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La guerre dans la "heimskringla" de snorri sturluson

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par Simon Galli
ENS-LSH - M1 Histoire et archéologie des mondes chrétiens et musulmans 2008
  

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Limiter la guerre ?

Face à ces difficultés à déterminer où, quand, comment et par quoi la « guerre » commence ou a lieu, peut-être pouvons-nous essayer de trouver une autre frontière à la guerre, en cherchant à déterminer où et quand elle s'arrête ou se limite.

Épargner l'ennemi

Il est une chose qu'il est aisé d'oublier lorsque l'on considère les guerres les plus proches de nous - et encore cette impression est-elle sans doute issue d'une lecture globalement juste, mais peu nuancée, de ces guerres : dans nombre de sociétés, de la « guerre primitive » aux conventions de Genève, il existe un certain nombre de pratiques qui restreignent la guerre et la violence. L'existence dans la Heimskringla d'un « code d'honneur » a déjà été fort bien discutée par S. Bagge 2, et je ne répèterai pas ici ses observations. Le plus important à retenir pour le sujet qui nous occupe - épargner l'ennemi - est le rôle de la parenté ; comme le dit S. Bagge, il est une « règle » qui semble traverser la Heimskringla et qui interdit de tuer un parent 3, règle que nous avons déjà rencontrée dans les discours de condamnation de l'adversaire. Cette règle, cependant, n'est pas toujours respectée 4.

C'est, à mon sens, ce qu'il faut remarquer avant tout dans les dynamiques de grið - c'est-à-dire de
pardon, de merci au sens médiéval et chevaleresque du terme - de la Heimskringla : il ne s'agit pas

1 Ibid, pp. 552-554 (MG ch.16).

2 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., pp. 164-168.

3 Mais non de le mutiler plus ou moins horriblement, comme le fait Harald Gilli avec son demi-frère Magnús l'Aveugle, à qui il fait crever les yeux, trancher un pied, et couper les testicules. SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 723 (MB.HG ch.8).

4 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p. 166.

tant de règles absolues que de tendances, traversées par un certain nombre de facteurs explicatifs et de circonstances. Remarquons, tout d'abord, que l'acte d'épargner un ennemi a un fort lien avec l'idéal de générosité matérielle 1 ; il arrive d'ailleurs que les deux processus, grið et dons, se combinent 2. Ce qui permet de comprendre une première fonction du grið : se faire des amis et alliés d'anciens ennemis, ce qui n'est que logique si l'on considère l'une des principales nécessités, sinon la nécessité première dans la Heimskringla - acquérir davantage de soutien, et par là, davantage de poids et de pouvoir. L'on pourrait penser que c'est aussi un moyen de refermer les blessures, les ruptures causées par une guerre au sein d'une société ; mais cet aspect est peu présent dans la Heimskirngla. D'une part, là encore, le cadre national apparaît inadéquat pour étudier les conflits qui la traversent : Vagn Ákason, dont je viens de citer l'exemple, est un Jómsvíking venu de la Baltique, qui devient ami avec un prince norvégien, avant de repartir vers le Danemark. D'autre part, même si l'adversaire épargné ne devient pas un ami, il semble être considéré comme lié à celui qui l'a épargné, et, s'il combat à nouveau contre lui, cela peut lui être reproché 3. Lr grið est donc aussi un moyen de domination et de subordination, au moins autant chaînes que points de suture, ce qui explique, sans doute, pourquoi certains dans la Heimskringla refusent le grið offert par l'adversaire 4.

De plus, si, comme le remarque S. Bagge, l'on ne trouve guère dans la Heimskringla de pratique de rançon, il y a assurément des contreparties au grið. Tout d'abord, et cela rejoint ce que nous venons de dire, dans les expéditions évangélisatrices de rois tels qu'Óláf Tryggvason ou Óláf le Gros, le baptême - qui apparaît lui-même, dans ce contexte, comme une forme de soumission - peut être la condition du grið, tandis que ceux qui le refusent sont massacrés 5. Comme nous l'avons vu dans le cas des « conquêtes par la terreur » de rois tels que Harald à la Belle Chevelure ou Magnús aux Jambes Nues, le serment d'allégeance peut suivre immédiatement le grið 6. Mais la contrepartie peut également être en quelque sorte plus ponctuelle, et notamment prendre la forme de renseignements donnés par ceux que l'on épargne 7 ; il est même un exemple d'homme qui obtient d'être épargné après une bataille en indiquant aux vainqueurs où son chef peut être trouvé 8. Le grið peut même être utilisé, sous forme de promesse, pour débaucher certains combattants adverses ; ainsi, Erling Skakki, pour prendre le port de Túnsberg au roi Hákon aux Larges Épaules, commence par effrayer ceux qui le tiennent avec des navires-brûlots qui répandent une épaisse fumée sur la ville, puis, lorsque les habitants de la ville lui envoient une délégation, leur promet de les épargner, ce qui provoque une désertion immédiate de tous les habitants se trouvant parmi les troupes de défense, puis une déroute générale des hommes du roi Hákon 9. Pourtant, le même Erling Skakki, secrètement contacté par la suite par certains hommes de son adversaire Sigurð Sigurðarson qui cherchent à obtenir la promesse d'être épargnés, impose à ce pardon des conditions si drastiques que la cohésion des troupes de Sigurð en est renforcée 10.

Ce qui nous amène à considérer les moments où le grið est donné. Par excellence, bien sûr, il suit la
bataille ; une fois la victoire acquise, le vainqueur peut se permettre, voire trouve intérêt, à épargner
l'adversaire. Néanmoins, comme le remarque S. Bagge, même alors, le grið n'est pas toujours accordé à

1 Ibid, p. 167.

2 Voir par exemple la manière dont le Jómsvíking Vagn Ákason et le duc Eirík Hakonarson deviennent « excellents amis » après la bataille de la baie de Hjorunga ; SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 185 (OT ch.42).

3 Ainsi du duc Hákon Eiríksson, qu'Óláf le Gros avait, comme on l'a vu, capturé par ruse et qui, bien plus tard, participe à l'expédition de Knút le Grand contre la Norvège ; Ibid, pp. 451-452 Noter, cependant, que le scalde Sigvat défend Hákon, et que Knút le Grand remarque : « [...] il [Hákon] est un homme si fidèle à sa parole que je ne crois pas qu'il jetterait une seule lance sur le roi Óláf si jamais ils se rencontraient » (p. 479, OH ch.183).

4 Ibid, pp. 631-632 ( HHarð. ch.66) ; p. 818 (ME ch.40).

5 Ibid, p. 214 (OT ch.80).

6 Ibid, p. 675 (MB ch.8).

7 Ibid, p. 191 (OT ch.48).

8 Ibid, p. 747 (Ingi ch.11).

9 Ibid, pp. 791-792 (ME ch.3).

10 Ibid, p. 798 (ME ch.11).

tout le monde, et les chefs adverses, surtout, sont rarement épargnés : ici encore, ils apparaissent comme des cibles privilégiées, qu'il faut éliminer. Cependant, comme le remarque S. Bagge 1, il ne s'agit pas d'une règle absolue, et la situation particulière joue. Comme nous l'avons vu, certains, comme Óláf le Gros lorsqu'il capture le jarl Hákon Eiríksson 2, épargnent le chef adverse, souvent contre une promesse de quitter le pays et de ne plus lever les armes contre celui qui les a vaincus. Cependant, la perspective du grið peut être considérée avant que la bataille ait lieu, comme le font les hommes de Sigurð Sigurðarson. Certes, le cas est rare, mais il est instructif. Juste avant la bataille de Stiklestad, Kálf Árnason, qui constate le peu d'enthousiasme des autres grandes figures de l'armée des boendr à assumer le commandement, observe : « Et cependant, je sais qu'il y a des hommes dans son armée [celle d'Óláf le Gros] sur lesquels je pourrais compter pour obtenir quartier, si je le voulais » 3. Cela sonne comme une menace à l'adresse de ses alliés, mais il me semble que c'est aussi à mettre en lien avec le proverbe cité ailleurs par Snorri : « chacun a un ami parmi ses ennemis » 4, afin de pointer l'existence de ce qui est, à mon sens, une porte de sortie possible qui permet d'éviter la bataille.

D'ailleurs, le grið peut également représenter une porte de sortie pour celui qui le donne. Óláf le Gros en offre un exemple, lorsqu'il doit faire face à la rébellion menée par le hersir Dala-Guðbrand : il affronte d'abord son fils, dont la troupe fuit dès la première volée de javelots lancée par les hommes du roi, et qui se trouve ainsi capturé par Óláf. Óláf l'épargne alors, le garde avec lui quatre jours, puis lui dit : « Retourne vers ton père et dis-lui que je serai bientôt là » 5. Le fils conseille à Dala-Guðbrand de ne pas affronter Óláf, conseil que le père rejette ; mais, après avoir été effrayé par un rêve prémonitoire, Dala-Guðbrand renvoie finalement son fils à Óláf le Gros pour parlementer avec lui 6. En épargnant le fils, Óláf le Gros semble donc avoir créé en lui l'équivalent de cet « ami commun aux deux parties » qui intervient si souvent dans la négociation entre deux adversaires, et réussi à éviter une bataille contre Dala-Guðbrand.

Enfin, le grið peut intervenir pendant la bataille. Nous en avons déjà vu un exemple avec l'attaque de Túnsberg par Erling Skakki ; lors de la bataille finale entre le même Erling Skakki et Hákon aux Larges Épaules, Snorri relate que Hákon, sans y prendre garde, saute à bord d'un navire ennemi. Se retrouvant isolé, « il alla trouver les stafnbúar 7 [du navire d'Erling] et demanda le grið ; et les stafnbúar l'acceptèrent parmi eux et lui accordèrent le grið. [...] Alors Erling apprit que le roi Hákon était sur son navire et que ses stafnbúar l'avaient accepté parmi eux et menaçaient de le défendre. Erling [leur] envoya un homme, avec instruction de dire à ses stafnbúar de veiller à ce que Hákon ne s'échappe pas, et également qu'il ne voyait pas d'objection à accorder le grið au roi, si les chefs [ríkismanna] le conseillaient, et qu'un arrangement était trouvé entre les deux parties. Ses stafnbúar, comme un seul homme, élevèrent la voix pour approuver la décision. » 8 Néanmoins, alors que la bataille continue, Hákon reçoit une blessure mortelle, dont l'origine n'est pas précisée par Snorri. Autre exemple frappant, l'aide apportée par Grégóríús à l'un de ses adversaires, Ívar ; certes, cela a lieu après la bataille de la rivière Göta älv, mais, pendant cette même bataille, Grégóríús et Ívar avaient eu cet étonnant échange : « Ívar lança un grappin à vaisseaux sur Grégóríús, le touchant à la taille, et tira Grégóríús vers le plat-bord, mais le crochet glissa de son flanc. Ívar réussit cependant presque à le tirer par-dessus bord. Grégóríús ne reçut qu'une blessure légère, car il portait un plastron [spangabrynju]. Ívar s'adressa à lui, criant qu'il avait une armure robuste. Grégóríús répondit, disant qu'au vu de la manière dont lui [Ívar] y allait [svo um búa að þess], il en avait bien besoin, et qu'elle

1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., pp. 166-167.

2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., pp. 265-266 (OH ch.30).

3 Ibid, p. 508 (OH ch.220).

4 Ibid, p. 393 (OH ch.123).

5 Ibid, pp. 370-371 (OH ch.112).

6 Ibid, pp. 371-372 (OH ch.112).

7 Les « hommes du gaillard d'avant », troupe d'élite, le gaillard d'avant étant le lieu où l'essentiel du combat se déroule lors d'une bataille navale.

8 Ibid, p. 795 (ME ch.7).

n'était pas trop épaisse. » 1 Snorri semble lier, en le relatant dans un même chapitre, cet échange de compliments à l'aide apportée par Grégóríús à Ívar, après quoi « ils furent amis » - ce qui ne les a pas empêchés, précédemment, de s'affronter rudement. À cet épisode, il faudrait cependant opposer les nombreux combats furieux au sujet desquels Snorri mentionne qu'il « n'était pas aisé d'obtenir le grið », ou pour lesquels des ordres sont donnés de n'épargner personne 2.

Ces exemples suggèrent assez bien, me semble-t-il, qu'il y a une double dimension au grið, comme d'ailleurs à de si nombreux éléments dans la Heimskringla. D'une part, il s'agit d'un choix stratégique ou politique, qui peut présenter un certain nombre d'avantages mais aussi un certain nombre d'inconvénients - notamment celui de laisser en vie quelqu'un qui pourrait encore être un danger par la suite - et donc un élément utilisé selon la situation. D'autre part, dans certains passages - par exemple l'épisode impliquant Hákon aux Larges Épaules et les stafnbúar d'Erling Skakki - semble apparaître une pression pour que le grið soit accordé, aux dépends des intérêts du vainqueur. Néanmoins, les raisons de cette pression ne sont pas claires. S'agit-il d'un « sens de l'honneur », ou d'un sens du prestige, voire d'un sens politique ? Les stafnbúar d'Erling auraient-il pu agir ainsi à cause du prestige qu'il y aurait pour eux à « accepter parmi eux » un roi, et à imposer leur volonté à leur chef Erling quant au sort de ce roi 3 ? Il me semble bien périlleux de porter un jugement sur l'« hypocrisie » ou la « sincérité » de ceux qui demandent ou accordent le grið, et plus pertinent de conclure, suivant S. Bagge et l'impression générale donnée par Snorri dans la Heimskringla, qu'il y a là un mélange inextricable de raisons et de motivations ; tenter de distinguer parmi elles et de les expliquer de manière univoque, dans une direction ou dans l'autre, amènerait, je pense, à un contresens.

Il est d'ailleurs un dernier point à considérer si l'on cherche à déterminer à quel point le grið est une norme socio-culturelle ou un outil stratégique : l'aspect spectaculaire, et discursif, qu'il revêt. Les scaldes, par exemple, donnent parfois volontiers une image positive de la dureté d'un prince envers ses adversaires 4, tandis qu'ils ne semblent pas mettre en valeur le grið lorsqu'il est accordé, et il existe un exemple de scalde moquant ceux qui ont demandé quartier 5. Cela est assez cohérent avec les tendances épiques et louangeuses que la poésie scaldique manifeste souvent - mais pas automatiquement - lorsqu'elle traite de la guerre. Mais la poésie scaldique est aussi et surtout un outil de propagande princière. L'on peut donc se demander s'il n'y a pas là une tentative de donner du prince une image redoutable, une image d'adversaire à craindre, afin de parvenir à cette belle synthèse qui marque le portrait d'Óláf Tryggvason : « Lorsqu'il était en colère, il était fort cruel, infligeant des tortures à ses ennemis. [...] Pour ces raisons il était aimé par ses amis et craint par ses ennemis. Et il eut autant de succès, parce que certains faisaient selon sa volonté par amitié et bonne volonté, et d'autres, à cause de la crainte qu'ils avaient de lui. » 6 Nous revenons ainsi à l'éternelle question : les massacres d'ennemis - ou, d'ailleurs, les dons de grið - ont-ils eu lieu ? Là encore, croire à un vaste mensonge serait sans doute très exagéré, et l'image générale que donne Snorri de la question est loin d'être improbable - d'où, peut-être, le risque qu'il y a à la suivre.

Quant aux discours sur le grið que Snorri présente au cours de la Heimskringla, ils sont nuancés et variés, et la propre position de Snorri, bien difficile à déterminer. S. Bagge relève la phrase adressée par Erling Skakki à son fils le roi Magnús Erlingsson : « tu ne gouverneras pas en paix ton royaume si tu ne cèdes qu'aux conseils de clémence » 7, et observe que « quoiqu'Erling était plus dur que la

1 Ibid, p. 775 ( HHerð. ch.10).

2 Ibid, p. 182 (OT ch.41) ; p. 466 (OH ch.176) ; p. 627 ( HHarð. ch.63) ; p. 745 (Ingi ch.10) ; p. 747 (Ingi ch.11).

3 Cf. également le passage dans lequel quelqu'un affirme que la chose la plus remarquable qui ait été faite par Hákon Ívarsson dans la bataille de la rivière Níz est d'avoir sauvé la vie du roi adverse ; Ibid, p. 633 ( HHarð. ch.69).

4 Par exemple : « La flotte du jarl Svein, défaite / se retira - grand fut le carnage, / avant que le roi aux yeux perçants donne / quartiers aux guerriers ». Ibid, p. 566 (MG ch.30).

5 Ibid, p. 607 ( HHarð. ch.35).

6 Ibid, p. 218 (OT ch.85).

7 Ibid, p. 815 (ME ch.35).

moyenne avec ses adversaires, ce conseil correspondait sans doute avec les pratiques habituelles » 1. Néanmoins, Snorri note peu après : « il [Erling] était considéré comme assez cruel et dur. La principale raison de cela était qu'il ne donnait qu'à peu, parmi ses ennemis, la permission de demeurer dans le pays, malgré leurs demandes de clémence ; et pour cette raison, beaucoup se ralliaient à des bandes lorsqu'il s'en formait contre lui. » 2 La paix du royaume semble alors être compromise par le manque de clémence. En fait, la position de Snorri semble être ici la même qu'ailleurs : il n'est pas de règle absolue en matière de stratégie et de politique ; tout est question de situation ; plusieurs points de vue sont possibles, plusieurs combinaisons.

La plus belle illustration de cela se trouve, à mon sens, dans un type quelque peu particulier de clémence : la clémence pour raisons religieuses, qui ne concerne plus, ici, des personnes particulières, mais porte sur la décision de ne pas dévaster une région, de ne pas causer tort à ses habitants, pour des motifs religieux. La chose est relativement rare dans la Heimskringla, mais, lorsqu'elle intervient, elle est fort intéressante. Ainsi, immédiatement après son baptême par un hermite, Snorri dit d'Óláf Tryggvason : « À l'automne, Óláf fit voile des îles Scilly jusqu'en Angleterre, et jeta l'ancre dans quelque port. Il se comporta pacifiquement, car l'Angleterre était chrétienne, et lui aussi était chrétien » 3. Conversion remarquable, si l'on considère qu'avant son baptême, Óláf Tryggvason était décrit comme un viking fort actif. Mais, à la fin du même chapitre, Snorri écrit :

Une fois, Óláf était en Irlande, pour quelqu'expédition guerrière [herferð], avec sa flotte. Et lorsqu'ils eurent besoin de faire un raid sur la côte [strandhöggva], certains hommes allèrent à terre et conduisirent un grand nombre de bêtes jusqu'à la côte. Alors un fermier courut après eux et pria Óláf de le laisser reprendre les vaches qui étaient à lui, et Óláf lui dit qu'il pouvait avoir ses vaches s'il les reconnaissait, « mais ne nous retarde pas ». 4

Certes, le registre est quelque peu différent d'un pillage viking habituel : Snorri évoque le « besoin » des hommes d'Óláf Tryggvason, et ce dernier montre quelque clémence. Il n'empêche que, comme le dit le texte de Snorri, c'est bien un strandhögg qu'Óláf Tryggvason et ses hommes pratiquent, un coup de main sur la côte et les troupeaux qui y paissent - vieille méthode viking de vivre sur le pays - et ce, dans le cadre d'une « expédition guerrière » en Irlande. Or, ce pays n'a aucune raison, à cette époque, d'être moins chrétien que l'Angleterre...

Autre exemple parlant, celui du roi Valdamar de Danemark, qui, s'estimant lésé par Erling Skakki et le roi Magnús Erlingsson, entreprend une expédition contre la Norvège :

Ce printemps, au Danemark, le roi Valdamar rassembla une grande flotte, et avec elle, fit voile vers le nord, vers Vík [région qui lui avait été promise, mais dont les habitants refusent de devenir ses sujets]. Dès qu'il arriva dans les domaines du roi de Norvège, les boendr s'assemblèrent en grandes masses. Le roi avança pacifiquement et calmement, mais dès qu'ils approchaient de la côte, des gens leur tiraient dessus, même s'ils n'étaient qu'un ou deux, et les Danois comprirent donc quelle complète hostilité les habitants avaient envers eux. À présent, lorsqu'ils arrivèrent à Túnsberg, le roi Valdamar fit tenir une assemblée sur le mont Haugar, mais presque personne ne vint de la campagne [environnante]. Alors le roi Valdamar parla comme suit : « Il est aisé de voir que tous les habitants de ce pays sont contre nous. À présent, nous avons deux alternatives : l'une est de dévaster ce pays et de n'épargner bête ni homme ; l'autre, de retourner vers le sud sans avoir rien accompli. Et je suis plutôt d'avis de faire voile vers la Baltique et les terres païennes, qui sont nombreuses, et de ne tuer aucun chrétien ici, quoiqu'ils l'aient amplement mérité. » Mais tous les autres étaient impatients de piller. Néanmoins le roi prévalut, et ils retournèrent donc vers le sud. Cependant, ils pillèrent amplement dans les îles extérieures et partout, lorsque le roi n'était pas présent. 5

1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p. 166.

2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of Norway, cit., p. 816 (ME ch.37).

3 Ibid, p. 171 (OT ch.32).

4 Ibid, p. 172 (OH ch.32).

5 Ibid, p. 810 (ME ch.27).

Il semble ici que l'argument religieux soit utilisé dans un cadre bien précis : une situation stratégique peu idéale, qui peut laisser prévoir à Valdamar qu'il ne parviendra pas à conquérir ni surtout à tenir la province qui lui a été promise, au vu de l'« hostilité complète des habitants ». L'idée de ne pas tuer de chrétiens - qui, généralement, ne semble arrêter personne dans la Heimskringla - est donc invoquée aussi pour « couvrir » cette retraite et la justifier, la rendre recevable, tout comme en d'autres circonstances, l'idée qu'il est honteux d'éviter la bataille peut entrer dans la rhétorique d'un locuteur- acteur, si cela correspond à sa situation et à ses objectifs 1.

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