nature, a
l'obligation de réparer les dommages faits à la nature. C'est
dans ce cadre qu'est née la théorie de reboisement, par exemple,
pour lutter contre l'effet de serre, etc.
Après ce parcours, disons que cet oubli de la nature a
vicié la réflexion morale dans le passé. Il importe
désormais de la réfuter en élaborant une éthique de
la
35 Kant cité par E. BOURGOIS, La
bioéthique pour tous, coll. « un autre regard sur l'homme
», Edition du Sarment, France, 2001, p.97.
valeur intrinsèque des entités du monde naturel.
D'où l'importance des théories telles que le biocentrisme et
l'écocentrisme que nous analyserons dans le point qui suit.
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