B. Enjeux et débats
B.1. Un constat qui ne fait pas l'unanimité
L'urgence du développement durable repose sur
l'affirmation préalable d'un constat, dont l'établissement
suppose lui-même la réponse à trois questions.
Première question : y a-t-il oui ou non une dégradation de la
nature dans la période contemporaine ? Deuxième question : si
dégradation il y a, celle-ci trouve-t-elle oui ou non son origine dans
l'activité humaine (facteur anthropique) ? Enfin, troisième
question : s'agit-il oui ou non d'un phénomène
irréversible ?
Pour la grande majorité des scientifiques, le
dérèglement climatique et l'épuisement des ressources
naturelles trouvent leur origine dans l'activité humaine, et les deux
phénomènes présentent des risques
d'irréversibilité. La loi du 12 juillet 2010, dite Ç
Grenelle II >>, ne dit pas autre chose : Ç L'objectif de
développement durable répond (É) à cinq
finalités : 1 La lutte contre le changement climatique >>. Les
experts ne contestent pas, de manière générale,
l'existence de cycles naturels (variabilité naturelle),
15 Maréchal (J.-P.), Ç Développement durable
>> in Dictionnaire des risques, Paris, sous la direction d'Yves
Dupont, éditions Armand Colin 2004.
16 Bürgenmeier (B.), Économie du
développement durable, Bruxelles, éditions de Boeck,
2ème édition 2005.
et notamment une activité solaire plus intense ces
dernières années ; mais de tels phénomènes ne
suffisent pas, selon eux, à expliquer l'évolution récente
du climat et de l'état des ressources naturelles. En d'autres termes,
l'homme aggrave fortement l'évolution actuelle du climat et de
l'état des ressources disponibles.
Pour une minorité d'experts cependant, les
données obtenues depuis quelques dizaines d'années seulement ne
peuvent être interprétées sur une longue période et
ne révèlent pas d'irréversibilité. La concentration
en CO2 n'évolue pas, selon eux, en fonction des activités
humaines, mais principalement en raison de l'interaction entre les
océans et l'air (par absorption ou rejet de CO2 en fonction de la
température). Le facteur anthropique serait négligeable, c'est
notamment la thèse du professeur Claude Allègre.
Par ailleurs, comme on l'a vu, les plus optimistes
considèrent que la pollution, qui est réelle, suit une Ç
courbe de Kuznets È, c'est-à-dire qu'après une
période d'augmentation, elle devrait baisser en raison d'un
phénomène d'allocation des ressources aboutissant à
combattre les effets de cette pollution.
Peut-on contribuer à définir des objectifs, des
politiques et une gamme d'instruments juridiques à partir d'un constat
aussi peu consensuel ? Pour tenter de mettre tout le monde d'accord sur le
constat, un rapport dénommé Millenium Ecosystem
Assesment a été publié en 2005, à la demande
du Secrétaire général des Nations Unies. Ce travail, l'un
des plus importants entrepris par l'humanité depuis ses origines, a
permis d'obtenir des résultats concrets, à la fois en ce qui
concerne l'état des ressources naturelles et de l'évolution du
climat.
Que dit le rapport ? S'agissant de l'eau, le rapport affirme
que la quantité d'eau extraite des rivières et des lacs pour
l'irrigation, les besoins domestiques et l'usage industriel a doublé au
cours des 40 dernières années. Il précise que, depuis le
début des années 1980, environ 35 % des mangroves ont disparu, 20
% des coraux dans le monde ont été détruits et 20 % de
plus ont été sérieusement dégradés. Ces
constituants essentiels des écosystèmes avaient mis plusieurs
centaines, voire plusieurs milliers d'années à se constituer.
Les auteurs du rapport constatent également que les
activités humaines produisent aujourd'hui plus d'azote utilisable
biologiquement que tous les processus naturels combinés, et que plus de
la moitié des engrais azotés manufacturés jamais
utilisés ont
été appliqués depuis 1985. Le rapport
constate que l'afflux d'azote dans les océans a doublé depuis
1860 ; que l'utilisation d'engrais phosphorés et le taux d'accumulation
du phosphore dans les sols agricoles ont triplé entre 1960 et 1990.
En ce qui concerne les aspects économiques et sociaux
du développement durable, le rapport note qu'en 2001, 1 milliard de
personnes survivaient avec un revenu inférieur à un dollar par
jour. Il ajoute que l'inégalité dans les revenus a
augmenté au cours de la dernière décennie. Un enfant qui
na»t en Afrique sub-saharienne a 20 fois plus de risques de
décéder avant l'âge de cinq ans qu'un enfant qui na»t
dans un pays industriel ; mais surtout, selon le rapport, cette
disparité est plus grande qu'il y a une décennie. En dépit
de la croissance de la production alimentaire par personne durant les quatre
dernières décennies, le rapport estime que 856 millions de
personnes étaient en état de malnutrition en 2000-2002, soit 32
millions de plus qu'en 1995-1997.
Enfin, toujours selon le rapport, environ 1,1 milliard
d'êtres humains n'ont toujours pas accès à l'eau pour leurs
besoins quotidiens. La pénurie d'eau touche entre 1 et 2 milliards de
personnes dans le monde. Depuis 1960, le ratio entre l'utilisation de l'eau et
les réserves d'eau accessibles s'est accru de 20 % par
décennie.
La réponse juridique pourrait se trouver au niveau des
arbitrages, c'est-à-dire au niveau de la prise de décision. C'est
que laissent entendre deux chercheurs canadiens : Ç Il est de plus en
plus difficile, socialement et politiquement, de faire des choix sans tenir
compte des effets et des conséquences de nos priorités de
développement ou de nos choix en matière d'investissement dans
les infrastructures publiques ou industrielles. Le principe d'un
développement viable semble, en théorie du moins, faire largement
consensus. Dans les faits toutefois, cette idée se transforme souvent en
alibi démagogique pour apaiser les bonnes consciences. Il y a une marge
entre un souci véritable de favoriser un développement compatible
avec une vision écologique de l'environnement et un discours
idéologique qui se greffe après coup sur des choix ou des
stratégies économiques qui, de prime abord, semblent
définies exclusivement en fonction d'une lecture strictement
économique ou sectorielle du développement, lecture qui ne tient
pas compte des effets néfastes à moyen ou long terme des
décisions prises
aujourd'hui. Comment les priorités économiques
et environnementales peuvent-elles être conciliées avec le
programme d'un développement viable ou Ç durable >> ?
>>17.
Cette difficulté à traduire ou à
concilier entre eux des objectifs mal définis transpara»t encore
dans l'analyse d'Emmanuel Torres : Ç En s'intéressant à
l'environnement urbain et à la problématique de la ville durable,
l'économie rencontre un certain nombre de difficultés notamment
dues à la nature actuelle de ses méthodes (très
centrées sur la valorisation monétaire), au croisement de
questionnements sur deus réalités difficiles à
conceptualiser : la ville et l'environnement, et à la difficulté
de transformer les grands principes généraux du
développement durable en concepts opératoires débouchant
sur l'action locale >>18. Il n'en va pas autrement pour le
droit, comme le montre l'échec du droit du développement dans les
années soixante.
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