CHAPITRE 2 :
PRIORITE POLITIQUE
Le principe de souveraineté des États
résiste difficilement à l'observation empirique. Il n'est pas
nécessaire qu'une société soit colonisée pour qu'on
puisse démontrer qu'elle est dépendante d'une autre, il n'est pas
suffisant qu'un État ait un siège aux nations unies pour qu'il
revendique, audelà du formalisme juridique, l'exercice d'une pleine
souveraineté, l'un des mécanismes qui oblitèrent la
souveraineté des États aidés est l'aide liée. Ceci
se traduit par l'hégémonie diplomatique (Section 1) des pays
donateurs et leur ingérence dans la politique interne des
pays récipiendaires (Section 2).
Section 1 : hégémonie diplomatique
Les États du Nord produisent, certes, de la
dépendance par le jeu même de leurs concurrences, mais aussi par
l'effet de leurs stratégies politicodiplomatiques qui les conduisent
à un processus d'accumulation de puissance (power). Au-delà,
cependant, la relation de dépendance surgit de la confrontation
même de leurs capacités avec celles des «États»
en développement. La formule de CALLAGHY appliquée à
ceux-ci, paraît tout à fait significative puisqu'elle les
présente comme des «Léviathans boiteux1»,
soulignant, ainsi, le puissant déséquilibre qui s'instaure entre
la1 prétention de l'État à agir partout dans l'ordre
social et la réalité de sa faible performance.
Dans une perspective systèmo-fonctionnaliste, Immanuel
WALLERSTEIN relève que la logique de la domination
internationale rend dysfonctionnelle l'apparition, à la
périphérie*, d'un État dont la dynamique
pourrait contrarier par son indépendance et sa souveraineté, les
intérêts du capitalisme mondial. Conformément à un
raisonnement assez proche, André GUNDER-FRANK tient l'État
périphérique pour un fantoche, entretenant l'illusion juridique
et politique d'une indépendance que le contexte économique rend
de toute manière impossible2.
1- CALLAGHY (T), «The state as lame leviathan : the
patrimonial adm. State in Africa», in ERGAS(Z), ed. The African State in
transition, Basingstoke, Mac MILLAN, 1987, PP. 87-116, cité in
«l'État importé», Bertrand BADIE,
éd. Fayard, 1992, P. 23.
*- La nature déterminante des relations
transnationales qui bousculent frontières et souverainetés,
réunissent l'étude du pouvoir à l'échelle du
pouvoir à l'échelle internationale et conduisent à
découvrir l'existence d'un système capitaliste unificateur
à l'échelle du globe, doté d'un centre et d'une
périphérie.
2- Frank A. G., «Le développement du sous
développement», Paris, Maspero, 1970, cité in
«l'État importé», Bertrand BADIE,
1992, P. 31.
Les relations inter-étatiques sont très proches
du modèle clientéliste. Celui-ci à été
forgé pour rendre compte de situations internes et pour
caractériser au sein d'une société un type de relations
possible unissant les gouvernants aux gouvernés. Les liens sont alors
définis comme personnels, créateurs de dépendance,
reposant «sur un échange réciproque de faveurs entre deux
personnes, le patron et le client, qui contrôlent des ressources
inégales». La logique de l'échange,
l'inégalité, tout comme la verticalité de la relation se
transposent parfaitement dans l'étude des rapports
inter-étatiques. Sa construction individuelle pose, en revanche, un
certain nombre de problèmes qui pourraient rendre métaphorique
l'usage de cette conceptualisation.
La dépendance suppose bien évidemment un
«échange de faveurs» : «l'État-patron» alloue
à «l'État-client» des biens indispensables à sa
survie selon une procédure parfaitement identique à ce qu'on peut
observer à l'échelle du fonctionnement interne des
sociétés. En retour 'l'État-client' apporte les faveurs
les plus diverses, que celles-ci concernent l'usage de son territoire ou celui
du pouvoir symbolique qu'il détient en tant qu'État sur la
scène internationale. L'aliénation du territoire à
l'État-patron correspond, certes, d'abord, à ce qu'une abondante
littérature avait autrefois nommé «pillage du Tiers
Monde», et qui se ramène principalement aux matières
diverses et variées dont regorgent les sous-sols des pays aidés.
On sait aussi que cette aliénation peut s'inscrire dans les
visées géopolitiques de l'État - patron et concerner alors
l'octroi de bases militaires ou simplement de facilités pour traverser
le territoire client.
Mais, il est remarquable qu'avec les temps modernes cette
logique de l'aliénation tend à se diversifier jusqu'à
l'outrance, comme la relève par exemple l'extension de la pratique de
«l'État - poubelle» qui conduit le client à
rétribuer son patron en lui laissant la libre disposition de son sol ou
de son espace
maritime pour y stocker les déchets de ses
sociétés industrielles et dernièrement l'implantation dans
le territoire client de prisons qui sont contre les droits de l'homme
(Guantanamo).
Dépossédé directement ou par le biais de
réseaux sociaux qui échappent à son contrôle,
«l'État - dépendant» peut être exposé
à une captation de la fonction diplomatique qui est tout à fait
au centre de la logique de dépendance. Cette captation constitue l'un
des éléments, les plus évidents, puisque d'une part elle
découle d'un déséquilibre de puissances et que d'autrepart
elle aboutit à une aggravation progressive du
démantèlement de la souveraineté de «l'État -
dominé».
La captation de la fonction diplomatique se fait selon des
modes plus informelles, ménageant à «l'État -
dominé» une souveraineté de façade. Elle se
distingue, alors plus clairement, de l'intervention dans les
aménagements internes de l'ordre Socio-politique qui emprunte couramment
d'autres voies. Marque juridique par excellence de la souveraineté des
États, la diplomatie de «l'État - faible» est
captée par celle de «l'État - fort» non plus par
recours aux traités inégaux ou à la pratique des
capitulations, mais par l'application banale de la logique clientèle :
«l'État - dominant» s'érige en État - patron en
s'imposant comme prestataire d'une ressource rare qui lui permet d'obtenir en
contrepartie la participation ou le soutien de «l'État -
dominé» et cleintélisé à son entreprise
diplomatique, notamment au sein des institutions internationales ou dans le
cadre de conflits militaires régionaux.
La domination ne s'arrête pourtant pas ici à une
simple captation de la souveraineté diplomatique. Elle tend même a
piller la politique interne des pays aidés.
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