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La guerre dans la "heimskringla" de snorri sturluson

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par Simon Galli
ENS-LSH - M1 Histoire et archéologie des mondes chrétiens et musulmans 2008
  

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Sorciers, monstres et saints

Dans notre esquisse - partielle - des formes de la guerre dans la Heimskringla, il est un élément qu'il

1 Une autre source de renseignements a priori fiables, et souvent mobilisée dans la Heimskringla, sont les parents et les amis, en somme la familia ; l'on peut noter que c'est de son fils Eirík que Hákon a pour la première fois vent des intentions hostiles des Jómsvíkings. Voir aussi, pour d'autres exemples, Ibid, p. 355 (OH ch.98) ou Ibid, p. 393 (OH ch.123) où Snorri cite un autre proverbe éloquent pour évoquer la diffusion d'une information : « chacun a un ami parmi ses ennemis ». Ce qui peut être aussi bien commode que problématique...

2 Ibid, p. 189 (OT ch.47).

3 Óláf lui-même semble avoir mis en place des mesures assez comparables, car, avant que Þórir ne vienne le trouver, il utilisait un faux nom, quoique son identité ne soit pas très bien masquée : Ibid, pp. 187-188 (OT ch.46) Ici, il n'est sans doute pas inutile de rappeler les nombreuses fausses identités utilisées par Óðinn dans diverses histoires mythologiques.

4 Ibid, p. 95 ( HHárf. ch.43 ; HHárf. ch.44 dans l'édition de Finnur Jónsson).

5 Ibid, p. 114 (HG ch.22).

6 Par exemple, pour expliquer l'interception d'un navire marchand, Snorri mentionne que « il arriva alors, comme c'est souvent le cas, que tout le monde [parmi l'équipage] ne tint pas sa langue, et ainsi les habitants de la région apprirent que sur le navire se trouvait le partenaire d'Óláf le Gros ». L'intercepteur, ennemi d'Óláf, apprend cela et d'autres détails sur l'expédition en la faisant épier. Ibid, p. 297 (OH ch.66).

7 Ibid, p. 276 (OH ch.42).

me semble tout aussi intéressant à signaler que l'utilisation de la ruse, du raid et du renseignement, non pas parce que son importance est similaire, mais parce qu'il est généralement laissé de côté par l'histoire militaire : je veux parler de ce que nous désignerions comme le « fantastique », ou le « magique », les interventions de sorciers, de monstres, et de miracles de saints hommes. Snorri a, par rapport à de tels éléments, une attitude ambiguë. Le scepticisme de Snorri se manifeste clairement en un endroit : « Il est dit que Gunnhild [...] ordonna à une sorcière de s'asseoir à un croisement et de conjurer des esprits pour donner la victoire à Hákon, et il fut prédit qu'ils devaient combattre Ingi la nuit, mais jamais pendant le jour, et qu'alors ils pourraient remporter du succès. Þórdí s Skeggja était le nom de la femme dont on dit qu'elle a pratiqué la sorcellerie pour donner la victoire à Hákon, mais je ne peux me porter garant de cela » 1. Mais, à plusieurs reprises, la magie intervient dans la Heimskringla sans que Snorri marque aussi clairement une distance par rapport à ces récits - quoiqu'ils demeurent assurément un élément secondaire de la Heimskringla, autant quantitativement que qualitativement 2.

L'anecdote de la sorcière Þórdí s Skeggja suggère néanmoins bien l'intérêt que de tels récits ont pour notre sujet : les esprits n'apportent pas d'aide magique, mais un conseil tactique, puisqu'ils auraient conseillé de « combattre Ingi la nuit, et jamais pendant le jour ». Cela ne doit pas être interprêté comme excessivement sulfureux : la Heimskringla décrit de nombreuses attaques nocturnes lancées par des personnages qui n'ont nul besoin de conjurer des esprits pour en avoir l'idée ; le même Hákon aux Larges Épaules dont il est ici question a été victime, comme nous l'avons déjà vu, d'un raid nocturne mené par Grégóríús, l'un des principaux partisans et officiers d'Ingi 3. C'est pourquoi il me semble que, chez Snorri tout particulièrement mais aussi plus généralement, il est insatisfaisant d'établir une coupure entre ce que nous percevons comme des questions bien « rationnelles » de stratégie et de tactique, à traiter par l'histoire militaire, et les « histoires de sorcières », à traiter par la mythographie. J'inclus également ici l'intervention, dans la Heimskringla, des miracles, notamment ceux de saint Óláf ; cela me paraît notamment justifié par le fait que sorcellerie et thaumaturgie sont mis directement en compétition par Snorri, notamment dans son récit de la manière dont l'évêque Sigurð triomphe, par des rituels sacrés, de la magie du sorcier Rauð, permettant à Óláf Tryggvason de le capturer, puis de le tuer de manière peu agréable 4. Et il ne faudrait pas oublier non plus de considérer les nombreux rêves prémonitoires qui apparaissent dans la Heimskringla, et sont un topos des sagas 5 ; mais, dans la Heimskringla, ils semblent intervenir tout particulièrement avant les combats, de sorte que l'on peut se demander s'il s'agit là d'un élément de psychologie des personnages concernés, d'un ressort dramatique, d'une « superstition », ou d'une forme quelque peu particulière de renseignement...

Nombre de sorts et de miracles rapportés dans la Heimskringla font remarquablement écho aux frictions que nous avons détaillées précédemment, et font, en quelque sorte, pendant aux ruses plus matérielles pour contourner ces mêmes frictions. Ainsi, si Harald le Sévère utilise un serpent pour trouver de l'eau potable, saint Óláf compte au nombre des miracles accomplis de son vivant la découverte d'une « surabondance de nourriture » dans un chalet pourtant réputé pour être hanté « par des trolls et des esprits malins » 6 . Le miracle n'est bien sûr pas sans rappeler un motif biblique bien connu 7, mais il renvoie aussi aux difficultés d'approvisionnement d'une troupe en marche - car c'est

1 Ibid, p. 784 ( HHerð. ch.16).

2 Pour une discussion de l'attitude de Snorri par rapport à la magie, cf. SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., pp. 215-218.

3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 780 ( HHerð. ch.13).

4 Ibid, pp. 213-214 (OT ch.79-80). Voir également l'étrange épisode au cours duquel « Óðinn, le dieu que les païens avaient longtemps vénéré », rend visite à Óláf Tryggvason : Ibid, pp. 203-204 (OT ch.64).

5 Cf. notamment les entrées D1812.3.3 et D1812.5.1.2, ainsi que D1813.1 et J157 dans INGER M. BOBERG, Motif-Index of Early Icelandic Literature, cit., pp. 84-86 et 163.

6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 472 (OH ch.179).

7 Cf., dans La Bible, Exode 16 et Marc 6:30-44.

d'une troupe qu'il s'agit, même si elle revêt aussi l'aspect d'une suite de fidèles. Saint Óláf permet également, par un autre miracle, à cette troupe de passer un col de montagne en dégageant un éboulis réputé impraticable 1. Là encore, l'aspect logistique du miracle est notable, quoiqu'il ne faille pas non plus l'exagérer. Snorri attribue surtout à saint Óláf, aussi bien de son vivant qu'après sa mort, des guérisons miraculeuses, topos de l'hagiographie dont Snorri tire d'ailleurs ces récits 2. Mais, si nous choisissons de placer certains des miracles de saint Óláf dans un contexte large d'actes magiques et thaumaturgiques, et que nous les comparons également à certaines ruses qui ne sont pas explicitement magiques, la dimension « pratique » (ou « logistique », ou « stratégique ») de ces mêmes actes est notable.

Nous avons déjà, par exemple, parlé de l'importance des vents pour les opérations maritimes, qui n'échappe pas à Snorri ; or, le sorcier Rauð utilise la magie pour créer « des rafales et une houle » qui empêchent Óláf Tryggvason de pénétrer, avec ses navires, dans le Sálptifjord où Rauð a sa demeure. L'intervention de l'évêque Sigurð permet aux navires du roi d'avancer dans le fjord tout en étant épargnés par la tempête 3. En forçant le trait, nous pourrions dire que Rauð met en place une mesure de défense côtière, et que l'évêque Sigurð riposte par une contre-mesure. Altérer le temps, et notamment créer du brouillard pour empêcher l'approche d'un adversaire, est une ressource apparemment assez couramment utilisée par les sorciers 4.

En matière de défense côtière par des moyens magiques, la Heimskringla contient un passage extrêmement intéressant, le plus détaillé peut-être de tous ceux qui évoquent des monstres et des sorciers :

Le roi Harald [Gormsson, roi du Danemark] ordonna à un sorcier d'aller jusqu'en Islande et d'y voir ce qu'il y avait à en rapporter. Il s'y rendit, prenant la forme d'une baleine. Et lorsqu'il arriva en Islande il la contourna par l'ouest et le nord. Il vit que toutes les montagnes et collines étaient emplies de fantômes gardiens [landvættum 5], certains grands, certains petits. Et lorsqu'il arriva au Vápnafjord, il nagea vers l'intérieur du fjord, comptant aller à terre. Alors un grand dragon descendit de la vallée, suivi par de nombreux serpents, crapauds, et araignées qui crachèrent du poison sur lui. Il s'éloigna à la nage, se dirigeant vers l'ouest le long de la côte, jusqu'à arriver à l'Eyjafjord, et il entra dedans ce fjord. Alors plongea sur lui un oiseau si large que ses ailes touchaient les montagnes de chaque côté du fjord, et une multitude d'oiseaux [allaient] avec lui, grands et petits. Il fit retraite et s'éloigna de cet endroit, nageant vers l'ouest le long de la côte, puis vers le sud jusqu'au Breiðafjord, dans lequel il entra. Alors vint contre lui un grand taureau, qui galopa jusqu'à l'eau et meuglait de manière effroyable. Une multitude de fantômes gardiens le suivait. Il fit retraite et s'éloigna de cet endroit, nageant autour du Reykjanes, et comptant toucher terre à Víkarsskeið. Alors vint contre lui un géant des montagnes avec une barre de fer à la main, et sa tête était plus haute que les montagnes, et nombre d'autres géants étaient avec lui. De là, il nagea vers l'est le long de la côte, « et là, il n'y avait rien d'autre que du sable et une côte sans ports, dit-il, avec un terrible ressac poussant vers la haute mer ; et la mer entre les contrées est si large qu'il n'est pas possible d'y naviguer avec des vaisseaux de guerre. » 6

Notons tout d'abord que Harald Gormsson fait appel à un sorcier, alors qu'il vient de se convertir au
christianisme, sous la pression de l'empereur de Germanie Otton II. Mais surtout, c'est la seule fois
dans la Heimskringla que Snorri rapporte un récit aussi gigantesque, aussi empli de monstres divers -

1 Ibid, pp. 471-472 (OH ch.178-179).

2 Pour une analyse du traitement par Snorri de son corpus hagiographique, cf. SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p. 210 ff.

3 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., pp. 213 (OT ch.79-80).

4 Voir, par exemple, le chapitre 12 de la saga de Njáll le Brûlé ; RÉGIS BOYER (TRAN.), Sagas islandaises, Gallimard, Paris, 1987, p. 1223. Plus généralement, voir les entrées D1540 (notamment D1540.1) et D2140 (notamment D2143.3) dans INGER M. BOBERG, Motif-Index of Early Icelandic Literature, cit., p. 79 et p. 92.

5 « land-vættr, f. esprits gardiens d'un pays, demeurant dans les montagnes, les rivières, etc. sous forme de géants, de fées, d'animaux ». RICHARD CLEASBY; GUDBRAND VIGFÚSSON, An Icelandic-English dictionary, cit., p. 372.

6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., pp. 173-174 (OT ch.33).

et sans donner aucun signe qu'il le met en doute. Ce passage peut donc sembler être lui-même un monstre, une exception bizarre et passagère, à peine justifiée par l'évocation, qui la précède, des vers moqueurs composés par les Islandais sur le roi Harald Gormsson, en réponse à la saisie d'un navire islandais par ce dernier. Mais il me semble que le sens de ce passage est plus profond, et explique l'apparente exception faite ici par Snorri à ses habitudes : en effet, la Heimskringla évoque à d'autres endroits le thème de l'indépendance de l'Islande, notamment sa colonisation par des Norvégiens - pour échapper au pouvoir de Harald à la Belle Chevelure, selon Snorri 1 - et son refus de payer tribut à Óláf le Gros - refus motivé par un discours qui est un véritable éloge de l'indépendance 2. Cela n'a d'ailleurs rien de très étonnant, étant donné que Snorri est islandais et, tout en traitant de la Norvège, accorde une place à part dans son récit à l'Islande et aux Islandais 3. Or, ce passage traitant de l'expédition du sorcier du roi Harald Gormsson est le seul où est décrite une défense de l'Islande - et c'est, on le voit, une défense formidable, constituée de nombreux esprits et monstres, mais aussi de la nature de la côte, « sans ports », et de celle de la mer, « si large qu'il n'est pas possible d'y naviguer avec des vaisseaux de guerre ». Il me semble clair que nous sommes ici en présence d'un « processus de terrorisation » par la tératologie et la description géographique, tout à fait similaire à celui décrit par Luigi de Anna par rapport aux voies commerciales médiévales 4.

Si nous considérons le fait que Snorri a, semble-t-il, dissuadé un temps le roi Hákon IV de Norvège de tenter une annexion de l'Islande par la force 5, la complexité de la Heimskringla - et potentiellement de toute source - apparaît, sous la forme de multiples couches et matériaux mieux mêlés que dans les plus complexes des coupes géologiques. Ici, de manière assez évidente - et sans aucun doute en d'autres endroits - la Heimskringla devient elle-même arme, instrument de guerre, faite non pas de fer, mais prenant la forme d'une campagne de propagande et de désinformation.

Cette entreprise est d'autant plus intéressante que les mesures de défense à long terme, et plus globalement les opérations de longue durée, sont rares dans la Heimskringla, et semblent rarement efficaces. Nous avons déjà plusieurs fois évoqué les feux d'alarmes mis en place par Hákon le Bon, et leur échec 6 ; de même, c'est Hákon le Bon qui mit en place, d'après la Heimskringla, le système du leiðangr dont nous avons parlé, et dons nous avons vu l'efficacité irrégulière. Nombre des mesures préventives prises dans la Heimskringla le sont à court terme, comme la mobilisation opérée par le jarl Hákon Sigurðarson en réaction aux nouvelles d'une attaque prochaine des Jómsvíkings. L'absence de dispositifs statiques et permanents de défense, et tout particulièrement de fortifications, est criant dans la Heimskringla : seuls deux sièges en Norvège même sont évoqués, qui se terminent tous deux par une défaite des défenseurs 7. Il en va de même pour les plus nombreux sièges se déroulant à l'étranger, où les Norvégiens sont toujours dans le rôle des assiégeants, et parviennent toujours à prendre les fortifications adverses, le plus souvent par quelque ruse 8. La seule exception à cette règle est la défense du Danavirki, ligne défensive fermant la péninsule du Jutland, contre l'armée de l'empereur Otton II ; défense à laquelle participe, aux côtés du roi de Danemark, le jarl Hákon Sigurðarson. Mais là encore, après avoir résisté à un assaut frontal, les fortifications sont rendues

1 Ibid, p. 76 ( HHárf. ch.19).

2 Ibid, pp. 394-395 (OH ch.125) et pp. 412-413 (OH ch.136).

3 Cf. par exemple Ibid, pp. 215-216 (OT ch.80-82) et p.769 ( HHerð. ch.3).

4 « En réalité, [le monstre] sert non pas à épouvanter celui qui, le premier, s'aventure dans son territoire, et qui précisément le décrit, mais celui qui, après lui, essaiera d'en faire autant. [...] Les véritables dangers d'un voyage extraméditerranéen [...] sont donc les reflets d'un imaginaire tératologique, mais aussi les menaces, une sorte de malédiction [...] que le détenteur d'un monopole ou celui qui entend conserver le secret d'un itinéraire a justement voulu personnifier par le monstre. » LUIGI DE ANNA, « Le Griffon et le Marchand : un aspect de la colonisation sibérienne », in MICHEL BALARD; ALAIN DUCELLIER (EDS.), Coloniser au Moyen Âge, A. Colin, Paris, 1995, p. 324.

5 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., pp. xiii-xiv.

6 Ibid, p. 276 (OH ch.42).

7 Ibid, pp. 678-679 (MB ch.12-13) ; pp. 725-730 (MB.HG ch.10-11).

8 Ibid, pp. 251-254 (OH ch.12-13) ; pp. 582-585 ( HHarð. ch.6-10).

inefficaces par Otton, qui les contourne par la mer 1. Les ouvrages défensifs ne semblent donc guère efficaces, à lire la Heimskringla. De même, une fois sa création mentionnée, et son échec presqu'immédiat, aucun usage du système de feux d'alarmes du roi Hákon le Bon n'est plus évoqué.

Qu'il s'agisse de mesures défensives ou de l'obtention de renseignements, ce sont les éléments fluides et intermittents qui sont très nettement les plus utilisés dans la Heimskringla. C'est à savoir, soit les opérations ponctuelles telles que l'envoi d'éclaireurs ou le déclenchement d'un raid, d'une offensive, d'une contre-offensive ; soit l'utilisation à des fins guerrières de structures permanentes, mais qui ne sont pas exclusivement, ni même sans doute fondamentalement, guerrières, notamment les réseaux de parents et d'amis, mais aussi, par exemple, l'obtention de renseignements auprès de marchands de passage, processus déjà évoqué 2 et qui semble assez courant. Il ne faut cependant pas oublier l'utilisation, elle aussi bien présente, de mesures défensives ou réactives à court terme, tout spécialement les mobilisations, bien sûr, mais aussi certaines mesures parfois évoquées et qui correspondent assez à ce que nous appellerions des « fortifications de campagne », par exemple la mise en place de pieux dans une rivière pour en interdire l'accès à des vaisseaux adverses 3.

Magie et miracles, pour en revenir à ce thème, participent aussi de ces éléments fluides, que l'on pourrait qualifier de « temporellement concentrés » : intenses, mais employés sur le moment, face à une situation précise, et à très court terme. Dès le début de la Heimskringla sont évoqués les pouvoirs magiques d'Óðinn, que nous avons déjà entrevus à travers les berserkir :

Il était si beau et noble à voir que lorsqu'il était assis parmi ses amis il emplissait de joie le coeur de tous. Mais, lorsqu'il était dans une armée, il montrait à ses ennemis un aspect terrible. Les raisons de cela étaient qu'il connaissait les arts par lesquels il pouvait transformer son corps et son apparence comme il le désirait. D'autre part, il parlait si bien et si agréablement que tous ceux qui l'entendaient tenaient tout ce qu'il disait pour vrai. Il ne parlait qu'en vers, comme c'est à présent le cas dans ce que l'on appelle l'art des scaldes. [...] Óðinn pouvait faire que ses ennemis soient aveugles, ou sourds, ou terrifiés pendant la bataille, et il pouvait faire que leurs épées ne coupent pas davantage que des baguettes. [Suit le passage sur les berserkir]. 4

Suivent encore plusieurs des pouvoirs d'Óðinn : prendre la forme de divers animaux, éteindre les incendies, calmer les flots, maîtriser les vents, recevoir de la tête de Mí mir et de ses deux corbeaux des renseignements venus de terres lointaines et même « d'autres mondes » 5... Nous voyons bien ici comment, encore et toujours, tout s'entremêle : changer d'apparence ne sert pas uniquement dans la bataille, mais cette dimension guerrière est explicitement présente. Nous pouvons subodorer qu'il en est de même de la capacité de maîtriser le temps, dont nous avons déjà vu les usages guerriers. Particulièrement intéressante est, à mon sens, la capacité d'Óðinn à « montrer à ses ennemis un aspect terrible » et à « faire qu'[ils] soient [...] terrifiés pendant la bataille ». Non seulement elle renvoie à une stratégie fort efficace, que nous avons déjà rencontrée - effrayer l'ennemi - mais elle permet de faire un lien étonnant avec l'un des miracles attribués à saint Óláf :

Ce qui suit arriva en Grèce, au temps où le roi Kirjalax [l'empereur de Constantinople Alexis Ier Comnène] régnait là-bas et était en expédition contre le Blokumannaland [la Valachie]. Lorsqu'il arriva dans les plaines de la Pézína, un roi païen s'avança contre lui avec une armée invincible. Ils avaient avec eux une compagnie de cavaliers, et de grands chariots avec des embrasures en haut. [...] Le roi païen était aveugle. Et lorsque que le roi grec arriva, les païens se mirent en ordre de bataille dans la plaine, devant le rempart de chariots, et les Grecs se déployèrent devant eux, face à face. Ils chevauchèrent les uns contre les autres et combattirent, et le résultat en fut défavorable pour les Grecs. Ils fuirent, après avoir perdu beaucoup d'hommes, et les païens remportèrent la victoire.

1 Ibid, pp. 163-166 (OT ch.24-27).

2 Dans le cas d'Óláf le Gros : Ibid, p. 464 (OH ch.174), mais il en est d'autres exemples.

3 Ibid, p. 72 ( HHárf. ch.16).

4 Ibid, p. 10 (Yngl. ch.6).

5 Ibid, pp. 10-11 (Yngl. ch.7).

Alors le roi déploya une troupe de Francs et de Flamands, et ils chargèrent les païens et les combattirent, et le résultat fut le même qu'auparavant, nombre d'hommes furent tués, et ils s'échappèrent de la bataille en fuyant. Alors le roi des Grecs fut en colère contre ses guerriers, mais ils lui répondirent en lui disant d'utiliser les Varègues, ses éponges à vin [vínbelgja]. Le roi répondit qu'il ne voulait pas gaspiller ses troupes les plus précieuses en lançant quelques hommes, aussi braves soient-ils, contre une armée aussi grande.

Alors Þórir Helsing, qui à cette époque commandait les Varègues, fit cette réponse au roi : « Même si nous avions devant nous une fournaise ardente, moi et mes hommes nous précipiterions dedans si j'étais assuré que cela t'apporterait la paix, sire roi. »

Le roi répondit : « Priez alors saint Óláf, votre roi, de vous assister et de vous donner la victoire. »

Les Varègues étaient quatre-cent-cinquante [540]. Ils firent un voeu solennel, promettant d'ériger une église à Miklagarð [Constantinople] à leurs propres frais et avec l'aide d'hommes bienveillants, et de consacrer cette église à l'honneur et à la gloire du saint roi Óláf.

Alors les Varègues chargèrent dans la plaine, et lorsque les païens virent cela, ils dirent à leur roi qu'à nouveau une nouvelle troupe du roi grec s'avançait ; « et, dirent-ils, il ne s'agit que d'une poignée d'hommes ».

Alors leur roi dit : « Qui est cet homme à l'aspect princier, chevauchant au-devant de leur troupe sur un cheval blanc ? »

« Nous ne le voyons pas », dirent-ils.

Il y avait une si grande différence de nombre entre les deux armées que soixante païens faisaient face à chaque chrétien, mais néanmoins les Varègues s'avancèrent très courageusement pour livrer bataille. Mais dès qu'ils se rencontrèrent, la peur et la terreur s'emparèrent de l'armée païenne, de telle sorte qu'ils prirent immédiatement la fuite, et les Varègues les poursuivirent, en tuant rapidement une grande multitude. 1

Certes, il n'est plus question ici de pouvoirs magiques, de cette seið sulfureuse que maîtrise Óðinn ; mais, quoiqu'entre le début et la fin de la Heimskringla, nous soyons passés du roi-dieu changeur de forme au roi saint chevauchant à la tête d'une armée pour frapper - comme le dieu Arès accompagné de Phobos et de Deimos ? - de « peur » et de « terreur » l'adversaire, l'idée d'effrayer l'adversaire est toujours bien présente. De plus, dans les portraits royaux est souvent souligné le fait que tel ou tel roi savait inspirer la crainte à ses ennemis - comme c'est le cas pour Óláf Tryggvason 2, ou Óláf le Gros dans sa jeunesse 3.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand