WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Les représentations du "devoir de mémoire" en contexte de démocratie plurielle: analyse de discours des leaders afro-descendants du Québec

( Télécharger le fichier original )
par Brice Armand Davakan
Université du Québec à Montréal - Maîtrise 2005
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

5.2. L'action collective et ses défis

Notre analyse de l'action collective des Afro-descendants s'est faite à deux niveaux directement interconnectés : d'une part la démarche de la revendication passant par la constitution d'une présence sociale et politique, la mobilisation pour un statut de lobby, et d'autre part, l'objet de la revendication et les variations d'attitude vis-à-vis de cet objet.

5.2.1. La mobilisation

Le passage du discours à l'action collective a pour premier défi celui de la mobilisation, c'est-à-dire le ralliement de tous les leaders des communautés africaines et afro-descendantes de la municipalité et même de la province. Ce passage à l'action peut se traduire par ces mots d'un leader africain :

On est toujours là à contempler. Mais moi je pense qu'il est temps que l'Africain cesse d'être contemplateur. C'est pour ça on dit il faut qu'il cesse de quêter: il faut exiger. Il faut exiger des choses. Mais seul, on ne pourra pas exiger. Il faut qu'on se mette ensemble. Et ça, j'espère qu'on va arriver à ça (AFR04).

En effet, «seul, on ne peut pas exiger», et le nombre de leaders impliqués dans la revendication, le taux de partage des représentations du devoir de mémoire, le degré d'harmonie des points de vues..., participent de la crédibilité de la revendication et prédéterminent les résultats de l'action collective. Convaincre ses pairs, de se rallier à la cause fait alors partie de la démarche de mobilisation :

Alors moi je crois que la bataille de la mémoire, doit s'orienter vers ce côté là aussi. Éduquer les gens, leur faire comprendre leur vécu, leur histoire, les valoriser. Il y en a qui leur racontent n'importe quoi, des préjugés : «oui vous êtes des «Nouaires»10(*) ». Ça fait partie de la bataille: que les gens sachent qui ils sont, c'est quoi leur origine, qui sont leurs ancêtres, qu'est-ce qui les a amenés ici, pourquoi ils sont là. Tout cela fait partie de la problématique (AFR01).

Cependant, une telle ambition doit s'affranchir de certaines contraintes organisationnelles dont les premières sont d'ordre financier ; les leaders sont, pour la plupart dirigeants d'organismes communautaires fonctionnant avec des subventions municipales, provinciales ou fédérales, attribuées selon les priorités définies par ces différents paliers de pouvoir. Cette dépendance vis-à-vis de l'interlocuteur même de la revendication est due à l'absence de support à la base - c'est-à-dire des membres des communautés - et au déficit de confiance vis-à-vis des leaders : « Quand vous êtes dans la communauté noire, vous parlez d'argent, tout le monde devient suspect «ha, il va prendre l'argent et il va mettre ça dans ses poches.» » (HTI01) D'autres leaders ont évoqué le caractère quasi tabou de l'esclavage dans la société québécoise. Les Québécois auraient «beaucoup de misères avec cette histoire d'esclavage», compte tenu de leur statut de victimes au sein de la Confédération canadienne, et dans ce contexte, ils supportent moins bien l'habit du bourreau, et on ressent une certaine gêne à formuler des doléances culpabilisantes.

Mais un autre obstacle, apparemment le plus déterminant de tous, est ce que nous appellerons ici l'intra nationalisme ou l'intra communautarisme des Africains et Afro-descendants. En effet un des leaders, qui dirige depuis plusieurs décennies une organisation ayant vocation de chapeauter tous les «Noirs du Québec», a observé la tendance des communautés à se regrouper exclusivement dans des cercles de proximité ethnique ou par pays d'origine. Un autre leader anglophone reprend ces remarques en ces termes :

One of the problems, what I find within the Black community you know, across North America... there's a situation here that I feel we need ourselves, to organize ourselves. We're not very organized. We have bits and pieces. You know, in the United States, you have the NAACP, which is not bad. In Quebec and Canada, what do you have? You know, we have a lot of little organizations, but you need to have an overall organization that, if we going to speak on this, then we start to talk (ANG02).

Après ce problème d'émiettement des forces, la mobilisation fait face à un autre défi non moins important : celui de l'harmonisation des visions de l'action collective. Ainsi, exprimées sous diverses formes selon les tempéraments des leaders, on note néanmoins deux grandes tendances ou deux pôles d'attitude parmi les leaders interrogés :

- les uns, ayant un discours plus «holiste» (tendance à minimiser les différenciations internes) optent directement pour une posture militante vis-à-vis des pouvoirs politiques dans la revendication de mémoire ;

- les autres, plus pragmatiques - sinon même calculateurs, de leur propre aveu - optent pour la conciliation, la négociation «douce», mais au prix de minimiser les problèmes soulevés, comme le racisme et les discriminations.

Dans la première attitude, la représentation du devoir de mémoire est celle d'un combat, d'une lutte pas nécessairement radicale, mais au moins quotidienne, où il faut «exiger» plutôt que de «démarcher», imposer le respect et la reconnaissance de soi face au reste de la société. Pour cette catégorie de leaders,

... lorsqu'on lutte pour l'égalité, la question n'est pas de convaincre l'autre qu'on est comme lui. Parce que dire à quelqu'un qu'on est comme lui, c'est encore le prendre comme référence. Il s'agit de dire à l'autre qu'il est ce qu'il est et que nous, nous sommes ce que nous sommes, et que nous traitons d'égal à égal : parce que le respect mutuel implique d'abord la reconnaissance mutuelle (AFR02).

Mais, l'autre catégorie se défie de cette posture et situe le conflit, non pas entre «eux» et «nous», mais plutôt entre des gagnants et des perdants d'une cause, toute «race» confondue. Ainsi, à titre de comparaison, on peut mettre en contraste les propos précédents avec ceux de cet autre leader :

[Le problème], c'est peut-être la manière dont les Noirs mêmes se définissent. [...]L'abolition de l'esclavage, c'est bien la combinaison des Noirs et des Blancs. Sans l'appui des Blancs, les Noirs n'auraient pas eu cette liberté. C'est comme ça. Même Haïti qui a été le premier État à prendre son indépendance, ils ont été complètement exclus, les autres pays blancs les ont exclus. Ils les ont isolés. Voilà pourquoi depuis, les conséquences, on le connaît (AFR03).

L'intérêt de cette déclaration pour notre recherche tient surtout, non pas à l'idée exprimée, mais plutôt à l'attitude de démarcation qu'elle reflète : un dépit, une exaspération devant la tendance de certains Africains à l'extrémisme. Cette polarité dans les visions de l'action ne semble pas coïncider avec des groupes prédéfinis dans notre échantillon de leaders, à savoir : les Haïtiens, les Africains ou les Anglophones. Elle ne reflète pas non plus, comme nous l'aurions supposé, l'influence de la «question québécoise» sur les immigrants. Bien plutôt, on retrouve ces deux pôles d'attitude (lutte versus conciliation) aussi bien parmi les Haïtiens, les Africains que parmi les Anglophones, quitte à préciser que ces discours des leaders ne laissent rien prédire en termes quantitatifs, de la tendance générale au sein de leurs communautés respectives.

L'autre défi qui émerge dans l'effort de mobilisation, porte sur les polémiques autour du commerce qu'a été la Traite négrière, et précisément autour du rôle et du degré de responsabilité des Africains. À cet égard, les analyses faites dans notre cadre théorique se sont révélées très exactes.

We tried to talk about it three... four years ago. And the meeting almost ended in violence! Between Africans! Because the question was raised! We're talking about the responsibility of the European master, but what about the responsibility of the African, who also participated in the slave trade? And when that discussion came up, it almost went to blows (ANG03).

Selon ce leader anglophone, les Africains ne prennent pas leur part de responsabilité quant à la participation à la Traite négrière alors que, si l'on veut demander des comptes aux anciens «maîtres esclavagistes», il va falloir reconnaître «notre» part de responsabilité. Apparemment, on porte plus facilement la culpabilité sur autrui qu'on ne veuille la porter soi-même.

Au registre de la culpabilité et des inconséquences de ses compatriotes, un leader africain va même faire un jugement qui responsabilise principalement les groupes revendicateurs, les «Noirs». Ceux-ci, contrairement à d'autres groupes ethniques ou immigrés qui font preuve d'ingéniosité dans la création d'emploi, optent plutôt par égoïsme, sentiment de culpabilité ou manque d'initiative, pour un repli individualiste sur eux-mêmes, paralysant l'émergence de leurs communautés comme force ou lobby économique à l'échelle de la société. Pour lui...

Les Noirs ont détourné partout des fonds, ils ont de l'argent dans les banques, mais ils n'investissent pas parce que l'argent est mal acquis. Donc, comme l'argent est mal acquis, il ne faudrait pas qu'on sache qu'ils investissent quelque part. Donc il y a ce problème-là déjà à l'intérieur de la communauté : [...] on ne crée pas d'emploi. Mais nous voulons aller prendre ce que les Québécois mêmes ont créé. Un Québécois crée une entreprise, on lui dit «Non, embauche les Noirs» ; mais qu'est-ce que nous les Noirs nous créons comme entreprises? Et ce n'est pas qu'on manque d'argent...(AFR03).

Au-delà de son acuité et de son objectivité, ce genre de jugement, par la remise en cause qu'elle professe, susciterait des sentiments de trahison chez d'autres leaders. Et justement, ceux-ci jugent cette démarcation comme étant un défaut de solidarité ou une flagornerie :

Sometimes our own people, our own Black people, aren't sometimes the best people, if you understand. Some people want to put themselves in front, but they shouldn't be leading anything. But you know, they are the lackey to the White guy, still is. They go... «Oh please sir, bring me, I am the best» (ANG02).

Beaucoup d'autres défis à la mobilisation des «Noirs» ont été évoqués par les leaders ou constatés après analyse de leurs discours : on peut citer pêle-mêle le défaut de loyauté de certains leaders, voire même de communautés entières à vis-à-vis du groupe «racisé», mais aussi, à l'opposé, le zèle de certains membres, souvent de la seconde génération qui ont tendance à la radicalisation, la vulnérabilité du groupe devant les divisions et manipulations occasionnées par le politique et ses aléas dans le contexte québécois, etc.

Mais nous allons porter une attention particulière aux effets de ces divergences sur l'objet même de la mobilisation : le devoir de mémoire.

* 10Imitation de l'accent québécois pour dire «des Noirs»

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand