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La guerre dans la "heimskringla" de snorri sturluson

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par Simon Galli
ENS-LSH - M1 Histoire et archéologie des mondes chrétiens et musulmans 2008
  

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Jeunesses de grands : une préparation au pouvoir ?

Cette exception en faveur d'Eirí k à la Hache Sanglante peut paraître correspondre à du simple népotisme, mais je pense qu'elle nous révèle aussi un mécanisme de la Heimskringla, un élément qui n'est pas explicite - comme pouvait l'être la mise en avant de tel ou tel trait dans un portrait princier - mais qui se répète, comme un passage obligé, de la même façon, certes, que la beauté du prince - par exemple - mais de manière plus subtile, plus diffuse. Pour ces mêmes raisons, l'idée qu'un tel mécanisme existe dans la Heimskringla est également plus contestable ; mais elle est tout à fait cohérente avec ce que nous avons vu précédemment. Ce mécanisme serait celui d'une préparation au pouvoir sous forme de formation à la violence.

Comme nous l'avons déjà vu, il est fort courant de voir, dans la Heimskringla, de jeunes princes partir en expédition viking. Certains des souverains qui, dans la Heimskringla, paraissent les plus illustres - Óláf Tryggvason, Óláf le Gros, Harald le Sévère - passent ainsi leur jeunesse. Mais ce qui m'intéresse ici est désormais moins de décider s'il y a ou non un idéal du jeune prince guerrier et aventureux, ce que nous avons déjà discuté, que d'observer un processus comprenant plusieurs éléments - un processus de formation au pouvoir, mais aussi de formation du pouvoir.

Le meilleur exemple d'un tel processus nous est, à mon sens, donné - une fois encore - par Sigurð le Croisé. Son expédition vers Jérusalem semble entreprise en raison du retour en Norvège d'hommes partis, les uns en Palestine, les autres, à Miklagarð (Constantinople) ; cette expédition leur fait « acquérir une grande renommée », et les récits qu'ils rapportent « aiguisa le désir de nombreuses personnes en Norvège d'entreprendre un voyage similaire » 1. La première opération guerrière de l'expédition de Sigurð dont la Heimskringla fasse mention n'a pourtant rien de très épique : confronté à un potentat galicien qui avait trahi sa promesse d'établir un marché durant tout l'hiver afin que les Norvégiens puissent s'y ravitailler, Sigurð marche sur le château du comte, met en fuite son armée, qui est bien plus petite, sans combattre, prend la forteresse et s'y approvisionne largement en nourriture et butin, avant de repartir 2. Suit cependant une série de batailles plus impressionnantes : il affronte les « hommes païens » sur mer, leur prend plusieurs châteaux et villes fortifiées, et démontre sa capacité à la ruse en prenant d'assaut un repaire de pirates 3. Après avoir livré en tout huit batailles, il est reçu avec « une hospitalité splendide » par le duc 4 Roger de Sicile, qui « le sert » à table. « Et au septième jour du banquet [...] le roi Sigurð prit le duc par la main, le mena jusqu'au trône, et lui conféra le titre de roi et le droit d'être roi du royaume de Sicile ; mais avant ce temps-là, des ducs avaient gouverné ce pays » 5. Arrivant à Jérusalem, il est reçu par le roi Baudoin 6, qui lui remet un fragment de la Vraie- Croix ; après quoi, les deux rois mènent une expédition contre la « ville païenne » de Sidon 7. Vient ensuite le véritable triomphe, au sens propre du terme, de Sigurð, lorsqu'il arrive à Constantinople avec sa flotte splendidement décorée, puis entre dans la ville par la Porte d'Or, « cette porte [que] l'empereur passe lorsqu'il a été longtemps absent de Miklagarð et revient victorieux » 8. Retournant vers la Norvège par voie de terre, Sigurð est encore fort bien reçu par l'empereur Lothaire III de Supplinburg et par le roi Níkolás (ou Niels) de Danemark 9. « Ainsi le roi Sigurð revint dans son propre royaume, et fut bien reçu. L'on pensa que jamais expédition plus honorable que celle-ci n'était partie de la Norvège » 10.

1 Ibid, p. 688 (Msyn. ch.1).

2 Ibid, p. 690 (Msyn. ch.4).

3 Ibid, pp. 690-694 (Msyn. ch. 4-7).

4 Le texte islandais dit hertogi, qui est la traduction norroise de dux (utilisée également pour désigner les ducs de Normandie). En Scandinavie, le premier hertogi n'est nommé qu'en 1237.

5 Ibid, p. 694 (Msyn. ch.8).

6 Ibid, pp. 695-696 (Msyn. ch.10).

7 Ibid, pp. 696-697 (Msyn. ch.11).

8 Ibid, pp. 697-698 (Msyn. ch.12).

9 Ibid, pp. 698-699 (Msyn. ch.13).

10 Ibid, p. 699 (Msyn. ch.13).

Le sens de cette gradation me semble clair : d'aventurier dont un potentat local croit - à tort, certes - pouvoir se moquer, Sigurð le Croisé est devenu l'égal de l'empereur de Constantinople, et ses batailles sont autant de rites de passage, qui eux aussi suivent une forme de gradation. Bien sûr, il y a dans ce récit un fort aspect de propagande princière : il est entrecoupé de nombreuses strophes de poésie scaldique, et nous avons déjà vu quel usage Sigurð le Croisé fait de cet épisode par la suite 1. Cependant, il me semble qu'il y a une distinction à opérer dans le fait que, lorsque l'expédition de Sigurð est évoquée par lui-même ou par les scaldes, elle l'est comme un bloc uniforme, sans diachronie, sans gradation, sans processus. Tandis qu'à mon sens, Snorri, dans le récit qu'il en fait, suggère cette gradation ; subtilement, certes, mais n'est-il pas révélateur que, lorsque Snorri rapporte l'étape de Sigurð en Angleterre au tout début de son voyage, il n'évoque aucun honneur reçu, aucune réception grandiose 2, en contraste total, donc, avec le triomphe final à Constantinople ? Bien sûr, les strophes de poésie scaldique entrelacées dans la narration, et le discours attribué à Sigurð lors de sa mannjafnaðr avec son frère, font tout autant partie du récit de Snorri, et je pense qu'il serait tout à fait faux de les dire « subjectives » tandis que les parties d'apparence plus narrative seraient « objectives ». Il est plus probable que Snorri nous présente ici deux points de vue également valables, deux éléments différents mais indissociables : d'une part, la memoria de l'expédition, qui tend à la présenter comme cohérente, monolithique, avec des strophes de poésie scaldique dont le style ne varie guère ; d'autre part, l'interprétation qui semble plutôt être celle de Snorri - donc tout aussi subjective - à savoir que par son expédition, par cette alternance montante de batailles et d'hommages reçus, Sigurð le Croisé fonde une image, sinon un pouvoir, royal.

D'autres passages de la Heimskringla laissent entrevoir le même processus, ou presque, notamment cette évocation de la jeunesse d'Eirí k à la Hache Sanglante :

Eirík fut élevé dans le fylki du Fjord par le hersir Þórir, fils de Hróald. Le roi Harald [à la Belle Chevelure] l'aimait plus que ses autres fils et le tenait en la plus haute estime. Lorsqu'Eirík eut douze ans, le roi Harald lui donna cinq vaisseaux de guerre, et il partit faire des raids, d'abord dans la Baltique, puis vers le sud autour du Danemark et à travers le Frísland [la Frise] et le Saxland [la Saxe], et il avait [alors] été en expédition depuis quatre ans. Après cela, il fit voile vers l'ouest, de l'autre côté de la mer, et pilla en Écosse, en Bretland [Pays de Galles], en Irlande, et en Valland [France], et passa là quatre autres années. Il fit alors voile vers le nord, jusqu'en Finnmark [Laponie] et poussa jusqu'en Bjarmaland [Permie], où il livra une grande bataille et fut victorieux. 3

Cette liste assez improbablement longue de contrées me semble bien évoquer une sorte de « grand tour », un parcours à travers toutes les régions dans lesquelles un viking est susceptible de piller - ou un prince norvégien, de mener des expéditions, encore qu'il y manque les « îles occidentales » (Orcades, Shetland, Hébrides). Il est surtout significatif que ce « grand tour » soit évoqué immédiatement après la « haute estime » en laquelle le roi Harald à la Belle Chevelure tenait son fils ; et nous voyons bien, par le don qu'il lui fait de cinq vaisseaux de guerre, que Harald donne à Eirík les moyens de cette « éducation ». Est-ce à dire qu'un prince scandinave se forme dans le sang et le pillage, conformément à une certaine image populaire ? Je pense plutôt que, par la violence certes, c'est bien un « empire viking » qui prend ici corps 4, et que, dans cette éducation royale, voire impériale, que se fait Eirí k à la Hache Sanglante, il est question au moins autant du pouvoir que de la violence, deux thèmes inextricablement liés chez Snorri, comme nous l'avons vu plus haut.

Il est vrai que cette éducation ne réussit finalement guère à Eirík à la Hache Sanglante, dont la
violence finit, comme nous l'avons vu, par être perçue comme excessive par les Norvégiens. Mais il en
advient autrement d'autres personnages : ainsi, Óláf Tryggvason semble dans sa jeunesse suivre d'assez

1 Ibid, pp. 703-704 (Msyn. ch.21).

2 Ibid, p. 689 (Msyn. ch.3).

3 Ibid, p. 86 ( HHárf. ch.32 ; HHárf. ch.33 dans l'édition de Finnur Jónsson).

4 Je reprends ici l'expression qui donne son titre à la récente somme sur les Vikings par ANGELO FORTE ET AL., Viking Empires, cit.

près les pas d'Eirík à la Hache Sanglante - et de tant d'autres - en pillant, d'abord dans la Baltique1, après quoi il fait une brève pause, mais continue ensuite sa vie de viking en Angleterre, en Northumbrie, en Écosse, dans les Hébrides, dans l'île de Man, en Irlande, au Pays de Galles, dans le Cumberland, et en France, le tout pendant - à nouveau ! - quatre ans 2.

La jeunesse aventureuse de Harald le Sévère, elle, est moins riche en lieux - elle a lieu surtout en Afrique et, ce qui est très important, à Constantinople 3 - mais elle nous montre en quoi de telles aventures participent à la construction d'un pouvoir royal : par l'aspect éducatif et initiatique, certes, mais aussi parce qu'elles permettent d'amasser des richesses ; la très grande fortune de Harald est soulignée à plusieurs reprises 4, et, quoique Snorri ne le dise pas explicitement, il est assez clair que cette richesse est un atout essentiel pour Harald, qui lui permet - associée à l'amitié du roi de Suède Óláf Soenski - de manoeuvrer pour obtenir un partage du royaume de Norvège avec le souverain en titre, Magnús le Bon 5. Cet accord se conclut d'ailleurs par un échange lourd de symboles, que Harald lui-même résume ainsi :

« Hier, tu nous as donné un grand royaume, que tu as précédemment conquis sur ceux qui sont tes ennemis et les miens, et tu m'as accordé de le posséder en commun avec toi. Cela était généreux, car tu as oeuvré durement pour le gagner. Quant à moi, pour ma part, je suis allé en des terres étrangères, et ai en vérité été dans certaines dangereuses situations avant d'acquérir l'or que tu vois à présent ici. Cela, je le mets en partenariat avec toi. Possédons ces biens à parts égales tout comme nous avons, chacun de notre côté, la moitié du royaume de Norvège. » 6

À nouveau, les richesses font le lien entre les expéditions à l'étranger et le retour au pays, mais il ne s'agit plus ici uniquement d'une question d'image, de spectacle, quoique cette dimension ne disparaisse jamais ; nous voyons aussi que Snorri suggère bien, par de tels récits, un mécanisme de construction du pouvoir qui mêle inextricablement discours et actes, paroles et objets, et mêle aussi plusieurs points de vue possibles, tous également valables car tous opérants. De même, nous pouvons interpréter ces jeunesses de grands de diverses manières, qui toutes ont leur mérite : en tant que « jeunesses de héros » ; en tant qu'éducation, formation et initiation à la violence, par la violence ; en tant que reflet de la nécessité, pour un prétendant au pouvoir voire même un jeune prince en titre, d'acquérir du prestige, de plaire à ses partisans en leur fournissant l'occasion d'une activité lucrative, et enfin de rassembler des richesses - celles-ci permettant d'obtenir davantage de prestige et de partisans.

C'est également par la notion de mécanisme que nous obtenons, à mon sens, la seconde partie de la réponse à la question posée précédemment sur le prince idéal, et désormais élargie à la nature du pouvoir dans la Heimskringla. Nous avons vu que, plutôt qu'à un idéal fixe, nous avions affaire à des idéaux variables et maniables, des armes du discours parmi lesquelles la question de la violence est un pivot essentiel. Il me semble que les rapports entre violence et pouvoir, et surtout entre violence et construction du pouvoir, que nous venons d'étudier révèlent la leçon qu'entend, peut-être, donner Snorri : il ne s'agit pas de savoir si le prince doit user ou ne doit pas user de la violence et des activités guerrières ; mais il doit pouvoir en user, il doit avoir une capacité à la violence, et démontrer cette capacité, sans pour autant en abuser. Nous pourrions dire - en forçant volontairement le trait - que Snorri a, finalement, une vision très évolutionniste de la violence 7.

Certes, il y a bien des princes dans la Heimskringla qui ne construisent pas leur pouvoir de manière
aussi nettement violente que Harald à la Belle Chevelure, ou dont la jeunesse n'est pas aussi
aventureuse que celles d'Eirík à la Hache Sanglante et d'Óláf Tryggvason. Mais cela ne fait que

1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 162 (OT ch.21) ; p. 164 (OT ch.25).

2 Ibid, p. 169 (OT ch.30).

3 Ibid, pp. 579 ( HHarð. ch.3) et pp. 587-589 ( HHarð. ch.13-15).

4 Ibid, pp. 590 ( HHarð. ch.16) et pp. 595-596 ( HHarð. ch.24).

5 Ibid, p. 593 ( HHarð. ch.21).

6 Ibid, pp. 595-596 ( HHarð. ch.24).

7 Cf. dans l'excellent ouvrage par AZAR GAT, War in Human Civilization, Oxford University Press, Oxford, 2006, pp. 36-55, le chapitre : « Why Fighting? The Evolutionary Perspective ».

confirmer ce que nous venons d'observer. À nouveau, je pense que, toute courte qu'elle soit, la saga d'Óláf le Calme mérite beaucoup d'attention, notamment par la manière dont le scalde Stein Herdísarson accole l'idée qu'Óláf est « fort capable de prouesse », et « effraie les Anglais », à celle que « volontairement, il laisse [ses terres] en paix »1. La capacité à la violence côtoie l'inclination à la paix, comme si, tout « calme » que soit Óláf, cette capacité ne devait jamais quitter l'image du prince, ni la nature de son pouvoir.

Une anecdote impressionnante de l'Ynglinga saga, qui nous permet également de revenir dans le domaine des enfances de princes, renforce cette impression et met côte-à-côte, de manière remarquable, l'obligation à la capacité de violence, la cruauté, et le revers de la médaille qui accompagne de telles dispositions :

Álf, le fils du roi Yngvar, et Ingjald, le fils du roi Onund, organisèrent un jeu de jeunes garçons dans lequel chacun devait commander son propre camp. Et lorsqu'ils jouèrent à ce jeu l'un contre l'autre, Ingjald s'avéra plus faible qu'Álf, et en fut si fâché qu'il pleura amèrement. Alors Gautvið, son frère adoptif, vint à lui et le mena devant Svipdag l'Aveugle, son père adoptif, et lui dit qu'il [Ingjald] avait le dessous parce qu'il était plus faible qu'Álf, le fils du roi Yngvar et n'était pas à sa hauteur. Alors Svipdag dit que c'était une grande honte.

Le jour suivant, Svipdag fit découper le coeur d'un loup et le fit griller sur une broche, puis le donna à Ingjald, le fils du roi, pour qu'il le mange. Et à partir de ce moment il devint le plus cruel et le plus mal disposé [grimmastur og verst skaplundaður] des hommes. 2

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery