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Christiania : micro-société subversive ou "hippieland" ?

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par Félix Rainaud
Université de Poitiers - Master 1 Sociologie 2012
  

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4.3 Le double défi de la mondialisation et de la gentrification : un contexte international de mutation du paysage urbain

« La « troisième mondialisation » que nous connaissons actuellement ne se réduit pas au phénomène strictement économique que l'on désigne habituellement par le terme de « globalisation », qui sous-entend l'idée d'un vaste processus d'unification, mais correspond à des réalités multiples sur le plan culturel, politique, juridique et social, qui s'inscrivent progressivement dans les territoires et tout particulièrement dans l'espace urbain (ANTONIOLI & CHARDEL, 2007) ».

Dans le documentaire « Les raisons de la colère », Alain Bertho affirme à propos de l'expulsion de l'Ungdomshuset que : « ce qui décide la mairie de Copenhague à réagir aussi froidement dans cette histoire, c'est qu'il y a une opération financière. Ce qu'explique la mairie c'est que ces jeunes sont hors de la loi, mais ce qui explique cette détermination, c'est qu'il y a une opération financière. Ce bâtiment il est en centre-ville, enfin dans un quartier pas tout à fait dans la périphérie et il y a la possibilité de faire une opération financière dessus, c'est ça la logique. » L'espace des centres-villes est dorénavant un enjeu économique majeur et cela menace de normaliser des formes de vie, comme Christiania.

Le chapitre de l'ouvrage collectif « Space for urban alternatives » écrit par Anders Lund HANSEN (« Christiania and the Right to the City »), ainsi que sa thèse sont particulièrement éclairant pour saisir les phénomènes de globalisation et de gentrification. L'auteur y apporte à la fois des éléments de définition, mais aussi une application empirique aux cas de Copenhague et de Christiania. Anders Lund Hansen utilise ainsi les travaux de Zygmunt Bauman, lequel a montré parmi ses nombreuses études sur la modernité (« la société liquide »), que la globalisation a intensifié les luttes pour l'espace. D'après Hansen, Bauman a développé l'image de « guerre de l'espace » (« space wars ») dont la substance est la façon dont l'Etat moderne augmente sa demande de contrôle sur l'espace.

Comme je l'ai évoqué précédemment, Copenhague est une « ville primate ». Elle n'est pas seulement deux fois plus grosse que la seconde ville du Danemark, elle concentre aussi un tiers de la population totale du pays. Copenhague ne connait donc aucune concurrence sur le territoire danois en termes « d'attractivité », ce qui est confirmé par le projet COMET :

«Copenhague est la seule aire métropolitaine au Danemark et la seule réellement liée au système urbain Européen. En conséquence, la région de Copenhague n'a pas réellement de compétiteur national.»31(*)

L'espace de la ville est un enjeu de compétitions, de « luttes », à la fois entre citadins ou entre citadins et organisations pour l'usage et l'appropriation matérielle et symbolique de l'espace. Avec la mondialisation de l'économie, les villes elles-mêmes se trouvent donc en compétition les unes avec les autres. C'est dans cette compétition internationale qu'aujourd'hui, Copenhague se présente comme une concurrente à Stockholm dans la lutte pour le contrôle de l'espace du Nord de l'Europe, d'autant plus avec l'ouverture de l'Union Européenne aux ex-pays soviétiques de la Baltique (Estonie, Lituanie, Lettonie). Pour remporter cette lutte, la ville doit de fait devenir compétitive, à l'image d'une entreprise sur le marché mondial. Dans le cas de Copenhague, cette compétitivité s'est construite en partie sur la coopération avec la ville Suédoise de Malmö : « Finalement, cette coopération ambitieuse et transfrontalière est devenue le point focal d'un rayonnement international également vecteur d'une nouvelle identité promue à l'étranger. La coopération métropolitaine semble donc aujourd'hui un levier puissant de l'attractivité future des villes, à travers la mise en cohérence des politiques territoriales. (IAURIF 2006) ».

Afin de rendre une ville attrayante pour l'investissement de capitaux, les terrains publics sont vendus à des sociétés privées qui ont une responsabilité nettement moindre envers l'électorat. C'est le cas de Copenhague avec l'ancienne maison des jeunes, l'Ungdomshuset vendu à une secte religieuse. Une fois la zone développée, les habitants pauvres et marginalisés sont déplacées. C'est ce processus de déplacement des populations pauvres des centres-ville que l'on appelle gentrification. Les auteurs s'étant intéressé à ce processus pointent comme un élément clé de l'accomplissement de ce processus, la proximité et la connectivité entre « l'habitat » et les centres de production du capitalisme moderne, c'est à dire la production de services. Comme l'affirme Jean-Pierre GARNIER, « la ville compétitive fonctionne sur le triptyque industries de pointe, centres de recherches et laboratoires, enseignement supérieur ».

A Copenhague, « l'extension matérielle de la rhétorique prend la forme de l'établissement d'institutions comme le Learning Lab Denmark [laboratoire de recherche en `learning and competence development in the knowledge society']; ériger des oeuvres emblématiques de l'architecture tels que Arken (L'Arche), le nouveau musée d'art moderne, et Den Sorte Diamanten (Le Black Diamond), le nouvel annexe de la Bibliothèque royale sur le front de mer, et la construction de nouveaux environnements bâtis pour les principaux acteurs de la «nouvelle économie». . . y compris les hôtels de luxe, des restaurants, des centres de conférence et les centres commerciaux, comme la nouvelle Fisketorvet (La place du poisson) sur le port. A cela il faut ajouter les investissements dans des logements de luxe et le renouvellement des logements centre-ville financé publiquement pour attirer des employés de la «nouvelle classe moyenne» dans la nouvelle économie. Ces processus de gentrification, générés par les politiques publiques, entraînent la déportation des résidents marginalisés de quartiers défavorisés qui ne rentrent pas dans le `disneyesque' «ville créative». Mais de l'autre côté, les coûts sociaux, sont en grande partie négligés ». Hansen, Anderson and Clark cités par AMOUROUX (2009 : 119)32(*)

Toujours concernant ces centres de compétitivité de la ville, Ørestaden à Copenhague répond à ces impératifs puisque ce nouveau quartier accueille à la fois des entreprises compétitives, des institutions universitaires et de recherche... Ce nouveau centre urbain d'Ørestad, co-piloté par l'État et la ville, qui se construit dans la partie Sud de Copenhague est planifié pour répondre parfaitement à ce que l'on traduit généralement par ce « processus de gentrification » : une planification urbaine d'un quartier à proximité voire intégré dans le centre-ville ancien, qui doit être connecté dans le monde en réseau (au travers du développement des transports par exemple, Ørestaden étant relié directement par métro à 5 minutes du centre-ville et de l'aéroport de Copenhague, au train de ville et au pont qui relie Copenhague à Malmö), et dont le rayonnement doit être international afin d'y faire venir les investisseurs nationaux et internationaux. L'objectif est d'accueillir 52 000 emplois. 20 000 habitants, 20 000 étudiants d'ici 2020-2030 sur cet espace de 310 ha, en mêlant donc activités innovantes et habitat. Ørestaden pourrait être en quelque sorte le symbole de la concurrence avec la capitale suédoise pour le contrôle de cette zone d'influence qu'est l'Europe du Nord : « Ørestad, associé à la liaison sur l'Øresund (2000) et à la création de l'Øresundregion, s'intègre dans une «géostratégie» d'échelle européenne qui renforce la place du Danemark entre la Scandinavie, l'Europe orientale et l'Europe occidentale » (LECROART 2007 : 31).

A gauche : l'ancien plan d'urbanisme de Copenhague, le « Fingerplan » ;

A droite, le plan d'intégration de Copenhague.

Ces deux plans montrent le changement d'échelle entre l'ancien et le nouveau plan d'urbanisation de Copenhague.

Toutes ces notions qui intègrent le concept de gentrification tel que « l'accessibilité », « l'attractivité », la « connectivité », la « concurrence », sont des notions qui intègrent par ailleurs le champ lexical de la « cité par projet » mis en évidence par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans « Le nouvel esprit du capitalisme ». On les retrouve dans les documents faisant la promotion de ce nouveau centre urbain. Par exemple, le projet COMET déjà évoqué plus haut dresse un tableau idyllique de ce futur quartier hyper-moderne :

«Ørestaden is a major urban development scheme, which is centrally located - between the old city centre of Copenhagen and Copenhagen's international airport. The idea is to create a `city annex', which will attract national and international investors. Beside the central location the attractiveness of the area is its accessibility from all parts of the Øresund Region (by different means of transportation, i.e. motorway, rail and metro). Also its location right next to a major green area is an attraction of the area.

The area has the form of a long rectangle with a width of 600 metres and 5 kilometres in the length (indeed it has been dubbed `the tie' for that very reason). The area is served by a newly built, fully-automated `metro', which has six stops in the area.

In total the area is 310 hectares. One third of this area is a green area, including small ponds, which are providing conditions for special biotopes.

Cette contextualisation de la situation urbaine de Copenhague cherche à montrer que l'existence de Christiania est le fruit d'une lutte quotidienne pour sa préservation : « une lutte contre la normalisation et pour leur vision du droit à la ville » (HANSEN, 2011 : 294). En effet, à quelques hectomètres de ce nouveau quartier hypermoderne, Christiania existe toujours jusqu'à maintenant et résiste à de tels enjeux économiques, financiers, mais aussi politiques (en termes d'influence politique internationale). Il est évident que les stratégies de gouvernance urbaine libérales et le processus de gentrification ont influencé et mis la pression sur Christiania et ses stratégies culturelles et politiques, comme le montrent les documents produits par Christiania depuis les années 80 en réponse aux plans et rapports officiels produits par le gouvernement cherchant à légaliser ou normaliser Christiania.

« Quand le ministère de l'environnement (Miljøministeriet, 1991) présenta un Plan Local pour Christiania, le Freetown répondit avec le Plan Vert soulignant les visions d'un environnement écologiquement durable. Comme l'a montré Hellström (2006:74), le plan de Christiania est en plusieurs point similaire au Plan Local officiel : alors que le Plan Local parle vaguement de `valeurs culturelles, hostoriques et récréatives', le Plan Vert va étonnamment plus loin, pointant le conflit entre certains bâtiments sur les remparts et "l'équilibre esthétique dans cette zone autrement belle et paisible".» (Thörn 2012 : 22)

Par exemple, un premier lien que l'on peut observer entre la création d'une identité pour les régions d'Øresund et de Scania à travers le projet Ørestaden et Christiania fut la création du quartier d'Holmen, quartier résidentiel voisin de Christiania et construit autour de l'opéra.

Comme toutes les grandes capitales européennes, la ville de Copenhague a aussi entrepris des transformations marketing sous le slogan `Wonderful Copenhagen'. La ville devient une marque, un produit marketing qui se décline sous la forme de produits dérivés afin de promouvoir la ville. Ce phénomène porte le nom de `city branding', et il est commun à toutes les grandes métropoles mondiales : « Lond-On », « I amsterdam », « be Berlin », « cOPENhagen », « B Belfast »... Le slogan `cOPENhagen - open for you' est en réalité un slogan à sens unique, puisque comme le fait remarquer Anders Lund Hansen, l'ouverture mise en exergue ne s'adresse qu'aux publics disposant d'un capital (culturel, économique ou symbolique) suffisant pour bénéficier d'un droit à la ville : « Ces processus de gentrification, générés par des politiques publiques, entrainent un déplacement des résidents du centre-ville qui n'entrent pas dans la `nouvelle économie créative' ni dans les aspirations de Copenhague à être un `environnement propice aux affaires de classe internationale'. La ville est alors ouverte à certaines personnes et fermée à d'autres. A la lumière de ces changement de la scène urbaine, Christiania est sous une pression considérable » (HANSEN, 2011 : 303).

L'apparition de cette campagne de promotion de la ville de Copenhague a d'autant plus exercé une pression sur Christiania vers sa normalisation qu'elle est née au début des années 2000, coïncidant quasiment avec l'arrivée au pouvoir de la coalition Libéraux-Conservateur. Cette marchandisation de l'image de la ville a inévitablement mis davantage de pression sur Christiania, en particulier en matière de tourisme puisque Christiania est le deuxième site touristique de Copenhague (il suffit d'ouvrir n'importe quel guide touristique sur le Danemark pour s'en assurer). Bien qu'il soit difficile de chiffrer le nombre exact de touristes fréquentant annuellement la ville-libre, ce nombre est estimé à un million et entre 20 000 et 30 000 personnes se rendent chaque jour à Christiania. Toutefois, le tourisme n'est pas pris comme une mauvaise chose à Christiania. Au contraire, les christianites ont toujours accueilli les touristes et en ont fait un argument de promotion et de défense du freetown : en organisant par exemple leurs propres visites guidées du freetown (lors de la visite guidée réalisée dans le cadre du cours `Danish society', Nina, la guide, nous apprends qu'il y avait d'ores et déjà 103 visites guidées de 2 prévues juste pour cette semaine).

Avec le plan de normalisation conclu en 2004, qui est sans aucun doute la menace la plus importante qui pèse aujourd'hui sur le Freetown, et en imposant la ré-introduction de la notion de propriété privée sur les bâtiments, nul ne peut dire si la suite ne donnera pas lieu à une course aux enchères de la part du gouvernement et des promoteurs pour réacquérir le territoire petit à petit, en maintenant une pression financière sur les habitants. En effet, à partir de l'instant où le sol fait l'objet de transactions financières, les emplacements centraux sont inévitablement les plus convoités dans la compétition entre les différents acteurs de la vie sociale et politique urbaine, c'est-à-dire les habitants, mais surtout les entreprises, les administrations...

* 31 Le projet COMET (Competitive Metropolises) était coordonné par l'Institute for Urban and Regional Research, Austrian Academy of Sciences, Vienna et supporté financièrement par la Commission Européenne, DG Research, 5th Framework Program, Key Action 'The City of Tomorrow and Cultural Heritage' (Project no. EVK4_CT_2001_00050): www.comet.ac.at

* 32 Lund Hansen, Anders; Hans Thor Andersen and Eric Clark, 2001 Creative Copenhagen: Globalization, Urban Governance and Social Change. European Planning Studies 9(7):851-869.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard