5.2.2. Devoir de mémoire et réparation :
une variété de nuances
La nécessité d'«une certaine forme» de
réparation pour l'esclavage et l'exploitation des populations africaines
fut, en terme de prépondérance, l'opinion la mieux
partagée de toute cette recherche. Elle a fait l'unanimité chez
tous les leaders, qu'ils soient Africains, Haïtiens ou Anglophones.
Cependant, en analysant la logique interne de chaque discours, nous voyons
qu'il y a des nuances dans la représentation que se fait chacun des
leaders sur le sujet.
- La question de la
réparation
Le traitement privilégié qui fut
réservé - et qu'a encore - l'Holocauste des Juifs a
été un argument très fréquent dans la
rhétorique pro-réparation. La majorité des leaders
interrogés ont souligné que le dédommagement des Africains
et Afro-descendants au Québec ou ailleurs est une question
d'équité par rapport au privilège dont
bénéficient les Juifs partout en occident :
Il faudrait que le monde occidental le reconnaisse, et
comme ils ont dédommagé [les Juifs], que nous aussi on soit
dédommagés. Les Juifs, on ne peut rien dire des Juifs. Dès
qu'on parle un petit « I », ils sont là, et puis
tout le monde met des gants de velours, pour essayer de ne pas les [offenser],
mais nous on ne se gêne pas de nous faire n'importe quoi. On ne se
gêne pas de nous humilier. Mais il faut que nous-mêmes, on
revendique ça, il faut qu'on soit une force, il faut qu'on ait une
cohésion (AFR04).
D'autres communautés aussi, à part celle des
Juifs, ont obtenu des formes de réparation qui sont aujourd'hui
visées par les Afro-descendants, et ces dédommagements pour
des crimes encore plus récents que la Traite négrière,
motivent aussi les revendications des «Noirs». La pluralité de
mémoires n'est donc pas perçue comme un obstacle, bien au
contraire :
On ne peut pas dire parce que les Chinois veulent des
revendications, que nous nous ne pouvons pas revendiquer notre droit comme tel
; et ensuite nous avons les Juifs: il n'y a personne qui dit des Juifs qu'ils
ne doivent pas revendiquer des choses. Et vous voyez que l'ensemble de la
société se plie pour donner des revendications (sic) à des
Juifs. Vous comprenez ? Nous devons avoir la même situation. Et ils
mettent pour les Juifs des milliers et des milliers de dollars ; l'Allemagne a
donné des milliers et des milliers de dollars ; d'autres pays... la
Suisse: des milliers et des milliers de dollars. Pourquoi pas la
communauté noire?(ANG01).
L'autre argument justifiant la nécessité d'une
forme de réparation, c'est le caractère étatique et
officiel qu'avaient l'esclavage et toutes les formes de discrimination, de
domination et d'infériorisation qui ont suivi : domination et
blocage des communautés Noires dans les Amériques, colonisation
et pseudo-indépendance des pays africains :
...c'est là tout le problème de la
réparation. C'est-à-dire qui est venu oblitérer le
développement de ces pays? [...] Ce sont des États qui ont mis en
place ces pratiques. C'est ça aussi, le problème de la
réparation. Le problème de la réparation, c'est pas
simplement un individu qui a eu des esclaves ; le problème,
c'était une politique des États. Donc on a soumis des êtres
humains ; on les a définis comme des biens et meubles (HTI03).
C'est donc en créant des cadres juridiques comme le
célèbre «Code noir», qui définissait les
esclaves comme des biens et meubles, que l'on permit à des
individus de commettre leurs prévarications, de construire un
mécanisme psychosocial d'infériorisation des Africains et
Afro-descendants, mécanisme qui a encore des effets de nos jours. En
conséquence, la réparation doit prendre une forme
étatique : «pour le reste, des individus peuvent demander
pardon, mais c'est à l'État de réparer. Et ce sont les
États occidentaux qui ont mis en place cette politique, c'est à
eux de réparer» (HTI03). Reste à définir
maintenant comment obtenir des États concernés cette
réparation et sous quelle forme précise, surtout dans le contexte
canadien ou québécois.
À ce stade, les opinions divergent, allant des
propositions les plus pragmatiques aux moins réalistes. Pour certains,
«dans le contexte québécois de toute façon...
l'esclavage n'a pas eu l'ampleur qu'il eut aux États-Unis ou qu'il a eue
ailleurs. Donc dans le contexte québécois, la question qui se
pose, naturellement, c'est une question symbolique» (AFR02). Mais
pour d'autres leaders, surtout africains, il y a la possibilité d'une
compensation chiffrée, d'un plan de réparation matérielle,
«sonnante et trébuchante» :
Mais bien sûr qu'on peut tracer un plan, puisqu'il
subsiste encore comme des sociétés, des compagnies qui sont
encore en activité, qui en ont bénéficié
directement. Ça, c'est un. Deuxièmement, les communautés,
qui en ont été victimes, ont le droit, comme toutes les
communautés, comme ça a été le cas dans d'autres
cas, d'exiger des réparations (AFR02).
Mais le noeud de la complexité, c'est comment
identifier les Africains ayant profité du trafic d'esclaves.
... c'est simple, dit un autre leader africain :
on est divisés en ethnies en Nations... qu'on demande à chaque
ethnie d'évaluer un peu ses pertes. Aujourd'hui en Afrique, dans chaque
ethnie vous avez des intellectuels. Vous avez des historiens, des philosophes,
des scientifiques et tout. On peut demander à chaque ethnie donc, en
fonction de ses pertes, d'évaluer. Donc chaque ethnie va évaluer,
et chaque pays, nation va mettre en groupe ces évaluations-là, et
les chefs d'États vont se retrouver: chacun va présenter son
tableau (AFR03).
Cette dernière proposition paraît peu
réaliste pour plusieurs raisons : d'abord, ces «ethnies»
en Afrique correspondaient au moment des faits à des royaumes, comme
celui du Dahomey dans l'actuelle République du Bénin, royaumes
à l'intérieur desquels il y avait de complexes
hiérarchisations sociales ; ceci signifie que certains descendants
de ces ethnies avaient eux aussi le statut d'esclaves sur lesquels les
souverains avaient droit de vie et de mort. Ensuite, ces
différentiations sociales - qui ont été d'ailleurs
brouillées par la colonisation -, avec les complexes
d'infériorité et les conflits interethniques qu'ils engendrent,
sont aujourd'hui devenues un facteur de précarité et
d'instabilité politique pour ces jeunes États africains. Ceci
expliquerait que ces derniers - surtout avec l'épouvante du
génocide rwandais - ne veuillent aucunement ressusciter des vieux
clivages sociaux ou des rapports de domination interethnique.
Or, la situation est différente dans le cas des
États esclavagistes occidentaux : premièrement, ces derniers
étaient pour la plupart des États unitaires au moment des faits,
c'est-à-dire que leurs institutions politiques étaient
centralisées et réglementées par des
lois écrites et précises ; deuxièmement, ils en ont
tiré des profits qui en font encore aujourd'hui des puissances
économiques ; enfin troisièmement, ils ont encore des
compagnies enrichies par l'esclavage, transformées, mais toujours en
activité. Seulement, cette information ne résout pas le
problème des modalités de compensation des Africains et
Afro-descendants :
If you ask for money, all right. For argument's sake,
let's say the United States say Yes, we going to pay reparation. And Canada say
Yes, we're going to put some money, who's going to get the money? How you're
going to do it?(ANG02).
Et un autre de répondre :
We're not going to be able to do it. Then there is another
group, a third group [après les Africains esclavagistes et les
non-esclavagistes], of those of us who were the victims of that because of
the psychological damage that has been done. Which is huge. How do you put a
price tag on that? (ANG03).
En effet, comment évaluer les dommages psychologiques
causés, les torts et les discriminations subis par les
Afro-américains, et comment chiffrer ces humiliations sans tomber dans
le piège de la «marchandisation» de la souffrance humaine, ce
qui, justement, était la logique esclavagiste ?
Moi la réparation, j'y crois pas, tranche un
leader haïtien. Je suis de ceux qui ne sont pas d'accord avec le
principe de réparation. Je crois qu'il y a eu un crime face à
l'humanité qui était l'esclavage, et que nos ancêtres se
sont battus pour sortir de l'esclavage, je ne vois pas pourquoi, en termes de
réparation, on voit cette réparation comme étant
monnayable. C'est ça qui me dérange. Moi je pense que ce qui est
important, c'est que la société admette qu'il y a eu un crime
contre l'humanité, et par le fait qu'il y aura d'esclaves ensuite, que
la société en général s'engage à ce qu'il
n'y aura plus de conditions infra humaines (HTI04).
Pour ce leader, la réparation, si elle est autre que
symbolique, ne fera que galvauder la souffrance des vraies victimes de
l'esclavage, et il vaut mieux garder le bénéfice de la
victimité : «C'est comme si j'aurais plus à dire
finalement qu'on a été esclaves, parce que j'ai été
payé pour ne pas le dire» (HTI04). Il va alors
préférer à la réparation matérielle ou
à la compensation, la «reconnaissance» officielle qui est
déjà une réparation symbolique.
Finalement, l'option symbolique s'impose et les propositions
sont nombreuses :
- en faveur de l'éducation populaire :
C'est tout à fait simple. Ne serait-ce que dans les
manières scolaires, dans l'éducation, etc.... faire en sorte que
les gens en soient avisés. C'est comme ça... faire en sorte que
ça fasse partie du patrimoine, rappeler aux jeunes que le traducteur qui
accompagnait Champlain, c'était un Noir ; il s'appelait Mathieu Da
Costa. Tu vois c'est purement et simplement leur apprendre aussi que le chemin
de fer qui traverse le pont Victoria, ça a été construit
avec beaucoup d'ouvriers noirs, etc., etc., que la communauté noire est
pratiquement un peuple fondateur ; ils sont là longtemps, les Noirs
(HTI04).
- en faveur de l'emploi et de la formation des
communautés «noires»
Je pense que ça peut être appliqué en
une façon de donner un coup de pouce aux gens de la communauté
noire. On peut parler de l'éducation, pour mettre certains montants
à part pour aider à l'éducation des gens de la
communauté noire. On peut parler d'emploi, pour mettre certains montants
à côté, pour aider dans l'emploi des gens de la
communauté noire. Je pense que tout ça peut aider
(ANG01).
- en faveur de l'aide internationale aux pays
d'origine :
Elle peut prendre aussi des formes en terme d'un plan
spécial d'aide aux pays africains, aux peuples de la Caraïbe, elle
peut prendre des formes de mise en place de politiques d'aide massive... il y a
toutes sortes de mécanismes qu'on peut envisager. Le problème,
c'est d'abord de reconnaître la faute, de reconnaître qu'il y a un
devoir de réparation (HTI03).
Pour mieux comprendre le réalisme et l'articulation de
la revendication, il nous paraît utile de prendre en compte un
développement important survenu 2001 : la Conférence de
Durban mentionnée en introduction et dans le premier chapitre.
- Les leçons de Durban
La conférence de Durban a servi de muse pour cette
recherche, mais aussi de baromètre pour les personnes
interrogées. Les leçons qu'elle nous a inspirées - nous,
interviewer et interviewés - permettent de mieux comprendre les
positions adoptées par les leaders interrogés. Les plus
optimistes ont refusé d'en faire un constat d'échec (
«...it was a success from the standpoint that the dialogue took
place... (ANG03)), mais l'opinion majoritaire est qu'elle fut un naufrage.
Selon l'analyse des leaders, cette débâcle est attribuable
à un concours de circonstances qui sont :
- la déflexion de la conférence par la cause
palestinienne qui était perçue comme incongrue à ce stade
et en ce moment.
- La mauvaise articulation de la cause par les premiers
concernés, les Afro-descendants des Amériques.
- La déresponsabilisation des uns et
l'extrémisme des autres pays africains quant à la formulation de
la demande de réparation.
- Le défaut de conciliation et d'objectivité (
«It failed because maybe, the aspiration was too high.»
(ANG02)) par rapport aux objectifs de la conférence.
- Enfin, et en lien avec la cause précédente, la
faiblesse politique, économique et militaire de toutes les nations
africaines et afro-descendantes à travers la planète.
Toutes ces positions sont résumées dans cette
analyse d'un leader anglophone :
...in my opinion, over the years, if you want something,
you either, you've go to have force, physical force ; you have to have finance,
lots of money. And the third way, you've got to be very articulate. OK? That's
the three way. The first, Black people across the world do not have power. What
you gonna use, a slingshot and stones? The guy have guns. [...] Once
you can articulate your needs, and you have right minds of people talking on
behalf of the Black community across the globe, then you will begin to go
somewhere. Don't talk about violence, because you have no way to do that. Don't
talk about finance, you don't have it. So that's my point. I think, my opinion,
from when I listen to them, I thought: «You go to Durban, you make a big
story, you're not going to go nowhere» (ANG02).
Ainsi, on peut supposer que les leçons de la
Conférence de Durban ont influencé les démarches de
revendication dans le contexte québécois.
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