L'ACTE ANORMAL DE
GESTION
ET
L'ABUS DE BIEN SOCIAL
Mémoire présenté par Sana DEGDEG
SOMMAIRE
INTRODUCTION Page 7
1ère Partie - La préservation commune d'une
notion protéiforme :
l'intérêt social Page 11
Section 1 - La défense analogue de
l'intérêt social Page 11
I. Les fondements de l'acte anormal de gestion et l'abus de
bien social Page 11
II. Les mécanismes de l'acte anormal de gestion et de
l'abus
de bien social Page 18
Section 2 - Le caractère central et controversé
de l'intérêt social Page 24
I. La compréhension de l'intérêt social
Page 24
II. Les carences de l'intérêt social Page 31
2ème Partie - L'irrémédiable
dissension entre les visions fiscaliste et
pénaliste de l'intérêt social
Page 38
Section 1 - Une appréciation discordante de
l'intérêt social : le réalisme
fiscal face au moralisme pénal Page 38
I. Illicéité et intérêt social : la
conception amorale du droit
fiscal Page 40
II. Sociétés de groupe et intérêt
social : la conception
objective du droit fiscal Page 47
Section 2 - Une divergence de solution devant l'atteinte
à l'intérêt
social : l'approche financière du droit fiscal face
à l'approche punitive
du droit pénal Page 54
I. La recherche de l'atteinte à l'intérêt
social Page 54
II. Les solutions disparates de l'atteinte Page 59
CONCLUSION Page 63
LISTE DES PRINCIPALES ABREVIATIONS
C.com Code de commerce
CE Sous-sect. Arrêt de sous-section du Conseil
d'État
Chron. Chronique
CGI Code général des impôts
CP Code pénal
CPC Code de procédure civile
CPP Code de procédure pénale
Dr. Et patr. Revue Droit et Patrimoine
Dr. Fisc. Revue de Droit Fiscal
Gaz. Pal. Gazette du Palais
LPF Livre des procédures fiscales
PA Les Petites Affiches
Rep. Min. Réponse ministérielle
Req. Requête
RJF Revue de jurisprudence fiscale
RTDCom Revue Trimestrielle de Droit Commercial
SA Société anonyme
TA Jugement du Tribunal administratif
Trib. Corr Jugement du Tribunal correctionnel
« L'excès de liberté ne peut tourner qu'en
excès de servitude pour un
particulier aussi bien que pour un État. »
Platon, La République
INTRODUCTION
L'acte anormal de gestion et l'abus de bien social sont des
barrières à l'excès des dirigeants dans la gestion de leur
exploitation. L'étude concomitante de ces deux notions issues de deux
matières différentes apparait délicate au regard du flou
entourant leur définition. De prime abord, un certain nombre
d'éléments laisseraient penser que l'acte anormal de gestion et
l'abus de bien social sont deux notions gémellaires1, deux
binômes obéissant aux mêmes finalités. Si elle est
hâtive, cette position n'en est pas moins intéressante en ce
qu'elle permet de remarquer la similitude des deux notions qui semblent en
effet très voisines.
D'une part, l'abus de bien social est défini par les
articles L. 241-3 à 242-6
C.com. comme étant le fait pour «
le président, les administrateurs ou les directeurs
généraux [...] de faire, de mauvaise foi, des biens ou du
crédit de la société, un usage qu'ils savent contraire
à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou
pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils
sont intéressés directement ou indirectement ». Il
s'agit donc d'un abus ayant eu pour conséquence d'enrichir les
dirigeants au détriment de la société et que le code de
commerce puni de cinq ans d'emprisonnement et d'une amende de 375 000 euros.
Cette atteinte au patrimoine social semble trouver un parallèle
intéressant dans la définition de l'acte anormal de gestion.
Cette théorie a de son côté
été synthétisée par un auteur comme étant :
« une dépense exposée au nom de l'entreprise dans
l'intérêt plus ou moins direct d'un tiers ou d'une partie
liée »2 et qui conduit l'administration fiscale
à lui refuser le bénéfice de la loi fiscale de
déduction. La similitude est frappante puisque les deux notions tendent
chacune à corriger l'atteinte au patrimoine social
réalisée au profit d'un tiers. Cependant, à ce stade il
est déjà aisé de constater que l'une et l'autre de ces
notions n'usent pas des mêmes outils pour corriger l'appauvrissement
irrégulier de la société : l'abus de bien social est en
effet sanctionné par une amende et une peine de prison alors que la
théorie de l'acte anormal de gestion conduit à des
conséquences purement fiscales. De plus, plusieurs questions demeurent :
pour quelles raisons l'acte anormal de gestion qui est une notion fiscale
n'entraine-t-il pas automatiquement des poursuites pénales pour abus de
bien social ? Et inversement, pourquoi la condamnation d'un dirigeant pour abus
de bien social
1 MEDINA (A.), Abus de biens sociaux : prévention,
détection, poursuite, DALLOZ, 2001, p. 84 : « l'acte anormal
de gestion est au droit fiscal ce que l'abus de bien social est au droit des
sociétés »
2 GOUYET (R.), La théorie de l'acte anormal de
gestion, PA.2000, n° 225, p. 4
n'engendre pas automatiquement un redressement fiscal pour
acte anormal de gestion ?1 Ces divers points conduisent donc
à écarter l'idée d'une similitude parfaite.
Pour autant, ce constat ne doit pas amener à penser que
l'acte anormal de gestion et l'abus de bien social sont finalement divergents.
Cette position semble également excessive puisque bien malgré
elles, ces deux notions tendent à protéger l'intérêt
de la société contre des dépenses
irrégulières. Toutefois, si l'abus de bien social conduit
à sanctionner personnellement les auteurs de l'atteinte, la
réponse de l'administration fiscale est plus nuancée. Loin de
sanctionner les responsables de l'anormalité, elle procède
à une correction fiscale des comptes. Cette réserve de
l'administration fiscale s'explique par le caractère économique
de sa mission qui s'avère éloignée des
considérations morales du droit pénal et qui témoigne de
la dissemblance des deux notions. Cependant, les différences bien que
présentes ne peuvent conduire à conclure à la divergence
totale de l'acte anormal de gestion et de l'abus de bien social. Bien que
rattachées à des matières fondamentalement
éloignées (le droit fiscal et le droit pénal), elles
demeurent voisines en ce qu'elles touchent à un même thème
: l'intérêt supérieur de la société.
En examinant de plus près la définition de
l'abus de bien social, il apparait sans nul doute que l'intérêt
social est le critère fondateur de la définition donnée
par le Code de commerce : « [...] un usage qu'ils savent contraire
à l'intérêt de celle-ci [...] » précise le
législateur qui fait de l'intérêt social un des
éléments constitutifs du délit. A l'inverse, concernant
l'acte anormal de gestion, le rôle et l'utilisation de
l'intérêt social est plus subtile. La principale raison de cette
complexité est que la théorie de l'acte anormal de gestion est
une construction purement prétorienne, élaborée en
réaction à des excès prenant appui sur la loi fiscale de
déduction. En effet, l'administration fiscale n'est autorisée
à imposer que le bénéfice net des entreprises (art. 38
CGI2), déduction faite des dépenses
réalisées dans le but de conserver le revenu. Un grand nombre de
ces « frais déductibles » est énuméré
à l'article 39 CGI et est regroupé en trois catégories :
les frais généraux, les amortissements et les
provisions3. Cependant, beaucoup d'entrepreneurs sont tentés
de déduire de leur bénéfice brut (et donc, leur assiette
d'imposition) un certain nombre de dépenses inutiles pour l'entreprise
voire même contraires à l'intérêt de celle-ci. A
travers ces manoeuvres, l'administration fiscale souffre d'un manque à
gagner
1 COZIAN (M.), Les grands principes de la fiscalité
des entreprises, LITEC, 1999, 4ème éd., p. 100 :
« On peut poser comme postulat qu'un acte sanctionné sur le plan
juridique comme contraire à l'intérêt social constitue par
la même un acte anormal de gestion et qu'à l'inverse un acte
qualifié d'anormal sur le plan fiscal implique qu'il soit contraire
à l'intérêt social. Mais il n'y a pas nécessairement
concordance entre les deux notions ».
2 Art. 38 1° CGI : « Sous réserve des
dispositions des articles 33 ter, 40 à 43 bis et 151
sexies, le bénéfice imposable est le
bénéfice net, déterminé d'après les
résultats d'ensemble des opérations de toute nature
effectuées par les entreprises, y compris notamment les cessions
d'éléments quelconques de l'actif, soit en cours, soit en fin
d'exploitation »
3 RIPERT (G.) et ROBLOT (R.), Traité de droit
commercial, T.3, LGDJ, 1998, p. 317
important, mais n'ayant pas pour mission de contrôler la
gestion des entreprises1, la recherche d'une solution n'était
pas aisée. Le Conseil d'État décida donc d'élaborer
une théorie tendant à protéger l'administration fiscale de
ce que M. Cozian appelait des « évaporations financières
»2 tout en ménageant la liberté de gestion des
commerçants. Les juges décidèrent donc de ne
tolérer en déduction de l'assiette d'imposition que les actes
concourant à la gestion normale de l'entreprise. À défaut,
les actes sont « anormaux » et l'administration fiscale est en droit
de les réintégrer dans l'assiette d'imposition. Et afin de
déterminer le caractère normal ou anormal d'un acte, les juges
utilisèrent la notion controversée d'intérêt social
: une gestion normale doit être conforme à celui-ci. À
l'instar de l'abus de bien social, cette notion joue donc un rôle central
et force est de constater qu'elle constitue le point de ralliement des deux
définitions. Cependant, si l'intérêt social constitue le
socle commun des deux notions, elle n'en demeure pas moins fragile.
Qualifié « d'indéfinissable»
par un auteur3, l'intérêt social est un instrument
essentiel du droit des affaires comme l'illustre son rôle au sein de la
théorie de l'acte anormal de gestion. En effet, bien plus qu'une simple
notion théorique, il s'agit là d'un véritable outil de
régulation mis à la disposition « d'une certaine police
des sociétés »4, un instrument qui
légitime l'intrusion des juges dans la gestion sociale d'une entreprise,
domaine jusque là jalousement protégé. Mais en
dépit de l'utilisation inventive de l'intérêt social, sa
définition ne cesse de nourrir de nombreux débats entre les
différents auteurs qui ne s'accordent que sur une chose : son
caractère incertain.
Cette incertitude favorise une insécurité
juridique qui détonne avec le nombre important de contentieux en ces
matières. Selon les statistiques du ministère de la Justice, les
condamnations pour gestion et comptabilité délictueuses
s'élèvent à 547 en 2006 et 495 de ces affaires
étaient relatives à un abus de bien social, soit plus de 90%
d'entre elles5. De son côté, l'acte anormal de gestion
est réputé être « le premier risque fiscal pour
l'entreprise »6. La nécessité d'une
détermination des contours de l'acte anormal de gestion et de l'abus de
bien social constitue un enjeu important en ce qu'elle permet de mieux cerner
les deux principaux écueils dans la direction d'une
société
1 COZIAN (M.), Les grands principes de la fiscalité
des entreprises, LITEC, 1999, 4ème éd., p. 92 :
« l'administration n'est pas un contrôleur de gestion ; de là
découle le principe de non-immixtion dans la gestion des entreprises
»
2 COZIAN (M.), Les grands principes de la fiscalité
des entreprises, LITEC, 1999, 4ème éd., p. 92
3 LEJEUNE (F.), Cautionnement des SCI : le faux
critère de l'intérêt social, Dr. Et patrimoine, 1996,
p. 60
4 SCHAPIRA (J.), L'intérêt social et le
fonctionnement de la société anonyme, RTDCom.1971, p. 970 :
« en réalité, l'intérêt social est un
instrument souple et pratique, utilisé en jurisprudence en vue d'une
certaine police des sociétés. L'institution qu'il nous rappelle
le plus est celle de la « cause » dans les contrats
».
5 Annuaire statistique de la Justice, éd. 2008,
p. 191
6 BUR (C.), L'acte anormal de gestion ou le premier risque
fiscal pour l'entreprise, EFE, 1999, 486 p.
Dès lors, peut-on considérer que
l'intérêt social constitue un solide point d'ancrage de l'acte
anormal de gestion et de l'abus de bien social, qu'il transcende leurs
différences ?
Si l'intérêt social joue un rôle central au
sein de ces deux notions, il n'en demeure pas moins une notion
protéiforme et insaisissable recouvrant plusieurs réalités
(1ère partie) ; cette fragilité intrinsèque ne
peut donc qu'être accentuée par l'inévitable dissension
entre les visions fiscaliste et pénaliste de l'intérêt
social (2ème partie).
1ère partie
La préservation commune d'une notion protéiforme
:
l'intérêt social
Malgré les difficultés rencontrées afin
d'en déterminer les contours, la notion d'intérêt social
s'impose clairement comme l'outil de mesure de la normalité. Cet
instrument permet de veiller à ce que les actes déductibles n'ont
pas été accomplis « dans un intérêt autre
que celui de l'entreprise qui en supporte les conséquences
»1. (Section 1). Pourtant, aussi fondatrice et commune
soit-elle, cette notion d'intérêt social est fragile et
protéiforme et suscite débats et interrogations au sein de la
doctrine (Section 2).
Section 1 : La défense analogue de
l'intérêt social
Le délit d'abus de bien social est une notion qui a vu
le jour au début d'un XXème siècle
secoué par des scandales politico-financiers. Il s'agissait alors de
lutter contre les agissements de dirigeants sociaux peu scrupuleux qui
pillaient les biens de la société à des fins personnelles
et au détriment d'épargnants. Au fil du temps, la notion
d'intérêt des actionnaires ou associés a laissé
place à la notion d'intérêt social (I.). Cette
défense de l'intérêt social inspirera par la suite les
juges fiscaux qui élaborèrent la théorie de l'acte anormal
de gestion mais qui n'en firent pas le même usage (II.).
I. Les fondements de l'acte anormal de gestion et de l'abus
de bien
social
« Le concept d'acte anormal de gestion est le fruit de
l'acclimatation ou de la transplantation en droit fiscal du concept commercial
d'acte non conforme à l'intérêt social »2.
L'inspiration de la théorie de l'acte anormal de gestion est donc claire
: elle emprunte largement à l'abus de bien social en ce qui concerne ses
fondements historiques (A.), mais elle fera preuve d'une grande autonomie
s'agissant de ses fondements théoriques (B.).
1 GOUYET (R.), La théorie de l'acte anormal de
gestion, PA.2000, n° 225, p. 4
2 RACINE (P.-F.) concl. Sous CE, 27 juillet 1984,
SA Renfort service : Dr. Fisc. 1985, n° 11, comm. 596
A. Un fondement historique commun : la lutte contre
l'évasion financière 1) L'origine légale de l'abus de
bien social
a) L'abandon de la théorie du mandat social et de
l'abus de confiance
Il convient de préciser à titre liminaire, que
le début du XXème siècle est marqué par
une effervescence financière inconnue jusqu'alors, prompte à
toutes les dérives. Pourtant, face aux agissements délictueux de
dirigeants sociaux, les juges se contentaient d'appliquer l'incrimination
d'abus de confiance bien connue depuis 17911.
L'abus de confiance, se définissait alors comme le
détournement de la chose remise à titre précaire et en
violation d'un des contrats limitativement énumérés par
l'ancien article 408 C. pén.2. Le contrat de
société ne faisant pas partie de cette liste et les juges
utilisaient donc la notion de mandat social pour sanctionner les dirigeants
sociaux coupables d'abus. Partant du postulat que les dirigeants sociaux
étaient investis d'un mandat général par les
associés ou actionnaires, le détournement des biens de la
société équivalait à une violation, constitutive
d'un abus de confiance.
Si ce mode de répression ignorait encore la notion
d'intérêt social, elle avait toutefois le mérite de mettre
l'accent sur la protection des actionnaires et associés. Pourtant, elle
s'est vite révélée insuffisante pour deux raisons
essentielles : d'une part les peines infligées étaient minimes
comparativement à d'autres délits3 et d'autre part,
des scandales politico-financiers vont profondément ébranler la
société française et précipiter l'apparition d'un
délit autonome.
b) La tentative de moralisation du droit des
sociétés
La France de l'entre-deux guerre connait tour à tour
une phase d'euphorie économique inégalée et le spectacle
d'un effondrement boursier aussi violent qu'inattendu. L'éclatement de
la bulle spéculative en 1929 fut le théâtre de
révélations médiatiques sur des dérives
spéculatives mettant en cause des personnalités politiques
d'importance.
1 MASCALA (C.), Abus de confiance, Rép.
Pén., DALLOZ, oct. 2003, p. 2 : « Le code pénal de 1791
distingue pour la première fois trois infractions autonomes : le vol,
l'escroquerie et l'abus de confiance [...]».
2 Cet article dressait une liste des différents
contrats pouvant donner lieu à un abus de confiance :
dépôt, louage, mandat, prêt, nantissement, travail
salarié et non salarié. En dehors de ces sept cas, l'abus de
confiance ne pouvait pas être constitué. Le nouveau code
pénal de 1994 a supprimé cette liste (art. 314-1 C.pén.),
mettant ainsi un terme à l'important contentieux découlant de la
qualification des contrats ayant donné lieu à l'abus.
3 BOULOC (B.), Abus de biens sociaux, Rép.
Pén., DALLOZ, janv. 2009, p. 2 : deux mois à deux ans
d'emprisonnement pour l'abus de confiance alors que l'escroquerie était
punissable de six mois à cinq ans.
Trois grandes affaires marquèrent
particulièrement les esprits et déclenchèrent une crise
politique, financière et sociale sans précédent :
l'affaire Hanau en 19281, l'affaire Oustric en 19292, et
enfin un scandale qui vient achever de détruire les derniers espoirs
d'un système à l'agonie : l'affaire Stavisky3. Ces
trois scandales ont prit une tournure politique lorsque le Canard
Enchainé découvrit l'implication active de ministres, de
magistrats, de journalistes et surtout de parlementaires qui s'employaient
à étouffer les poursuites judiciaires des escrocs voire
même à se porter garants de leur sérieux auprès des
victimes.
Ces scandales furent le détonateur de la chute de
plusieurs gouvernements4, de l'émeute antiparlementaire du 6
février 1934 et surtout d'une prise de conscience générale
sur la dimension morale du monde des affaires. Au coeur de l'indignation
générale, le sénateur Lesaché déposa une
proposition de loi en 19325 comportant des dispositions qui
donneront naissance au décret-loi du 8 août 1935. Ce
décret-loi introduit le délit d'abus de bien social au sein des
sociétés anonymes qu'il déclare punissable des mêmes
peines que l'escroquerie6. Lors de l'élaboration du projet de
loi sur les sociétés commerciales au début des
années 60, de nombreux auteurs commercialistes militèrent pour un
assouplissement du délit, notamment par le recours aux sanctions
civiles, mais la loi qui s'ensuivie du 24 juillet 19667 ne
précise pas la définition de l'abus de bien social qui continue
de susciter de nombreuses questions notamment sur ce qu'il faut entendre par
« intérêt de la société ». C'est
pourtant cette notion qui inspirera le juge fiscal dans l'élaboration de
la théorie de l'acte anormal de gestion.
2) L'origine largement prétorienne de l'acte
anormal de gestion
a) Les raisons de l'élaboration de la notion : les
données du problème Fidèle à la tradition
largement prétorienne du droit fiscal, l'acte anormal de gestion a pour
partie été élaborée par le Conseil d'État au
milieu du XXème siècle. Un arrêt du 7 juillet
19588 est habituellement considéré comme le point de
départ de cette théorie qui est venue pallier
1 Une femme d'affaires dénommée Marthe Hanau est
arrêtée et soupçonnée d'escroquerie et d'abus de
confiance sur de petits épargnants.
2 Les médias révèlent une seconde affaire
pointant du doigt les opérations frauduleuses d'un banquier bien connu
de la place parisienne, Albert Oustric. Ce dernier est accusé de
banqueroute et d'opérations irrégulières ayant
ruiné des milliers de particuliers.
3 Alexandre Stavisky est accusé d'émettre de
faux bons pour garantir les prêts sur gage du Crédit municipal de
Bayonne. Ces produits financiers étaient ensuite achetés par des
compagnies d'assurance ainsi que des institutions qui se sont retrouvés
lésées lorsque l'escroquerie fut mise à jour.
4 Le Cabinet Tardieu suite à l'affaire Oustric et le
cabinet Daladier consécutivement au scandale Stavisky
5 BOULOC (B.), Abus de biens sociaux, Rép.
Pén., DALLOZ, 2009, p. 2
6 Le 30 octobre de la même année un second
décret-loi étend le délit aux sociétés
à responsabilité limitée.
7 Loi n° 66-537 sur les sociétés
commerciales
8 CE, 8ème sous-sect. 7 juillet 1958, n°
35.977, Dr. Fisc. 1958, n° 44, comm. DUPONT, p. 938
l'absence de moyens de l'administration fiscale face à
ces « évaporations financières »1
fort dommageables pour elle et donc pour les contribuables.
Au regard des articles 38 et 39 CGI, l'exploitant est en effet
autorisé à déduire de son bénéfice les frais
qu'il engage pour le fonctionnement de son entreprise. Cette règle
apparait logique puisque ces dépenses visent à préserver
le bénéfice et sont réalisées dans
l'intérêt de l'entreprise. Pourtant, certains chef d'entreprise
abusent de ce droit soit en élaborant des montages juridiques faussement
réguliers en vue de minorer la base d'imposition, soit en tentant de
faire déduire des actes réguliers, mais qui n'ont pas eu pour
finalité de préserver le bénéfice de
l'entreprise2. Certes, le législateur interdit la
déduction fiscale de certaines dépenses qui sont
généralement appelés « les actes anormaux de gestion
par détermination de la loi » : les dépenses somptuaires
(art. 39-4 CGI), les rémunérations excessives (art. 39-1-1°
CGI) et les transferts indirects de bénéfices (art. 57 et 238 bis
A CGI). Mais ces trois cas se sont vite révélés lacunaires
au regard de certaines opérations telles que les abandons de
créance au profit d'un tiers, les prêts sans intérêts
ou les charges exposées au profit des membres de l'entreprise.
De plus, la nécessité de mettre fin à une
déduction systématique de toute dépense
régulière conduirait l'administration fiscale à porter un
jugement subjectif sur une décision de gestion. Or, le principe de
non-immixtion dans la gestion de l'entreprise s'oppose à un tel
contrôle d'opportunité.
b) La construction prétorienne de la notion : les
solutions apportées
Le principe de non-immixtion découle directement de la
liberté donnée au chef d'entreprise dans la gestion de son
exploitation. Cette liberté est étendue puisqu'elle autorise le
dirigeant à prendre des décisions qui ne sont pas
nécessairement lucratives, telles que des opérations fiscalement
optimales3, la commission d'erreurs de gestion4 ou
même le fait de ne pas tirer un maximum de profit de ses
choix5. Ces politiques conduisent à une perte de revenu pour
l'entreprise (et donc pour l'administration fiscale), pour autant, ils
relèvent de la liberté de gestion et ne peuvent être
1 COZIAN (M.), Les grands principes de la fiscalité
des entreprises, LITEC, 1999, 4ème éd., p. 92
2 Si la première hypothèse est sanctionnée
par la théorie de l'abus de droit, la seconde éventualité
posait quelques difficultés et ne trouvait pas de réponse.
3 Rép. Min. n° 15.603, JO Déb. AN 20 mars
1971 : « En présence de deux techniques juridiques, dont la
finalité est identique, il est licite d'opérer un choix en
fonction de la fiscalité »
4 CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 24 avril 1981, req. n° 24638 : Dr. Fisc. 1981, n° 42,
comm. 1866, concl. SCHRICKE ; RJF 1981, n° 6, p. 306 : concernant une
exploitation déficitaire et le choix des dirigeants de ne pas augmenter
le tarif des commissions.
5 Illustration, CE, 8ème sous-sect. 7
juillet 1958, n° 35977 : Dr. Fisc. 1958, n° 44, comm. DUPONT, p. 938
: « [...] le contribuable, qui n'est jamais tenu de tirer des affaires
qu'il traite, le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de
réaliser [...] »
prohibés. L'élaboration d'une théorie
visant à refuser la déductibilité de certains actes ne
pouvait donc se fonder sur le critère de la perte de profit.
Mais las de voir des bases d'imposition s'évaporer
injustement, la jurisprudence est venue s'immiscer dans cette liberté de
gestion tant nuisible pour la prospérité de l'entreprise et pour
l'administration fiscale. Dans l'arrêt du 7 juillet 1958, elle approuve
explicitement l'initiative de l'administration fiscale qui avait refusé
de déduire une dépense qu'elle jugea contraire aux articles 38 et
39 CGI. Pour la première fois, les juges permettent à
l'administration de remettre en cause les actes ne relevant pas d'une gestion
normale car réalisés « dans un intérêt
commercial étranger à l'entreprise »1.
Par une lecture a contrario des articles 38 et 39
CGI, le Conseil d'État a donc doté l'administration d'un outil de
mesure -l'intérêt social-, venant contrebalancer le pouvoir
exorbitant accordé au Fisc. Malgré ces lacunes, la
préservation de l'intérêt social apparait central tout
comme elle l'est pour l'abus de bien social.
B. Un fondement théorique commun : la
préservation de l'intérêt social
1) La contrariété à
l'intérêt social : unique outil de mesure de la
normalité
a) Acte délibérément contraire à
l'intérêt social : l'unique critère
Malgré les difficultés rencontrées afin
d'en déterminer les contours, la notion d'intérêt social
s'impose clairement comme l'outil de mesure de la normalité. Cet
instrument permet donc de veiller à ce que les actes déductibles
n'ont pas été accomplis « dans un intérêt
autre que celui de l'entreprise qui en supporte les conséquences
»2.
De façon plus précise, il apparait que la
contrariété à l'intérêt social recouvre deux
réalités. La première est celle admise depuis la naissance
prétorienne de la théorie : un acte anormal de gestion est un
acte pris délibérément dans l'intérêt d'un
tiers ne fournissant aucune contrepartie à l'entreprise ou une
contrepartie minime. La seconde réalité est plus récente
puisqu'elle date de l'arrêt « Loiseau » du 17 octobre
19903 qui vient compléter la définition de l'acte
anormal de gestion en introduisant la notion de « risque manifestement
excessif » pour
1 CE, 8ème sous-sect., 7 juillet
1958, cf. supra, p. 14
2 GOUYET (R.), La théorie de l'acte anormal de
gestion, PA.2000, n° 225, p. 4
3 CE 17 octobre 1990 Loiseau, req. n° 83310, ANNEXE
n° 1 : « il [le chef d'entreprise] a excédé
manifestement les risques qu'un chef d'entreprise peut être conduit
à prendre pour améliorer les résultats de son exploitation
»
l'entreprise. Selon cette position, un acte peut être vu
comme anormal lorsqu'il fait peser sur l'entreprise un risque manifestement
excessif portant atteinte à son intérêt.
L'élément intentionnel n'est donc plus un critère.
Dans ces deux versants de la définition, un
élément est récurrent : celui de l'appauvrissement
délibéré de l'entreprise qui constitue donc le seul et
unique critère de l'acte anormal de gestion.
b) La dimension subjective de des agissements
Pour l'acte anormal de gestion soit constitué, il faut
que la violation de l'intérêt social ait été
délibérée. Cet élément intentionnel
contraste avec l'apparente objectivité de la notion
d'intérêt social qui ne semble se préoccuper que de
l'aspect économique de l'acte. Or, l'exigence d'une démarche
volontaire du chef d'entreprise est malgré tout nécessaire
puisqu'elle permet de différencier la théorie de l'acte anormal
de gestion de la notion voisine d'erreur de gestion.
Encore appelée « mauvaise gestion », l'erreur
de gestion partage pourtant plusieurs points communs avec l'acte anormal de
gestion : tous deux sont des actes de gestion. Tous deux conduisent à un
appauvrissement de l'entreprise. Mais si une erreur de gestion est toujours
involontaire, un acte anormal de gestion ne peut résulter que d'un choix
visant à privilégier un intérêt autre que celui de
l'entreprise. En effet, l'auteur d'une erreur de gestion a eu pour objectif la
préservation de l'intérêt social mais le chemin pris pour y
parvenir était erroné. Contrairement à lui, l'auteur de
l'acte anormal de gestion savait que l'acte pris aurait ou aura pour
conséquence un appauvrissement de l'entreprise1.
Il s'agit ici d'une véritable prise en compte de la
mauvaise foi de l'auteur de l'acte qui apporte une dimension subjective
à l'utilisation de la notion d'intérêt social. Pour autant,
cet élément intentionnel ne doit pas être entendu de la
même façon qu'en droit pénal et doit davantage être
rapprochée de la notion civiliste de « cause subjective
»2 plutôt que d'une intention frauduleuse.
2) La contrariété à
l'intérêt social : élément matériel du
délit d'abus de bien social
1 GERSCHEL (C.), le principe de non-immixtion en droit des
affaires, PA.1995, n° 104, p. 8 : « il y a acte de gestion anormal
lorsque le dirigeant de l'entreprise, au moment où il réalise
l'acte, sait ou devrait savoir qu'il s'en suivra un appauvrissement de son
entreprise, qu'il pourrait éviter en ne prenant pas l'acte ».
2 SCHAPIRA (J.), L'intérêt social et le
fonctionnement de la société anonyme, RTDCom.1971, p. 970 :
« en réalité, l'intérêt social est un
instrument souple et pratique utilisé en jurisprudence en vue d'une
certaine police des sociétés. L'institution qu'elle nous rappelle
le plus est celle de la « cause » dans les contrats »
a) Agissement délibérément contraire
à l'intérêt social : l'un des critères
Tout comme pour la théorie de l'acte anormal de
gestion, la notion d'intérêt social est au centre du délit
d'abus de bien social. Mais contrairement au principe fiscal, le code de
commerce fait clairement référence à
l'intérêt social, non pas comme un outil de mesure mais comme un
des critères déterminants du délit1. Au regard
de cette définition, la notion d'intérêt social s'impose
donc comme l'élément matériel de l'infraction (un usage
abusif des biens de la société qui a porté atteinte
à l'intérêt social), complété par un
élément intentionnel (un abus réalisé
intentionnellement, à des fins personnelles).
Plusieurs éléments recoupent ceux de la
théorie de l'acte anormal de gestion. Tout d'abord, l'abus de bien
social est un usage abusif des dirigeants sociaux. Il s'agit ici de
l'élément matériel du délit qui implique qu'il soit
commis par les organes dirigeants limitativement énumérés.
Ce critère n'est pas officiellement requis pour l'acte anormal de
gestion mais l'acte litigieux est presque toujours pris par le chef
d'entreprise. Par ailleurs, l'abus de bien social et l'acte anormal de gestion
intéressent tout deux le droit des sociétés en
sanctionnant le comportement portant atteinte à l'intérêt
de celle-ci.
Pourtant, malgré ces similitudes certaines, les deux
notions souffrent de différences notoires principalement dues à
la définition elliptique de l'acte anormal de gestion.
b) Le domaine limité de l'abus de bien social
A la différence de la théorie fiscale,
l'utilisation des biens de la société doit être entendue de
manière extensive puisqu'elle englobe toute action portant atteinte au
patrimoine social2. Parmi ces agissements, il faut comprendre le
simple usage abusif3, l'omission accompagnée d'une
participation personnelle du dirigeant4 ou la
rémunération abusive du dirigeant5. L'acte anormal de
gestion ne retient pas ce critère de l'usage pour une raison simple : la
théorie sanctionne des déclarations comptables visant à
déduire des actes contraires à l'intérêt social et
non pas de simples comportements.
1 En effet, les articles L. 241-3 à 242-6
C.com. définissent l'abus de bien
social comme étant le fait pour « le président, les
administrateurs ou les directeurs généraux de la
société de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit
de la société, un usage qu'ils savent contraire à
l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour
favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont
intéressés directement ou indirectement ».
2 LEPAGE (A.), MAISTRE du CHAMBON (P.) et SALOMON (R.), Droit
pénal des affaires, LITEC, 2008, p. 282
3 Crim. 11 janvier 1968 ; Bull. Crim. 1968, n° 11
4 Crim. 7 septembre 2005
5 Crim. 25 novembre 1975, Bull. Crim. n° 257
Ensuite, un second critère dégagé par la
définition de l'abus de bien social témoigne de la
différence de domaine d'application entre les deux notions, celui de la
mauvaise foi. Le dirigeant social doit avoir eu conscience de commettre un
délit en agissant à l'encontre des intérêts de la
société. Cet élément intentionnel fait l'objet
d'une présomption simple contre le dirigeant social du seul fait de sa
qualité1. Cette exigence n'est pas suffisante pour
caractériser le délit, il faut au surplus que l'acte contraire
à l'intérêt social ait été
réalisé « à des fins personnels », le
dirigeant s'étant enrichi directement ou indirectement au
détriment de la société. Si la théorie de l'acte
anormal de gestion exige un élément intentionnel2,
elle ne précise pas que ces agissements doivent avoir été
réalisés à des fins personnelles. Une fois encore, la
notion d'abus de bien social s'avère particulièrement
étroite.
Ces différences témoignent déjà de
divergences entre l'acte anormal de gestion et l'abus de bien social. Elles ne
permettent pas pour autant de conclure à une irrémédiable
dissension entre les deux notions. L'étude de leur mécanisme
respectif met en lumière leur subtilité respective.
II. Les mécanismes de l'acte anormal de gestion
à la lumière de
l'abus de bien social
Les mécanismes de la théorie de l'acte anormal
de gestion répondent donc à des exigences moins importantes que
pour l'abus de bien social qui implique la réunion de plusieurs
critères. Pour autant, ces nuances n'aboutissent pas à une
contrariété entre ces deux notions. Toutes deux sanctionnent les
atteintes à l'intérêt social (A.) aboutissant à une
perte financière (B.).
A. Une atteinte à l'intérêt social
1) Les objectifs de l'atteinte à
l'intérêt social
a) Acte anormal de gestion : des objectifs variés
Un chef d'entreprise qui a recours à un acte anormal de
gestion peut avoir trois types de desseins. Le premier est assez rare, il
s'agit de l'objectif fiscal. Dans cette hypothèse le chef d'entreprise
porte atteinte à l'intérêt social pour des raisons
d'opportunité fiscale. Le problème n'est pas la
réalité de l'acte mais sa déduction du
bénéfice brut. Il peut s'agir de la recherche d'un transfert
de
1 LEPAGE (A.), MAISTRE du CHAMBON (P.) et SALOMON (R.), Droit
pénal des affaires, LITEC, 2008, p. 289 : « Comme souvent en
droit pénal des affaires, la qualité de dirigeant social postule
la mauvaise foi »
2 Le chef d'entreprise doit avoir eu conscience d'agir contre
l'intérêt social. Ceci permet de différencier acte anormal
de gestion et erreur de gestion.
bénéfice1, de la recherche d'un
bénéfice fiscal plus favorable2 ou d'une
volonté d'obtenir une exonération de plus-values3.
La deuxième finalité du chef d'entreprise est
beaucoup plus fréquente et protéiforme. Ce sont les objectifs
visant à privilégier un intérêt autre que
l'intérêt social. Notons à titre liminaire que le seul fait
d'agir pour le compte d'un tiers n'est pas en soit suffisant puisque un acte
peut concilier l'intérêt de l'entreprise avec un autre
intérêt. Il peut s'agir de l'intérêt personnel d'un
dirigeant social qui déduit du bénéfice le coût des
travaux de son appartement4, de l'intérêt d'un
associé, de l'intérêt d'un tiers par rapport à
l'entreprise qui bénéficie d'un prêt sans
intérêt dont le montant est là encore déduit du
bénéfice imposable5. Enfin, l'intérêt
poursuivi peut être « moral » comme le fait de prendre en
charge spontanément l'hébergement d'associés ayant subi
une fraude des dirigeants6.
Une dernière hypothèse doit être
évoquée : celle de l'incompétence ou l'insouciance de
l'auteur de l'acte qui néglige délibérément
l'intérêt de la société. Citons l'exemple de
l'expert-comptable qui déposait tous les ans les déclarations
fiscales de ses clients en retard et qui s'engageait à prendre en charge
les pénalités de retard qui en découlaient. Il
déduisait ensuite ces pénalités de son
bénéfice. Mais lasse de ces méthodes, l'administration
fiscale refusa de les déduire du bénéfice car ne «
résultant pas de l'exercice normale de la profession
»7. La frontière avec l'erreur de droit est mince
mais « l'entêtement coupable »8 de l'auteur
constitue une piste de différenciation.
b) Abus de bien social : une atteinte nécessairement
commise à des fins personnelles
Contrairement la théorie de l'acte anormal de gestion,
la définition de l'abus de bien social exige la preuve d'un usage abusif
des biens à des fins personnelles9. Cette précision
enferme donc le délit dans l'hypothèse d'une atteinte à
l'intérêt social au profit exclusif, direct ou indirect des
dirigeants. Ce dol spécial qui rend plus difficile la constitution du
délit, illustre également
1 CE 17 juin 1992, req. n° 74882
2 CE 24 février 1978, req. n° 2372
3 CE 19 novembre 1984, req. n° 35491
4 CE 4 décembre 1981, req. n° 19133
5 CE 7 janvier 1976, req. n° 94314 : une avance sans
intérêt avait été consentie au père des
associés
6 CE 14 avril 1976, req. n° 92197
7 CE 27 février 1991, req. n° 66971 ; concl. FOUQUET,
RJF 1991, n° 4, p. 264
8 COZIAN (M.), Les grands principes de la fiscalité
des entreprises, LITEC, 1999, 4ème éd., p. 105
9 Le code de commerce précise : « (...) à des
fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou
entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou
indirectement »
l'extrême précision de la définition de
l'abus de bien social qui contraste avec le flou entourant la théorie de
l'acte anormal de gestion. Afin d'adoucir la rudesse de cette exigence, la
jurisprudence n'hésite pas à présumer l'utilisation
à des fins personnelles notamment dans le cas de
prélèvements occultes d'un dirigeant1, la charge de la
preuve étant ainsi renversée.
De manière générale,
l'intérêt personnel renvoie à la recherche d'un
enrichissement matériel, mais pas seulement. Il peut également
s'agir d'un intérêt moral absent de la théorie de l'acte
anormal de gestion : la recherche d'une notoriété2 ou
d'un confort personnel3, la préservation de la
réputation familiale 4 ou de relations personnelles
d'amitié5.
Cette compréhension de l'intérêt personnel
qui s'avère être finalement très large se distingue de
l'acte anormal de gestion qui ne s'intéresse qu'à l'intention de
l'auteur de l'acte et non à ses projets. Cette différence
s'explique en partie par la conception strictement économique du droit
fiscal des affaires.
2) Les techniques employées
a) Acte anormal de gestion : omission ou commission
L'acte anormal de gestion se scinde en deux catégories
: d'une part la renonciation à un profit (abstention), d'autre part
l'intégration de charges étrangères à
l'intérêt de l'entreprise (acte positif). Dans les deux cas,
l'acte peut avoir été réalisé pour le compte d'un
tiers ou pour le compte d'un membre de la société. Nous ne nous
intéresserons qu'aux actes réalisées au profit des membres
de la société pour deux raisons principales : d'une part, la
notion de « tiers » revêt une acceptation particulière
en droit fiscal, point qui sera développé en deuxième
partie. D'autre part, cette démarche favorisera la comparaison avec la
notion d'abus de bien social qui se concentre exclusivement sur les agissements
commis au profit des dirigeants.
La renonciation à un profit constitue une abstention
anormale qui nuit à l'entreprise, malgré l'évolution de la
notion d'intérêt social qui ne renvoie plus uniquement à la
recherche de profit. La renonciation prend la forme d'une vente par la
société d'un bien pour un prix inférieur à sa
valeur vénale6, d'un loyer insuffisant7 ou d'une
avance sans intérêt. Les charges étrangères à
l'intérêt de
1 Crim. 11 janvier 1996
2 Crim. 20 mars 1997, Rev. Sociétés 1997, p. 581,
note Bouloc
3 Crim. 26 juin 1978, JCP.1978.273 : le fait de faire
rémunérer par la société le personnel de maison
4 Crim. 3 mai 1967, Bull. Crim., n° 148
5 Crim. 19 juin 1978, Bull. Crim., n° 202
6 Exemple : CE 24 juin 1994, n° 128420
7 CE 25 novembre 1981, n° 11383
l'entreprise quant à elles renvoient au paiement par la
société d'un loyer excessif pour la location consentie par l'un
de ses membres mais également à l'entretien du train de vie du
dirigeant.
Ces hypothèses, lorsqu'elles sont commises par des
dirigeants sociaux sont toujours des abus de bien social et peuvent faire
l'objet de poursuites pénales.
b) Abus de bien social : l'atteinte est davantage morale
Traditionnellement, les abus commis par les dirigeants sont
regroupés en trois catégories : d'une part, les dirigeants
possédant un compte d'associés débiteur. D'autre part les
dirigeants touchant une rémunération excessive. Enfin, les
dirigeants opérant une confusion entre leur patrimoine et celui de la
société. Si la première hypothèse renvoie à
des agissements particuliers, la rémunération excessive est
également un acte anormal de gestion par détermination de la loi
(art. 39-1-1° CGI).
De façon moins catégorique, les usages abusifs
renvoient à des situations diverses et entendue de façon
extensive. En effet, contrairement à l'acte anormal de gestion, la
simple utilisation lorsqu'elle est abusive peut constituer le
délit1. Or, la théorie fiscale ne s'intéresse
pas aux simples agissements et ne se préoccupe que des actes ayant une
répercussion fiscale. Cette différence, a priori mineure,
illustre parfaitement l'une des grandes divergences de conception entre droit
fiscal et droit pénal. A travers l'abus de bien social, les juges
pénaux ne se préoccupent pas seulement de l'appauvrissement de la
société mais contrôlent et sanctionnent les agissements
délictueux des auteurs, peu importe les retombées
financières.
B. Une perte financière consécutive
à cette atteinte
1) L'admission commune de la notion de « risques
» pour la sociétéa) L'admission par le
droit fiscal
Depuis l'arrêt « Loiseau »2,
l'administration fiscale considère que l'acte faisant courir un «
risque manifestement excessif » pour la société
relève d'une gestion anormale. Cette position peut apparaitre
étrange puisque toute gestion n'est pas sans risque, pourtant
l'administration fiscale entend par là contrôler les gestions
cavalières de certains dirigeants, qui font ainsi peser une incertitude
sur les finances publiques.
1 Exemple : l'utilisation excessive d'un
hélicoptère appartenant à la société
2 CE 17 octobre 1990, cf. supra
Dans cette espèce, M. Loiseau s'était
engagé à indemniser les pertes subies par les clients dont il
gérait le portefeuille. Le contexte était particulier : d'une
part, l'auteur de l'acte pensait agir conformément à
l'intérêt social et d'autre part, cet acte pouvait être vu
comme un moyen de fidéliser la clientèle. Pour autant, la
disproportion de cet engagement constituait à long terme un risque vital
pour la société. Les juges décidèrent donc
d'élargir la notion d'acte anormal de gestion et estimèrent que
l'intéressé avait « excédé manifestement
les risques qu'un chef d'entreprise peut être conduit à prendre
pour améliorer le résultat de son exploitation ».
Cet arrêt étend considérablement la notion
d'acte anormal de gestion pour trois raisons principales : tout d'abord, l'acte
anormal de gestion peut être constitué même sans intention
d'agir contrairement à l'intérêt social.
L'élément intentionnel n'est plus un critère
déterminant. Ensuite, l'appauvrissement de la société ne
peut être qu'hypothétique. Enfin, cet arrêt étend
considérablement le domaine de l'acte anormal de gestion,
empiétant ainsi sur la notion d'erreur de gestion.
b) L'admission par le droit pénal
L'admission de la notion de risque par le droit pénal
est ancienne. En effet, si le code de commerce ne précise nullement que
la perte financière constitue une des conditions constitutives du
délit, c'est que seule l'atteinte à l'intérêt social
préoccupe le juge pénal, peu importe qu'elle ait donné
lieu à des pertes financières ou non. L'aspect économique
est secondaire et le délit (qui dérive de l'abus de confiance)
est avant tout moral : la loi sanctionne des dirigeants malhonnêtes.
Cette position a été officialisée par un
arrêt en date de 19551 qui considère comme
répréhensible « tout acte qui fait courir un risque
anormal au patrimoine social ». Afin de déterminer de
manière pertinente la notion de risques, il est fait usage de deux
outils : d'un côté le préjudice pouvant résulter de
l'usage du bien et de l'autre, l'avantage susceptible d'être
dégagé par la société2.
La notion de « risques » conduit à une
conclusion similaire pour l'acte anormal de gestion et pour l'abus de bien
social. Pourtant, les raisonnements qui fondent cette acceptation sont
rigoureusement différents et illustrent les divergences fondamentales
sur la question financière entre droit fiscal et droit pénal.
1 Crim. 10 mai 1955, Bull. Crim. n° 234
2 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires,
DALLOZ, 6ème éd., p. 372
2) La perception différente de la perte
financière
a) Acte anormal de gestion : le rôle déterminant
du critère de la perte financière
La principale conséquence qui découle d'un acte
anormal de gestion est la perte financière subie par l'entreprise.
Au-delà d'un simple constat incident, cette perte financière
injustifiée constitue le critère déclencheur de
l'application de la théorie. Afin de mieux appréhender son
rôle, il convient de se référer aux objectifs mêmes
de la théorie de l'acte anormal de gestion. Son but est en effet de
corriger un manque à gagner subi par l'entreprise et donc, indirectement
par l'administration fiscale. Et c'est en raison de cette atteinte
(économique) au patrimoine social, que la théorie de l'acte
anormal de gestion est appliquée1. Même dans le cas de
« risque », l'atteinte économique est déjà
certaine.
Dès lors, la théorie revêt une dimension
presque exclusivement économique contrairement à l'abus de bien
social qui met l'accent sur l'aspect moral du délit. La perte
financière dont souffre l'entreprise en raison de l'acte anormal ne fait
l'objet d'une répression fiscale que parce qu'il porte indirectement
atteinte aux finances publiques. Le rôle central de la perte
financière n'est pas perçu de la même manière pour
l'abus de bien social, dans laquelle elle apparait presque secondaire.
b) Abus de bien social : le rôle incident de la perte
financière Concernant le délit d'abus de bien social,
l'impact financier des agissements n'est pas le déclencheur de la
répression mais davantage la preuve de l'atteinte à
l'intérêt social. La récupération de la perte
financière n'est pas une fin mais un moyen de prouver l'abus de bien
social. En effet, afin de constater l'atteinte à l'intérêt
social, le juge pénal ne se contente pas de rechercher une atteinte
seulement économique, il tient également compte de
l'enrichissement personnel du dirigeant au détriment de la
société. Le dol spécial interdit donc de ne se fier qu'aux
pertes financières de la société pour condamner le
dirigeant2.
Dès lors, le préjudice matériel de la
société est davantage un indice de l'atteinte qu'un
critère
constitutif. De plus et comme nous l'avons
précédemment précisé, l'atteinte à
l'intérêt social peut
également être
morale3. Cet aspect moral imprègne la matière
pénale et conduit à élargir la
1 GOUYET (R.), La théorie de l'acte anormal de
gestion, PA.2000, n° 225, p. 4 : « Ainsi, ce sont
essentiellement des intérêts financiers et surtout
économiques de l'entreprise qui sont les vraies composantes de la
normalité fiscale ».
2 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires,
DALLOZ, 6ème éd., p. 376 : l'auteur y voit un
rapprochement avec l'abus de confiance ce qui n'est guère
étonnant puisque l'abus de bien social découle directement de
l'abus de confiance.
3 LEPAGE (A.), MAISTRE du CHAMBON (P.) et SALOMON (R.), Droit
pénal des affaires, LITEC, 2008, p. 290
compréhension de la notion d'intérêt social
par rapport au droit fiscal qui n'y voit qu'une perte financière.
L'intérêt social apparait malgré tout au
coeur de toutes les préoccupations. Pour autant, la notion souffre d'une
image controversée qui la fragilise et conduit à s'interroger sur
son utilisation.
Section 2 : Le caractère central et
controversé de l'intérêt social
« La notion d'intérêt social est un
procédé d'équité modératrice à la
disposition du juge ». Cette phrase de M. Sousi1
témoigne du rôle central dont jouit la notion
d'intérêt social. Pourtant, si son utilisation est
récurrente en droit des affaires, l'intérêt social est
l'une des notions les plus mal définies et les plus sujettes à
controverses. A travers l'étude de la théorie de l'acte anormal
de gestion et du délit d'abus de bien social, il n'est pas
étonnant de constater que l'intérêt social reçoit
une compréhension différente (I.). Ces querelles quant à
son interprétation conduisent certains auteurs à s'interroger sur
la pertinence de son utilisation (II.).
I. La compréhension de l'intérêt
social
La définition de l'intérêt social a
toujours fait l'objet de controverses, questionnements et débats
doctrinaux, tant en droit fiscal qu'en droit pénal des affaires (A.).
Paradoxalement, cette même notion se situe au coeur de la théorie
de l'acte anormal de gestion et de l'abus de bien social ce qui conduit
à nous interroger sur la solidité de ce socle commun (B.).
A. L'impossible définition de l'intérêt
social
1) Une notion sujette à
controverses
a) Les controverses quant à la nature de
l'intérêt social
Malgré son rôle majeur en droit des
sociétés, les tentatives visant à cerner la notion
d'intérêt social sont récentes2. Classiquement,
le monde du droit des sociétés voit s'affronter deux
thèses concernant la nature de l'intérêt social, chacune
défend sa vision de la notion de société. La
première conception suggère que la société repose
sur un contrat entre ses membres. S'appuyant sur l'article 1833
C.Civ.3, cette théorie « société-contrat
» met en évidence l'intérêt des associés qui se
confondrait nécessairement avec l'intérêt de la
société. En effet, la société est
créée par les associés qui entendent ainsi, à
travers elle, satisfaire leur intérêt commun (partager les
bénéfices et profiter des économies). De ce fait, veiller
à la protection de leurs intérêts revient à
protéger la société. Pourtant, si cette théorie fut
dominante au début du XXème siècle, elle est
1 SOUSI (G.), « Intérêt de groupe et
intérêt social », JCP.1975.11816, p. 10
2 MEDINA (A.), Abus de biens sociaux : prévention,
détection, poursuite, DALLOZ, 2001, p. 80
3 Art. 1833 C.Civ. : « Toute société doit
avoir un objet licite et être constituée dans
l'intérêt commun des associés »
apparue trop rigide aux yeux de certains en ce qu'elle refuse
de considérer la société comme autre chose qu'un simple
contrat1.
Une autre conception est peu à peu apparue : celle de
la « société-institution ». Principalement
développée par MM. Champaud et Paillusseau dans les années
1960, elle dissocie l'intérêt commun des associés de
l'intérêt social. Pour ces auteurs, l'intérêt social
est autonome et propre à la personne morale qui devient une
véritable institution.
Si cette dernière conception l'a longtemps
emportée, nous assistons aujourd'hui à l'émergence d'une
troisième théorie, mixte, qui décide de tenir compte de
l'aspect protéiforme de l'intérêt social. Pour ces auteurs,
dont M. Mestre est le chef de file, le caractère ambivalent de la notion
empêche l'établissement d'une définition unitaire.
Dès lors, l'intérêt social doit être vu comme une
combinaison d'intérêts, un outil avec suffisamment de souplesse
pour permettre une utilisation efficace dans différents domaines.
Finalement, cette dernière conception admet
l'impossibilité d'une définition de l'intérêt social
et se contente de l'utiliser plutôt que d'essayer de la
définir2, d'où les nombreuses critiques quant à
sa pertinence.
b) Les critiques quant à la pertinence de
l'intérêt social
Si les tentatives de définition de
l'intérêt social émanent d'auteurs commercialistes, les
critiques quant à la pertinence de cette même notion sont
principalement soulevées par des fiscalistes, tant est si bien que le
recours à la notion d'intérêt social pour l'abus de bien
social n'est pratiquement pas contestée sur ce point.
Concernant l'acte anormal de gestion, les auteurs reprochent
à l'administration fiscale son utilisation systématique de la
notion d'intérêt social, qui certes apporte une solution à
l'anormalité de gestion mais ne la définit nullement. Or, cette
absence de définition de l'anormalité est regrettable à
deux égards : elle rend lacunaire la théorie de l'acte anormal de
gestion et elle créée une grave insécurité
juridique3 pour l'entreprise.
1 DUCOULOUX-FAVARD (Cl.), sous TGI Mulhouse, 25 mars 1983,
D.1984, p. 285 : « l'intérêt social est
étrangère ; son pays natal est l'Allemagne. C'est une notion qui
ne pouvait voir le jour parmi les juristes trop convaincus que la
société est un contrat ».
2 COZIAN (M.), VIANDIER (A.) et DEBOISSY (F.), Droit des
sociétés, LITEC, 2006, 19ème éd.,
673 p. : l'intérêt social est vu comme « un impératif
de conduite, une règle déontologique, voire morale ».
3 COLLET (M.), Contrôle des actes anormaux de gestion :
pour un retour à l'anormal, Dr. Fisc. 2003, n° 14, p. 536 :
« Si les effets juridiques qui lui sont attachés sont claires
(...), son identification renferme une part d'aléa ».
Le critère de l'intérêt de l'entreprise
apparait donc très contesté tant sur le plan théorie que
sur le plan pratique. De plus, la dimension subjective de l'utilisation de
l'intérêt social contrevient à l'habituelle
objectivité de l'administration fiscale qui se retrouve obligée
de statuer « au cas par cas ».
C'est au milieu de ces controverses que la notion
d'intérêt social n'a cessé d'évoluer au sein de
l'acte anormal de gestion et de l'abus de bien social.
2) Une notion en constante
évolution
a) Les évolutions en droit pénal
Si le juge pénal ne conteste pas l'utilisation de
l'intérêt social, il tente malgré tout de faire
évoluer
la notion. Les juges ont ainsi essayé de confondre
intérêt social et objet social. L'objet social qui
peut être défini comme « l'ensemble des
activités déterminées par le pacte social, que la
sociétépeut exercer »1 est
pourtant très différent de l'intérêt social
puisqu'elle est dénuée de dimension
morale et ne prend comme référence que la
volonté des associés matérialisée par les
statuts2. Ainsi, un acte conforme à l'objet social peut
être contraire à l'intérêt social3.
De la même manière, s'inspirant de la
théorie « société-contrat », certains juges ont
tenté de confondre l'intérêt de la société
avec l'intérêt des actionnaires ou associés. Cette position
est bien évidemment erronée puisque la seule victime de l'abus de
bien social est la société et non les actionnaires ou
associés4.
En définitive, l'atteinte à
l'intérêt social dans le cadre de l'abus de bien social est une
question de faits relevant de l'appréciation souveraine des juges du
fond. En l'absence de textes et de définition précise, la Cour de
cassation se contente de vérifier la réunion des
éléments constitutifs du délit, laissant aux juges des
Cours d'appel le soin d'apprécier l'atteinte à
l'intérêt social5. Ce désintérêt
pour la notion contraste avec les réactions virulentes de certains
auteurs fiscalistes qui souhaitent tout simplement cesser d'utiliser la notion
d'intérêt social.
1 CHAPUT (R.), De l'objet des sociétés
commerciales, Thèse, Clermont, 1973, p. 35
2 A noter que le projet de loi du sénateur Lesaché
de 1932 faisait référence à l'objet social.
3 Pour illustration, l'octroi de rémunérations qui
est conforme à l'objet social mais contraire à
l'intérêt social lorsqu'elles sont excessive (CA Angers, 17
janvier 1991)
4 Citons simplement l'exemple de l'EURL qui est concernée
par le délit d'abus de bien social alors même qu'elle ne compte
qu'un seul associé
5 Une formule de la Cour de cassation est récurrente :
« Attendu que les énonciations de l'arrêt attaqué
mettent la Cour de cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel, par
ces motifs exempts d'insuffisance ou de contradiction et répondant aux
articulations essentielles des conclusions dont elle est saisie, a
caractérisé en tous ses éléments constitutifs tant
matériels qu'intentionnels, le délit d'abus de biens sociaux dont
elle a déclaré le prévenu coupable ».
b) Les évolutions en droit fiscal
Le caractère aléatoire de l'intérêt
social a conduit à de nombreuses évolutions jurisprudentielles,
certes en élargissant le champ d'application de l'acte anormal de
gestion mais au prix d'une incohérence théorique.
Cette évolution peut se résumer en trois
étapes : dans un premier temps, la jurisprudence refusait d'admettre que
l'intérêt social puisse se confondre avec l'intérêt
d'un tiers, l'intérêt de l'exploitation était exclusif.
Puis, en 1992, elle est revenue sur cette position en admettant que
l'intérêt d'un tiers puisse être également conforme
à l'intérêt de l'entreprise1. Dès lors,
les juges ont eu pour mission de veiller à ce que la contrepartie
accordée au tiers n'excède pas celle accordée à
l'exploitation. Enfin, la jurisprudence du Conseil d'État relative aux
groupes de société est venue rompre cet élargissement
apparent : l'appartenance à un même groupe ne suffit pas à
caractériser l'intérêt social2. Ainsi, un
abandon de créance doit apporter une contrepartie à la
société qui le consent sans qu'elle puisse se cacher
derrière l'identité du bénéficiaire3.
Face à ces constats, de nombreuses voix
s'élèvent pour substituer à la notion
d'intérêt social celles d'usage et
d'égalité4. Cependant, si cette solution a le
mérite de fonder la normalité sur un socle moins mobile, elle
élude un peu trop facilement l'élément intentionnel de
l'auteur de l'acte.
B. Une utilisation partiale de l'intérêt
social
1) L'utilisation orientée d'une notion
large
a) Les deux orientations divergentes données par le
droit fiscal et le droit pénal
La notion d'intérêt social est la
véritable matrice commune de l'acte anormal de gestion et de l'abus de
bien social. Pourtant, elle est entendue différemment suivant qu'elle
est utilisée par un juge fiscal ou un juge pénal. Pour le juge
fiscal, l'intérêt social est nécessairement
économique et il se matérialise par une perte financière.
Peu lui importe que l'acte soit illicite comme nous le verrons en seconde
partie. Il n'entend pas porter de jugement moral. Pour le juge pénal en
revanche, l'intérêt social est beaucoup plus large et vise aussi
bien l'atteinte patrimoniale que l'atteinte morale à
l'intérêt de la société.
1 CE, Musel SBP et Bruner, 10 juillet 1992,
req. n° 110213 et n° 110214
2 Cf. infra sur l'intérêt de groupe p. 46
et s.
3 CE, SA Rocadis, 26 septembre 2001, req. n°
219.825, Dr. Fisc. 2002, n° 24, comm. 490, concl. BACHELIER
4 SERLOOTEN (P.), Liberté de gestion et droit
fiscal : la réalité et le renouvellement de l'encadrement de la
liberté, Dr. Fisc. 2007, n° 12, p. 11 : « la
référence serait alors constituée par les usages de la
profession ou les usages de contribuables placés dans des situations
comparables »
Ce constat est intéressant à deux égards
: d'une part, il témoigne du caractère protéiforme de la
notion qui possède plusieurs versants. L'intérêt social
n'est pas figé et ne se limite pas seulement à son aspect
économique. Si ceci est le cas pour le droit fiscal c'est uniquement en
raison de la particularité de sa matière. D'autre part, cette
divergence d'orientation met en évidence les conceptions
foncièrement différentes du droit fiscal et du droit pénal
et surtout l'autonomie de la première par rapport à la
seconde.
Pourtant, il est difficile sur le plan théorique de
justifier qu'une seule et même notion soit utilisée de deux
façons différentes dans un même cas. Cette utilisation
partiale d'une seule et même notion qui permet aux juges d'éluder
les éléments de la définition qui ne les satisfont pas,
apparait étonnante d'un point de vue théorique.
b) L'orientation essentiellement morale du droit pénal
Dès l'apparition de la notion d'abus de bien social au
début du XXème siècle, le législateur
n'a pas caché son intention de moraliser le monde des affaires : le
ratio legis de la loi de 1935 était la protection de
l'intérêt social1 contre les abus des dirigeants
sociaux. L'origine essentiellement politique du délit a conduit à
une utilisation de la notion d'intérêt social qui visait à
permettre de sanctionner un comportement considéré comme bien
plus grave que le simple abus de confiance. Pour se convaincre de la dimension
symbolique du délit d'abus de bien social, il suffit de se
référer à une très ancienne jurisprudence, apparue
quelques mois avant le délit d'abus de bien social, qui rend en quelque
sorte « imprescriptible » le délit2. Cette
décision fait débuter le délai de prescription de trois
ans au jour où le délit est découvert et non au jour
où il est commis (comme cela est habituellement prévu par les
articles 7 à 9 CPP)3. Cette position audacieuse des juges
trouve sa justification dans la nature même du délit qui est
souvent clandestin. La volonté de la jurisprudence est claire :
éviter que ne se retrouvent impunis les dirigeants indélicats qui
ont réussi à dissimuler leurs agissements.
Dès lors, l'intérêt social est
volontairement utilisé comme un outil répressif qui permet, non
pas de délimiter le « normal » et « l'anormal »
comme c'est le cas en droit fiscal, mais de caractériser le
délit.
La théorie de l'acte anormal de gestion en particulier
et le droit fiscal en général rejette
clairement cette morale.
Pour comprendre cette différence fondamentale entre l'acte anormal de
1 MEDINA (A.), Abus de biens sociaux : prévention,
détection, poursuite, DALLOZ, 2001, p. 348
2 Crim. 4 janvier 1935, Gaz. Pal. 1935.1, p. 353
3 Cette position contra legem est toutefois à
nuancer puisqu'elle n'est applicable que lorsque le délit a
été dissimulé. Si ce n'est pas le cas, de point de
départ du délai est fixé au jour de la présentation
des comptes annuels.
gestion et l'abus de bien social, il faut se pencher sur la
mission première de l'administration fiscale qui est d'imposer les
entreprises conformément à l'article 14 de la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et non de poursuivre les auteurs de
délits.
Dans les deux cas, l'aspect vaporeux de l'intérêt
social conduit à une insécurité juridique qui contrevient
tout particulièrement à l'exigence de légalité des
peines imposées par le droit pénal et qui nécessite des
remèdes.
2) Propositions et remèdes à
l'insécurité juridique découlant de la notion
a) Le recours aux notions d'usage et d'égalité
pour l'acte anormal de gestion
Nombreux sont les auteurs qui considèrent
l'intérêt social comme inapproprié. En effet, ces
fiscalistes notent que cette notion est un outil insuffisant pour fonder une
théorie aussi majeure que l'acte anormal de gestion1. Les
reproches s'orientent tous vers le caractère incertain de cet outil et
de son « emploi aléatoire » par la jurisprudence.
Presque totalement livrée à l'empirisme, ce qui constitue le
socle de la théorie de l'acte anormal de gestion apparait dangereux pour
la sécurité juridique du contribuable et risque ainsi de mettre
à mal l'équilibre fiscal. Leur souhait est de voir le juge fiscal
utiliser d'autres notions beaucoup moins fluctuantes pour définir
l'anormalité d'une gestion.
Ainsi, ils souhaitent que le juge fiscal reviennent à
la définition originaire de la normalité : «
caractère de ce qui est conforme au type le plus fréquent,
qui se produit selon l'habitude »2. Un acte serait anormal
que s'il est contraire à un « usage de la profession ou d'usage
des contribuables placés dans des situations comparables
»3. L'avantage d'un tel outil de mesure serait de permettre un
examen objectif de la gestion de l'entreprise beaucoup plus respectueuse de
l'équité fiscale et loin de toute considération morale.
Toutefois, l'absence de base légale ou jurisprudentielle nourrit une
part d'aléa qui laisse une porte ouverte aux dérives
généralisées des dirigeants4.
1 COLLET (M.), Contrôle des actes anormaux de
gestion : pour un retour à l'anormal, Dr. Fisc. 2003, n° 14,
p. 538 : « Affirmer que l'acte anormal de gestion est l'acte contraire
à l'intérêt de l'entreprise n'est pas suffisant. La mise en
oeuvre du critère de l'intérêt de l'exploitation oblige le
juge à envisager de multiples combinaisons d'intérêts, et
s'avèrent donc beaucoup plus ardue qu'il n'y paraît de prime abord
».
2 Le Robert, dictionnaire de la langue française, 2008
3 COLLET (M.), Contrôle des actes anormaux de gestion :
pour un retour à l'anormal, Dr. Fisc. 2003, n° 14, p. 538
4 Par exemple, si un usage contraire à
l'intérêt social venait à se généraliser
parmi les chefs d'entreprise, ce comportement ne pourrait être
sanctionné alors même qu'il nuit au Trésor Public.
b) Les propositions législatives en droit pénal
des affaires
Aujourd'hui, la charge émotionnelle des années
1930 est retombée et la réponse répressive qu'est l'abus
de bien social apparait excessive aux yeux de certains acteurs1. La
réforme de l'abus de bien social est limitée puisque l'article 22
de la Convention de Mérida (Convention des Nations Unies contre la
corruption) oblige en effet la France à sanctionner un tel
comportement2. Une réforme de l'abus de bien social notamment
s'agissant du critère de la contrariété à
l'intérêt social apparait délicate, si ce n'est impossible.
Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler que diverses commissions
chargées de réformer le droit pénal des affaires n'ont
guère pu modifier un quelconque élément matériel du
délit d'abus de bien social.
Très récemment, l'ancienne garde des Sceaux, Mme
Rachida Dati, a confié à une commission le soin « de
limiter le risque pénal des entreprises et d'envisager des modes de
régulation plus adaptés à la vie économique
»3. A l'issue de leurs travaux, la doctrine a pu constater
qu'aucun élément matériel de l'abus de bien social ne fut
modifié et qu'au contraire, cette incrimination fut
considérée comme le noyau dur du droit pénal des affaires
français. Toutefois, deux remises en cause ont été mises
en relief, l'une concernant le délai de prescription, le rapport
précise : « Si la justice veut être à la hauteur
de ses valeurs et de son propre concept, il lui faut trouver un principe global
et modéré, qui consacre des délais plus longs, mais
insusceptibles de variation aux cas d'espèce »4.
L'autre bémol concerne la notion d'intérêt social, le
rapport se positionne contre l'extension continue du délit d'abus de
bien social due au caractère nécessairement subjectif de «
l'intérêt social »5.
Premier président honoraire de la Cour d'appel de
Paris, Jean-Marie Coulon n'a pas permis de mettre fin au délit d'abus de
bien social et s'est montré beaucoup plus timoré que son
prédécesseur, le député Marini, chargé de
moderniser le droit des sociétés en 19966.
1 Tels que Mme Annie Médina qui s'est exprimé
lors du colloque sur l'abus de biens sociaux, organisé en 2003 : «
La notion d'usage contraire à l'intérêt social est trop
floue et n'a pas sa place dans un texte pénal ».
2 Article 22 : « Chaque État Partie envisage
d'adopter les mesures législatives et autres nécessaires pour
conférer le caractère d'infraction pénale, lorsque l'acte
a été commis intentionnellement dans le cadre d'activités
économiques, financières ou commerciales, à la
soustraction par une personne qui dirige une entité du secteur
privé ou travaille pour une telle entité, en quelque
qualité que ce soit, de tous biens, de tous fonds ou valeurs
privés ou de toute autre chose de valeur qui lui ont été
remis à raison de ses fonctions ».
3 Rapport de la Commission Coulon, Documentation
Française, 2008, p. 2
4 Cf. Infra, p. 83
5 Rapport Coulon, 2008, Documentation Française, p. 39
: « Toujours selon certains, la notion d'« intérêt
social » ne peut être définie in abstracto, et est à
rapprocher des notions génériques permettant une
appréciation au cas d'espèce par le juge, tel que la notion
d'intérêt de l'enfant, ou la gestion de bon père de
famille.
Cette extension du périmètre de l'abus de biens
sociaux a également été due à la difficulté
de caractériser d'autres comportements, tels que la corruption. Une
modification de cette incrimination pourrait ainsi permettre à l'abus de
biens sociaux de retrouver sa fonction initiale ».
6 Cf. Infra, p. 33
II. Les carences de la notion d'intérêt
social
En dépit des controverses entourant son utilisation,
l'intérêt social est une notion qui continue d'être
appliquée. Pourtant, les critiques doctrinales se fondent sur des
carences biens réelles tant théoriques que pratiques (A.) qui ont
pour conséquences de nuire à la sécurité juridique
des justiciables. La solution alternative de la Corporate Governance
qui considère que l'intérêt des actionnaires transcende
l'intérêt social apparait pertinente à beaucoup d'acteurs
économiques (B.)
A. Les limites de l'utilisation de l'intérêt
social
1) Les limites théoriques
a) Le principe de non-immixtion en droit fiscal des affaires
En donnant la possibilité à l'administration
fiscale d'écarter des décisions de gestion en se fondant sur leur
contrariété à l'intérêt social, les juges ont
entendu doter les services fiscaux d'armes contre les excès. Pourtant,
cette théorie n'est pas un blanc-seing accordé à
l'administration fiscale qui est tenue de ménager un autre grand
principe de la fiscalité des entreprises : le principe de sa
non-immixtion dans la gestion de l'entreprise1.
Pourtant, loin de se sentir limitée par ce principe, la
jurisprudence n'a pas hésité à empiéter sur ce
terrain en admettant qu'un simple risque excessif pour l'entreprise puisse
être considéré comme anormal2. L'audace de cette
position contrevient très clairement au principe de liberté de
gestion du chef d'entreprise et cet empiètement nourrit
l'incohérence générée par le critère de
« l'intérêt de l'entreprise ». En effet, la notion
d'intérêt social s'en trouve élargie et amputée de
l'élément intentionnel qui la distinguait de l'erreur de
gestion.
Le risque, qui était jusqu'alors
considéré comme une erreur de gestion, devient un acte anormal de
gestion. Cette évolution fragilise le principe de liberté de
gestion et rend la théorie de l'acte anormal de gestion instable. L'abus
de bien social connait ce même problème alors même que la
loi impose la légalité des peines pénales.
1 CE, 3 décembre 1975, req. n° 89412 : Dr. Fisc.
1976, comm. p. 467 : l'administration fiscale ne peut pas critiquer une
décision de gestion de l'entreprise.
2 CE 17 octobre 1990 Loiseau, req. n° 83.310,
ANNEXE n° 1
b) Le principe de légalité des délits et
des peines en droit pénal
Selon l'article 111-3 CP : « Nul ne peut être
puni pour un crime ou pour un délit dont les éléments ne
sont pas définis par la loi »1. Cet article a deux
conséquences : d'une part le principe de la
nonrétroactivité des lois pénales plus
sévères et d'autre part, l'interprétation stricte de la
loi pénale qui interdit au juge d'étendre une incrimination
à des faits non prévus par le législateur. Ce dernier
point signifie que la jurisprudence ne peut pas étendre un délit
à des faits ne réunissant par tous les éléments
constitutifs prévus par la loi.
Les éléments constitutifs du délit d'abus
de bien social sont clairement définis par les articles L. 241-3
à 242-6
C.com. Or, les juges se montrent parfois
très laxistes avec l'exigence du dol spécial (le dirigeant doit
en effet abuser des biens de la société « à des
fins personnelles »). Cette bienveillance s'explique aisément
par la volonté de moraliser le monde des affaires mais ne respecte pas
parfaitement l'exigence de légalité des peines. Certains auteurs
s'interrogent finalement sur la pertinence de ce dol spécial qu'ils
jugent « superfétatoire »2.
L'éventuelle disparition du dol spécial aurait pour avantage de
mettre le droit en conformité avec le principe de légalité
des peines mais également de rapprocher l'abus de bien social de l'acte
anormal de gestion qui n'exige pas un tel élément.
Malgré l'incohérence à laquelle l'exigence
d'un tel élément aboutit, les différentes réformes
n'ont pas conduit à son éviction des éléments
constitutifs du délit.
2) Les limites pratiques
a) La notion d'erreur de gestion et l'acte anormal de gestion
L'intégration de la notion de risque dans le domaine de l'acte
anormal de gestion a abouti à élargir le domaine d'application de
la théorie de l'acte anormal de gestion. Étudier à la
lumière de la notion d'intérêt social, ce « transfert
» conduit à deux interrogations : d'une part, que devient
l'élément intentionnel, principal signe distinctif entre l'acte
anormal de gestion et l'erreur de gestion ? D'autre part, est-il permis de
penser que la frontière entre les deux notions est devenue si floue
qu'elle n'est plus pertinente ?
1 Article 111-3 CP : « Nul ne peut être puni pour
un crime ou pour un délit dont les éléments ne sont pas
définis par la loi, ou pour une contravention dont les
éléments ne sont pas définis par le règlement. Nul
ne peut être puni d'une peine qui n'est pas prévue par la loi, si
l'infraction est un crime ou un délit, ou pour le règlement si
l'infraction est une contravention »
2 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires,
DALLOZ, 6ème éd., p. 378 : « L'examen de toutes
ces décisions conduit à s'interroger sur la rationalité de
l'exigence d'un dol spécial pour l'abus de biens sociaux. Tout mobile
étant pris en considération, cela ne revient-il pas en
définitive au caractère superfétatoire du dol
spécial et de ce fait à un rapprochement inattendu avec l'abus de
confiance ».
L'erreur correspond à une écriture comptable
erronée, effectuée de manière involontaire ce qui l'exclut
d'emblée de la catégorie des décisions qui sont
nécessairement volontaires1. Pour différencier les
deux notions, l'administration fiscale examine si l'auteur de l'acte a entendu
agir dans l'intérêt de la société, en d'autres
termes, elle procède à un examen de la « bonne foi » du
chef d'entreprise.
Or, depuis 1990, le risque excessif pris par un chef
d'entreprise est devenu un acte anormal de gestion. Cette évolution est
née du besoin de ne pas laisser s'échapper des pertes
financières mais apparait bancale du point de vue théorique. En
effet, le risque excessif est certes souvent le fruit de la gestion fantaisiste
d'un chef d'entreprise déraisonnable, mais rien ne prouve son intention
d'agir à l'encontre de l'intérêt social. Une fois encore,
la jurisprudence utilise le critère de la contrariété
à l'intérêt sociale de façon cavalière :
l'accompagnant dans un premier temps d'un élément intentionnel,
elle s'accommode depuis 1990 de l'absence de mauvaise foi du chef
d'entreprise.
b) La confusion d'intérêts
Aussi bien dans la théorie de l'acte anormal de gestion
que dans le délit d'abus de bien social, la principale difficulté
réside dans un conflit d'intérêts : intérêt de
la société et intérêt du dirigeant ou des
tiers2. Il s'agit de protéger l'intérêt de la
société face aux intérêts considérés
comme « nécessairement » divergents et nuisibles des autres
membres de l'entreprise ou des tiers.
Cette dissociation entre ces différents
intérêts constitue un postulat dans l'une et l'autre des notions.
Pourtant, elle n'est pas forcément vraie et ne tient pas compte des
« combinaisons » d'intérêts que peuvent constituer
certains actes.
Citons un exemple : un dirigeant peut être amené
à acheter des vêtements de luxe pour lui et son épouse afin
de maintenir un certain « prestige » non pas dans son
intérêt, mais pour celui de la société. Ces achats
pourront être vus comme des actes anormaux de gestion si l'administration
fiscale les juge excessifs. Mais ils pourront également faire l'objet
d'une condamnation pour abus de bien social.
1 DAVID (C.), FOUQUET (O.) et PLAGNET (B.), Les Grands
Arrêts de la Jurisprudence Fiscale, DALLOZ, 2003,
4ème éd., p. 569
2 L'intérêt au profit du dirigeant social est un des
éléments constitutifs du délit d'abus de bien social.
Cette dissociation basée sur la suspicion envers les
dirigeants et actionnaires apparait extrême1 et conduit
à nous interroger sur la possibilité d'une autre issue qui
restaure une certaine confiance : la corporate governance. Le
sénateur Marini, auteur du rapport du même nom écrivait
à ce propos : « (...) l'on peut se demander si
l'intérêt social, censé transcender les
intérêts des actionnaires, n'est pas devenu l'alibi d'un nouveau
despotisme éclairé »2.
B. L'alternative de la « corporate
governance »
1) La définition
a) Réorganisation du pouvoir dans les entreprises :
composante essentielle
La Corporate Governance est habituellement traduite
en français par la « gouvernance d'entreprise » et
désigne une nouvelle forme d'organisation du contrôle et du
pouvoir au sein des entreprises qui met l'accent sur l'implication active des
actionnaires. Le besoin d'un rééquilibrage s'est d'abord fait
sentir dans les pays anglo-saxons dans les années 1990 à la suite
du scandale « ENRON », mettant en scène un conseil
d'administration ayant abusé de son indépendance3. Ces
scandales financiers ont eu pour conséquence non pas d'alourdir le
système répressif mais de réinstaurer une confiance entre
actionnaires et dirigeants sociaux en impliquant les premiers dans le
système décisionnaire et en limitant les frénésies
spéculatives des seconds. A la répression « externe »
(judiciaire), les systèmes anglo-saxons privilégient la
répression « interne » (actionnaires).
Cette réorganisation encourage la transparence et
l'octroi de nouvelles prérogatives aux actionnaires qui sont
chargés de seconder les décisions des dirigeants et non plus
seulement de les contrôler.
Cette nouvelle vision de la direction d'entreprise a
donné lieu à plusieurs « codes de conduite » au
Royaume-Uni notamment4 et à une loi aux Etats-Unis en
20025. Elle a vite été considérée comme
un moyen de sauver l'économie de marché contre l'opacité
du système. La Corporate Governance a commencé à
intéresser les entreprises françaises dès les
années 1990.
1 Il s'agit d'une spécificité française
selon MM. Richard et Miellet : MIELLET (D.) et RICHARD (B.), La dynamique
du gouvernement d'entreprise, 2003, Ed. D'organisation
2 Rapport Marini sur la modernisation du droit des
sociétés, p. 13
3 MIELLET (D.) et RICHARD (B.), La dynamique du
gouvernement d'entreprise, 2003, Ed. D'organisation, p. 3 : selon les
auteurs, le scandale ENRON est en partie du à une « multiplication
des conflits d'intérêt entre les administrateurs et la
société »
4 Code of best practices de Sir Adrian Cadbury en
1992
5 Corporate Accountability Act du 30 juillet 2002, dite
« Loi Sarbannes-Oxley »
b) La Corporate Governance à l'épreuve du
système français
Le modèle français issue de la loi du 24 juillet
1966 se fonde sur une vision institutionnaliste de la société :
cette dernière est une véritable personne qui possède des
intérêts propres, différents de ceux des actionnaires ou
des dirigeants. La jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de
cassation a eu l'occasion de réaffirmer à maintes reprises la
dissociation entre intérêts des actionnaires et
intérêt social1. Seul l'intérêt de la
société importe et le délit d'abus de bien social entend
protéger les intérêts de l'entreprise à l'exclusion
de tout autre. Dès lors, le système « institutionnaliste
» français considère que les intérêts des
actionnaires ne peuvent être contraires aux intérêts des
associés, mais se garde bien de définir clairement quels sont les
intérêts de la société.
Or, la Corporate Governance insiste sur la combinaison
d'intérêts : l'intérêt des actionnaires est le
même que celui de la société qui y ont investi leur argent,
leur temps et leur confiance. Cette conception n'est pas sans rappeler la
théorie de la société-contrat2 que la loi de
1966 est venue remettre en cause. De ce fait, la Corporate Governance entend
privilégier la régulation interne de la société et
écarter l'implication du législateur dans les affaires sociales.
Au lieu de porter plainte pour abus de bien social, les actionnaires sont
invités à intervenir directement dans l'organe
décisionnaire de la société. Le délit deviendrait
en quelque sorte un problème de gestion interne au même titre que
l'acte anormal de gestion.
Cette approche typiquement anglo-saxonne a vite semblé
difficilement applicable aux entreprises françaises, pourtant, des
commissions ont subrepticement amené les débats en pointant du
doigt l'incohérence de l'intérêt social.
2) Le régime à la lumière de
l'acte anormal de gestion et de l'abus de bien social
a) Les percées de la Corporate Governance en France
Deux Commissions se sont penchées sur la modernisation
de la vie des affaires et ont eu
l'occasion de s'intéresser à
la notion d'intérêt social. La première d'entre elles est
la Commission
Viénot I de 1995 : elle admet qu'un rôle actif
doit être donné aux actionnaires mais insiste sur le
1 Crim. 5 novembre 1963, Bull. Crim. n° 307 ; D. 1964, p.
52 : la justification prise de l'accord des actionnaires concernant l'acte
litigieux est inopérante. Application récente : Crim. 22
septembre 2004, Dr. Pén. 2004, comm. 177, obs. J.-H. Robert
2 Cf. Infra, p. 23
fait que leurs intérêts sont différents de
ceux de la société1. Un an plus tard, la Commission
Marini sur la modernisation du droit des sociétés va plus loin.
S'appuyant sur l'obsolescence de la loi de 1966 et de la conception «
société-institution », elle fustige clairement l'utilisation
de la notion d'intérêt social dans la vie des affaires2
et milite pour une réforme sur ce point.
Ces deux rapports n'ont pas abouti à une
réhabilitation de la « société-contrat » et ceci
principalement en raison de l'importance que revêt en France la
répression judiciaire des délits commis par les dirigeants.
Définir l'intérêt de la société par rapport
aux intérêts des actionnaires reviendrait à ignorer les
autres acteurs s'impliquant malgré eux dans la vie de l'entreprise :
administrateurs, salariés, dirigeants et Fisc.
b) Les avantages et les inconvénients d'une
régulation interne de la société
Du point de vue de l'acte anormal de gestion et de l'abus de
bien social, le principal avantage d'une telle conception serait de
définir l'intérêt de la société. La
nécessité d'une définition se fait âprement sentir
tant en droit fiscal qu'en droit pénal et conduit à une
insécurité juridique. De plus, définir
l'intérêt de la société par rapport aux
intérêts des actionnaires aurait pour conséquence
d'assouplir la gestion de la société voire même de diminuer
le contentieux puisque les actionnaires auront un regard sur la prise de
décision.
Les inconvénients de la Corporate Governance sont les
mêmes que ceux reprochés à la conception «
société-contrat » : considérer l'entreprise comme une
succession de contrats est réducteur puisqu'est ignoré le
caractère d'ordre public du délit d'abus de bien social. Par
ailleurs, une réorganisation de la gouvernance n'aboutira pas
nécessairement à la résolution des problèmes
propres à la théorie de l'acte anormal de gestion qui
relève d'une matière totalement
1 Rapport Viénot 1, 1995, Documentation
Française, p. 5 : « L'intérêt social peut ainsi se
définir comme l'intérêt supérieur de la personne
morale elle-même, c'est-à-dire de l'entreprise
considérée comme un agent économique autonome, poursuivant
des fins propres, distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses
salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et
de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt
général commun, qui est d'assurer la prospérité et
la continuité de l'entreprise. Le Comité considère
que l'action des administrateurs doit être inspirée par le seul
souci de l'intérêt de la société concernée.
»
2 Rapport Marini 1996, Documentation Française, p.13 :
« La loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales a
trente ans. Elle privilégie une approche institutionnelle dans laquelle
la société est porteuse d'un intérêt social distinct
de celui des associés. Elle comporte de ce fait une forte proportion de
règles d'ordre public sanctionnées par un arsenal
répressif très développé. Le cadre qui en
résulte est certes garant de la sécurité juridique, mais
il est également particulièrement rigide. Aujourd'hui, les
impératifs de l'ouverture internationale et la nécessité
pour nos entreprises d'évoluer dans un cadre juridique compétitif
appellent à une remise en question de ce modèle afin de laisser
plus de place à la liberté contractuelle. Une telle
démarche apparaît d'autant plus nécessaire que l'on peut se
demander si l'intérêt social, censé transcender les
intérêts des actionnaires, n'est pas devenu l'alibi d'un nouveau "
despotisme éclairé ". »
autonome. Certains ajouteront qu'une telle conception de
l'intérêt social aboutrait à une crainte pour
l'administration fiscale : voir les actionnaires agir contrairement à
l'intérêt du Trésor Public.
« L'administration des sociétés expose
leurs dirigeants à certaines tentations auxquelles la pratique
démontre qu'il n'est pas rare qu'ils succombent »1.
Cette réalité constitue le coeur du problème qui
nécessite d'assainir la gestion des sociétés.
La théorie de l'acte anormal de gestion et le
délit d'abus de bien social sont liés par la recherche d'un
même objectif : la préservation de l'intérêt social
soit pour protéger la société elle-même contre ses
dirigeants, soit pour protéger l'administration fiscale contre les
évasions financières excessives. Véritable socle commun
des deux notions, l'intérêt supérieur de la
société est présent dans les deux définitions et en
constitue un des éléments essentiels. Pour autant, ce point
d'ancrage est fragilisée par la nature protéiforme de
l'intérêt social et par l'absence de définition
précise qui rendent difficile une théorisation de son
utilisation. Les lacunes de cette notion qui constitue l'unique point commun
entre acte anormal de gestion et abus de bien social militent pour une
définition législative de l'intérêt social ou une
substitution de la notion.
Ces lacunes nous conduisent à penser que
l'intérêt social est une base fragile et insatisfaisante. Ces
difficultés se trouvent accentuées par les dissensions propres
aux matières pénale et fiscale qui consomment la rupture entre
acte anormal de gestion et abus de bien social.
1 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires, 2006, Dalloz,
p. 368
2ème partie
L'irrémédiable dissension entre les visions
fiscaliste et
pénaliste de l'intérêt social
L'intérêt social constitue donc le principal
point d'ancrage de la théorie de l'acte anormal de gestion et de l'abus
de bien social. Comme nous avons pu le constater, ce point d'ancrage ne dispose
pas de définition ce qui en fait une notion fragile voire dangereuse
pour la solidité de la théorie de l'acte anormal de gestion et
d'abus de bien social.
Le caractère intrinsèquement fragile et
polymorphe de la notion d'intérêt social (pouvant à la fois
être vu sous un angle « économique » ou sous un angle
« moral ») conduit nécessairement à un risque de
divergences entre acte anormal de gestion et abus de bien social. Ce risque est
en réalité bien concret puisque ces incompréhensions de
départ concernant l'intérêt social sont accentuées
par les dissensions originaires entre les matières fiscale et
pénale.
En raison de l'absence de définition de
l'intérêt social, les principales sources sont jurisprudentielles.
Elles nous montrent que dans une même situation, le juge fiscal et le
juge pénal ne concluront pas à la même solution et ce, en
raison d'une appréciation divergente de l'intérêt que peut
représenter l'acte pour la société. Cette discordance
trouve son origine dans le réalisme du droit fiscal qui contraste avec
le moraliste pénal (Section 1). Mais le domaine où les
différences sont les plus palpables reste la sanction infligée :
là où le juge fiscal tente de corriger une anormalité, le
juge pénal punit un comportement (Section 2).
Section 1 : Une appréciation discordante de
l'intérêt social : le réalisme du droit fiscal face au
moralisme du droit pénal
La protection de l'intérêt social est
fondamentale, tant dans la théorie de l'acte anormal de gestion que dans
le délit d'abus de bien social. Pourtant, cette protection ne recouvre
pas la même réalité suivant qu'elle est vue par le juge
fiscal ou suivant son appréciation par le juge pénal. Les raisons
de cette dissonance sont à rechercher au-delà des simples notions
étudiées, elles sont le fruit d'une incompréhension
beaucoup plus profonde entre le droit fiscal et la matière
pénale. Là où le fiscaliste ne recherche que
l'intérêt financier d'une entreprise, le pénaliste ne peut
faire fi de la dimension morale de l'intérêt social. C'est pour
cette raison que
face à un acte illicite (I.) et face à un groupe
de société (II.), les solutions divergent et prouvent encore une
fois que l'acte anormal de gestion et l'abus de bien social ne sont pas des
notions symétriques.
I. Illicéité et intérêt
social : la conception amorale du droit fiscal
Si la mission du juge répressif est de
départager le licite et l'illicite conformément à la loi,
le juge fiscal ne s'embarrasse guère de moralisme. L'adage si cher aux
civilistes « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude
»1 ne rencontre que de lointains échos en droit
fiscal. Il s'agit donc de l'une des principales sources
d'incompréhension entre l'acte anormal de gestion et l'abus de bien
social (A.) qui conduit une appréciation différente de
mêmes faits. (B.)
A. Illicéité et intérêt
social : les raisons de l'incompréhension
1) L'approche
exclusivement comptable de l'anormalitéa) Les scrupules
du juge fiscal
La dure réalité du monde des affaires peut
conduire certains dirigeants à user de méthodes interdites par la
loi non pas à des fins personnelles mais pour l'intérêt de
leur société. Ces dépenses sont à la fois illicites
et bénéfiques pour la société (et pour
l'administration fiscale). Le juge fiscal s'est donc retrouvé face
à un dilemme : un acte illicite est-il nécessairement anormal (et
donc, devant être écarté de la déduction) ? A
travers cette question, deux visions s'opposent : la vision gestionnaire et la
vision moraliste, à l'imperturbable réalisme de la
première s'oppose les scrupules moraux de la seconde.
Longtemps, le juge fiscal s'est laissé tenter par la
conception moraliste, refusant systématiquement de déduire les
dépenses conformes à l'intérêt social, mais
contraires à la loi. L'illustration la plus probante de ce courant
moraliste est l'arrêt rendu par le Conseil d'État du 10
décembre 19692, un chef d'entreprise offrait divers cadeaux
aux gestionnaires de collectivités territoriales dans le but d'obtenir
des marchés. Cette méthode efficace était motivée
par l'intérêt de la société mais s'apparentait
à de la corruption de fonctionnaire. Voulant déduire ces
dépenses, le chef d'entreprise s'est vu opposer un refus de
l'administration fiscale justement en raison du caractère illicite de
ces « cadeaux ». Le Conseil d'État confirma cet arrêt :
les dépenses ne furent pas déduites du bénéfice et
furent imposées par l'administration fiscale.
Cette position est restée inchangée tout au long
des années 1970 et jusqu'au début des années
1980.
L'administration fiscale refusait par exemple de déduire les amendes
pénales infligées au
dirigeant3 ou les charges
financières résultant d'une clause d'indexation
illicite4. Ce courant fut
1 « Nemo auditur propriam turpitudinem allegans » : Nul
n'est recevable à invoquer sa propre turpitude
2 CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 10 décembre 1969, req. n° 73973 : Dr. Fisc. 1970,
n° 50, comm. 1429, concl. SCHMELTZ. Encore d'actualité aujourd'hui
car on estime que le paiement de ces amendes est le fruit d'une gestion
anormale. Le dirigeant peut toutefois apporter la preuve du contraire.
3 Rép. Min. n° 27181 à M. Braconnier, JO
déb. Sénat 14 décembre 1978, p. 4740
4 CE, 7ème, 8ème et
9ème sous-sect., 8 mai 1981, req. n° 8294 : Dr. Fisc.
1981, n° 29, comm. 1477, concl. VERNY
fortement critiqué par la doctrine1 et le
commissaire du gouvernement Léger ne manqua pas d'affirmer : «
Cette conception, qui fait de toute illicéité un acte de
gestion anormale et qui doit être celle du juge pénal comme elle
l'est du confesseur, doit-elle être celle du juge fiscal ? Nous ne le
pensons pas »2.
b) La conception gestionnaire du juge fiscal
L'année 1983 constitue un tournant puisqu'elle marque
la fin du courant moraliste au profit du courant réaliste :
l'illicéité d'un acte ne le rend plus automatiquement anormal
à condition qu'il ait été réalisé dans
l'intérêt de l'entreprise. Une affaire jugée le 11 juillet
19833 est venue mettre un terme à la jurisprudence de 1969 :
un épicier, afin d'attirer la clientèle, usait de
procédés publicitaires réprimés par la loi (en
l'occurrence la vente avec prime). Les services fiscaux lui refusèrent
la déduction fiscale des dépenses occasionnées par ces
techniques illicites au motif qu'elles seraient contraires à une loi de
1951.
Cet arrêt a été l'occasion pour le Conseil
d'État d'opérer un revirement important : bien que les
dépenses opérées fussent illicites sur le plan juridique,
elles sont déductibles dès lors qu'elles ne sont pas contraires
à l'intérêt social. Cette nouvelle position fut
initiée par le commissaire du gouvernement, qui mit en exergue trois
incohérences dans ses conclusions4 : d'une part, le maintien
d'un moralisme affaiblit la notion d'intérêt social puisqu'un acte
illicite peut être conforme à celui-ci. D'autre part, le pouvoir
donné à l'administration fiscale de juger du licite ou de
l'illicite est excessif et n'appartient qu'au juge pénal. Enfin, M.
Léger estime que cette nondéductibilité des
dépenses illicites aboutit à sanctionner injustement le chef
d'entreprise alors même qu'aucun texte ne le prévoit.
Le courant réaliste l'emporte et avec lui la conception
strictement gestionnaire et économique de la mission des services
fiscaux. Ce réalisme fiscal est incompris du juge pénal dont la
principale mission est de sanctionner les comportements contraires à la
loi.
1 COZIAN (M.), Illicéité et
normalité, Dr. Fisc. 1995, n° 51, p. 1837 : « Toute cette
jurisprudence, d'inspiration moralisatrice, est très critiquable ; si
une dépense ou une perte est subie dans le cadre de la gestion d'une
entreprise il faut en admettre la déduction, à moins qu'un texte
ne l'interdise de façon expresse ».
2 Sous CE, 7ème et 9 ème sous-sect., 11
juillet 1983, req. n° 33942 : Dr. Fisc. 1984, n° 16 comm. 813, concl.
LEGER
3 Cf. Supra, note n° 2
4 Cf. Supra, Concl. LEGER, p. 39
2) L'approche fortement morale de l'abus de bien
social
a) Un acte illicite ne peut pas être fait dans
l'intérêt social pour le juge pénal
Il est difficilement admissible pour le juge pénal,
qu'un dirigeant commette une infraction dans
l'intérêt de la
société. L'essence répressive de sa mission s'oppose
à une vision strictement
économiste de la gestion du dirigeant
: « tout acte contraire au droit pénal - qu'il expose ou non
la
personne morale à des sanctions pénales - ne
peut qu'aller à l'encontre de l'intérêt d'une
sociétéqui ne saurait prospérer en marge de la loi
»1. L'assertion peut paraitre abrupte, mais elle
apparait
en cohérence avec le rôle répressif du
juge pénal qui ne peut « ignorer » l'illicite au nom de
l'intérêt économique de la société. Il faut
se rappeler que le juge pénal accorde une attention quasiment exclusive
à l'aspect moral de l'intérêt social. Peu lui importe
l'aspect économique qui relève du juge fiscal. Cet aspect est
méconnu du droit fiscal qui admet parfaitement que des actes illicites
puissent être imposés ou déduits et qui refuse de voir
au-delà de l'aspect strictement financier.
Le moralisme du droit pénal conduit donc à une
position différente du droit fiscal : un acte illicite ne peut
être considéré comme conforme à
l'intérêt social. Cette affirmation qui semble pourtant
évidente, a donné lieu à de nombreuses
péripéties jurisprudentielles dans les années 1990 au
cours desquelles, les juges de la chambre criminelles furent tentés par
l'approche réaliste du droit fiscal. Est-ce à dire que le droit
fiscal est à l'origine de cette « tentation » du
réalisme ? Il n'est pas exagéré de le penser.
b) La tentation du réalisme
Deux types d'actes illicites commis par les dirigeants de
société sont récurrents : la corruption active et la
constitution de « caisse noire ». Ces comportements
réprimés par la loi peuvent être considérés
comme relevant d'une gestion normale par le droit fiscal à condition
qu'ils ne soient pas contraires à l'intérêt social. Le juge
pénal fut tenté d'adopter la même position « amorale
», ce qui donna lieu à une série d'hésitations
jurisprudentielles en trois étapes.
Dans un premier temps, la chambre criminelle considéra
que la corruption commise par le
dirigeant constituait automatiquement un
usage abusif. La position choqua beaucoup de
commentateurs qui reprochaient
à l'arrêt son « ton péremptoire
»2, son absence d'explications,
1 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires,
DALLOZ, 6ème éd., p. 374
2 DALMASSO (Th.), L'arrêt Carignon : retour à la
rigueur ?, PA.1997, n° 146, p. 32
allant même jusqu'à qualifier la décision
de « dévoiement » du délit d'abus de bien
social1. Il apparaissait en effet étonnant aux yeux de ces
auteurs que le juge pénal puisse considérer qu'un acte illicite
est nécessairement contraire à l'intérêt social,
alors même que la corruption peut avoir pour but la sauvegarde de la
société. La ligne de conduite controversée des juges fut
abandonnée quatre années plus tard par un arrêt dit «
Rosemain »2 dont la formulation laissait penser que
l'utilisation d'une caisse noire à des fins sociales n'était pas
forcément constitutive d'un abus de bien social. Ce revirement de
jurisprudence reçu un accueil positif3 par les auteurs qui se
réjouissaient de cette audace. Cette position fut
réaffirmée dans un arrêt « Mouillot-Noir » de
19974. Ainsi, la Cour de cassation cesse de soumettre l'acte
illicite à une présomption irréfragable de
contrariété à l'intérêt social et admet
qu'une opération, même contraire à la loi, puisse avoir
été réalisée conformément à
l'intérêt social.
Cette jurisprudence si proche de la position fiscale posait
quelques problèmes « éthiques ». Comment justifier
qu'un juge pénal, dont la principale mission est de sanctionner les
actes non conformes à la loi, puisse admettre l'idée d'un
délit bénéfique pour l'entreprise. Cette
incohérence a pris fin avec un arrêt du 27 octobre 1997 «
Carignon »5. Dans cette décision, la chambre criminelle
revient à la jurisprudence « Carpaye » de façon
claire6. Elle met ainsi un terme à sa période amorale
et s'éloigne de la position prise par le Conseil d'Etat.
B. L'illustration
1) Un acte illicite est nécessairement
abusif
a) Les conséquences du revirement : intervention du
juge pénal concernant la gestion immorale
L'épopée prétorienne de la chambre
criminelle nous amène à constater le rôle ambigu de
la
notion d'intérêt social dont la Cour a tant peiné
à trouver l'orientation : tantôt morale,
tantôt
économique. L'issue de ces rebondissements montre le
caractère irrémédiablement moral de
1 BOULOC (B.), RJ Com, 1995.301. M. Bouloc reproche
également à cet arrêt de confondre «
intérêt social » et « objet social »
2 Crim. 11 janvier 1996, Bull. Crim. n° 21, ANNEXE
n° 2 : « S'il n'est pas justifié qu'ils ont été
utilisés dans le seul intérêt de la société,
les fonds sociaux prélevés de manière occulte par un
dirigeant social l'ont nécessairement été dans un
intérêt personnel » ; Ceci signifie que, certes, le juge
pénal impose une présomption de dol spécial mais celle-ci
n'est pas irréfragable.
3 BOULOC (B.), Rev. Soc. 1996, p. 586 ; ROBERT (J.-H.), Dr.
Pén. 1996, p. 108
4 Crim. 6 février 1997, Bull. Crim. n° 48
5 Crim. 27 octobre 1997 « Carignon », ANNEXE n°
3
6 Supra : « «Quel que soit l'avantage à court
terme qu'elle peut procurer, l'utilisation des fonds sociaux ayant pour seul
objet de commettre un délit tel que la corruption est contraire à
l'intérêt social, en ce qu'elle expose la personne morale au
risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même
et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa
réputation ».
l'intérêt social tel que compris par le juge
pénal. La tentation du réalisme fiscal fut de courte durée
en raison des rôles totalement différents des juges pénaux
et fiscaux : si le premier a pour mission de faire respecter l'ordre au sein de
l'État, le second ne doit se soucier que de la protection de ses
intérêts financiers. Le juge pénal a pour mission de
réprimer tous les actes socialement dangereux, prévus par le
législateur. Admettre, même de manière accessoire, qu'un
acte illicite est partiellement bénéfique pour la
société contrevient à son rôle.
En effet, le rôle du juge pénal,
résolument plus contraignant que celui du juge fiscal, se retrouve
davantage limité par la décision « Carignon » qui
refuse finalement de protéger l'intérêt économique
de la société peut-être parce qu'elle risque d'être
en contradiction avec l'ordre public dont la juridiction répressive est
la gardienne.
Si la position est la même qu'en 1992, elle offre plus
d'explications : l'acte illicite ne peut être conforme à
l'intérêt social « en ce qu'elle expose la personne
morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre
elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit
et à sa réputation ». On constate que la Cour se garde
bien de définir l'intérêt social et par un habile
raisonnement revient à la « jurisprudence des risques excessifs
» pour déclarer l'acte illicite contraire à
l'intérêt social1.
b) Un abus de bien social n'est pas nécessairement
anormal
L'arrêt « Carignon » évoque à
l'appui de son raisonnement, les risques de « sanctions pénales
ou fiscales » découlant d'un acte illicite. Comme le fait
justement remarquer M. Bouloc, les conséquences fiscales sont
inexistantes pour la société2 au regard de la
jurisprudence du Conseil d'État datant de 19833. L'argument
de la Cour est donc inapproprié et il aurait été plus
compréhensible d'affirmer que tout acte illicite est
nécessairement contraire à l'intérêt social en
raison du caractère d'ordre public de la matière
pénale.
Dès lors, il s'agit ici d'une des situations dans
laquelle un même acte est constitutif d'un abus de
bien social sans
relever d'une gestion anormale pour le juge fiscal4. Un dirigeant
s'étant rendu
coupable de corruption active sera poursuivie sur le
plan de l'abus de bien social (dont
1 Si un acte illicite est nécessairement contraire
à l'intérêt social c'est non pas en raison du
caractère immoral du comportement qui contrevient à l'ordre
public, mais c'est en raison des risques excessifs que de tels agissements font
peser sur l'entreprise.
2 BOULOC (B.), Confirmation sur le recel d'abus de bien
sociaux ; retour à 1997 sur l'acte contraire à
l'intérêt social, Rev. Soc. 1997, p. 869 : « Quoi qu'il en
soit, les arguments invoqués ne sont pas imparables. En effet, la
sanction fiscale qui serait sans doute celle de l'acte anormal de gestion ne
parait pas vraisemblable compte tenu de la jurisprudence du Conseil
d'État sur ce point ».
3 CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 11 juillet 1983, cf. supra
4 COZIAN (M.), Illicéité et
normalité, Dr. Fisc. 1995, n° 51, p. 1837
l'établissement sera d'autant plus facilité que
pèsera une présomption d'intérêt personnel) mais
pourra déduire les dépenses engagées au titre des articles
38 et 39 CGI. Cette asymétrie cache en filigrane la dissemblance
manifeste entre les missions du juge pénal et celles du juge fiscal. A
l'appui de l'indépendance du juge fiscal, le principe d'autonomie du
droit fiscal vient théoriser ces différences.
Afin de saisir cette dissension, citons un arrêt du
Conseil d'État en date du 5 décembre 19831 qui admet
à titre de principe la déduction de telles dépenses :
« Considérant que l'Administration ne conteste ni qu'il
était de l'intérêt de la société X, notamment
afin de mieux assurer la sécurité de ses approvisionnements, de
consentir à une personne désignée par son fournisseur une
soulte en sus du prix d'achat apparemment fixé, ni que le prix
pratiqué, majoré du montant de la soulte, ait été
anormalement élevé ».
2) Un acte illicite n'est pas nécessairement
anormal
a) L'autonomie du droit fiscal et le principe
d'indépendance des législations
La question de l'illicéité des actes
déductibles fait resurgir une question plus large, celle de savoir si le
juge fiscal est véritablement lié par les qualifications du droit
pénal. Il s'agit de savoir dans quelle mesure le délit d'abus de
bien social peut influencer la décision de l'administration fiscale qui
se prononcera sur la déductibilité des dépenses
engendrées pour commettre le délit. S'il est évident que
l'administration fiscale se doit de tenir compte des décisions
judiciaires et du droit commun, les arrêts du juge fiscal
s'écartent parfois du chemin tracé par les juges civils ou
administratifs.
La spécificité du droit fiscal est parfois
critiquée par certains auteurs, notamment Maurice Cozian2 qui
reprochait aux principes d'autonomie et de réalisme du droit fiscal
d'être des concepts vides, n'ayant jamais été
sérieusement démontrés et ne servant que de conclusions
à des auteurs peu inspirés3. Ces principes laissent en
effet penser -à tort- que le droit fiscal possède une sorte de
pouvoir exorbitant lui permettant de requalifier des délits, des
décisions judiciaires ou des statuts juridiques. Or, l'autonomie du
droit fiscal ne correspond pas à ce schéma caricatural et repose
en
1 CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 5 décembre 1983, req. n° 35697 : Dr. Fisc. 1984,
n° 14, comm. 695 ; RJF 2/84, p. 62
2 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, LITEC, 2008, 31ème éd., p. 3,
Document 1 « Propos désobligeants sur une « tarte à la
crème » : l'autonomie et le réalisme du droit fiscal.
3 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, cf. Supra, note n° 2, « Lorsque, tant bien
que mal, les spécialistes décortiquent les mécanismes de
cette législation touffue et que, voulant faire les savants, ils
avancent une explication théorique, c'est trop souvent pour invoquer
l'autonomie et le réalisme du droit fiscal. Une « tarte
à la crème » que le Petit Robert définit comme
« une formule vide et prétentieuse par laquelle on
prétend avoir réponse à tout » ».
réalité sur une interprétation autonome,
indépendante et réaliste de faits ou actes juridiques, à
la lumière de l'intérêt économique de l'État.
La législation fiscale tient uniquement compte de la
réalité juridique telle qu'elle est et non telle qu'elle aurait
du être.
L'autonomie du droit fiscal est donc un concept qui consacre
une autre vision des situations juridiques qui se trouve davantage
accentuée par le principe d'autonomie des législations.
b) Illustrations jurisprudentielles
L'autonomie du droit fiscal est donc pleinement visible
à l'étude comparative de l'acte anormal de gestion et de l'abus
de bien social. Plusieurs jurisprudences illustrent l'autonomie du droit fiscal
par rapport au droit pénal concernant ce qu'il faut entendre par «
atteinte à l'intérêt social ».
Dans l'arrêt « Philippe » de 20001,
un chef d'entreprise entendait déduire de son bénéfice le
montant des condamnations pour recel et escroquerie. L'administration fiscale
contesta ces déductions et redressa le contribuable arguant de
l'anormalité de ces dépenses. Cette position fut confirmée
par la Cour administrative d'appel de Nantes qui considéra que ces
condamnations étaient la conséquence des risques manifestement
excessifs que le dirigeant avait fait supporter à son entreprise. Le
Conseil d'État censura la décision des juges nantais pour erreur
de droit aux motifs que « ne relèvent pas nécessairement
d'une gestion anormale tous les actes ou opérations que l'exploitant
décide de faire en n'ignorant pas qu'il expose ainsi l'entreprise au
risque de devoir supporter certaines charges et dépenses ».
Cette décision qui s'inscrit pourtant dans la droite
ligne de celle de 1983 (à la seule différence qu'elle s'applique
aux frais résultant d'une condamnation) rencontre encore de violentes
critiques de la part de commentateurs qui reproche au Conseil d'État sa
position juridiquement immorale. Ainsi, Mme Florence Deboissy reproche au
Conseil d'État2 de n'avoir pas pris en considération
l'argument des « risques manifestement excessifs pour l'exploitation
» avancé par les juges d'appel. L'auteur va plus loin, puisqu'elle
prône l'application à l'acte anormal de gestion de la
jurisprudence de la chambre criminelle sur l'abus de biens social3 :
« Ceci démontre à l'évidence que
l'intérêt de l'entreprise ne saurait procéder d'une
approche purement mercantile et que
1 CE, 8ème et 9ème
sous-sect., 7 janvier 2000, Philippe, RJF 2000, n°162, p. 114.
Notons qu'une décision a été rendue par le Conseil
d'État, le même jour (CE, 8ème et
9ème sous-sect., 7 janvier 2000,
Jean-François) concernant une amende prononcée par le
Conseil de la concurrence. Elle a opté pour un refus de
déductibilité car non conforme à l'intérêt
social. Mme Deboissy approuve : « la licéité est une
composante nécessaire à l'intérêt de
l'entreprise », il en va de la cohérence de la «
politique juridique étatique » (DEBOISSY (F.), obs. sous
CE, 8ème et 9ème sous-sect., 7 janvier
2000, Société entreprise Jean-François,
RTDCom.2000, p. 757)
2 DEBOISSY (F.), obs. sous CE, 8ème et
9ème sous-sect., 7 janvier 2000, Philippe,
RTDCom.2000, p. 760
3 Cf. Supra, note n° 2
poursuivre dans cette voie mène au non-sens
juridique. De toutes les façons, même si l'on réduit
l'intérêt de l'entreprise à une dimension exclusivement
financière, ce qui est encore une fois inadmissible juridiquement, il
est évident que la commission d'infractions telles que le recel et
l'escroquerie obèrent lourdement la continuité de l'exploitation
»1. La mésentente entre acte anormal de gestion et
abus de bien social se rencontre également dans un autre domaine : celui
de l'intérêt de groupe.
II. Sociétés de groupe et
intérêt social : la conception objective du
droit fiscal
L'aide financière entre deux sociétés
constitue le second point de discorde significatif entre la théorie de
l'acte anormal de gestion et l'abus de bien social. Pour le droit pénal,
une telle opération est tout à fait admissible et n'est nullement
constitutive d'un abus de bien social. En revanche, pour les services fiscaux,
l'aide apportée à une autre société est
présumée être anormale. Les raisons de cette
incompréhension résultent d'une approche différente du
solidarisme inter-entreprise qui met encore une fois en exergue l'absence de
définition de l'intérêt social (A.). Ces clivages
apparaissent davantage flagrants lorsqu'elles sont illustrées d'exemples
jurisprudentiels (B.).
A. L'intérêt de groupe : les raisons de
l'incompréhension
1) L'approche strictement économique de
l'intérêt social en droit fiscal
a) L'aide financière aux sociétés soeurs
constitue un acte anormal de gestion
Le droit fiscal se montre particulièrement exigeant et
se situe à contre-courant de la position pénaliste : l'aide
financière entre sociétés est par principe et
jusqu'à preuve du contraire, un acte anormal de gestion. Autrement dit,
lorsqu'une entreprise en aide une autre qui appartient à un même
groupe, elle commet un acte contraire à son intérêt
social2 sauf si elle démontre un intérêt
commercial. Il était déjà admis que l'aide apportée
à une autre société, sans aucun lien juridique,
1 DEBOISSY (F.), Obs. sous CE, 8ème et
9ème sous-sect., 7 janvier 2000, Société
entreprise Jean-François, RTDCom.2000, p. 758
2 Pour une application récente ; CE, 1er mars
2004, req. n° 237013, SA Représentation, Dr. Fisc. 2004,
n° 37, comm. 669, concl. GOULARD
ne pouvait que s'apparenter à une gestion
anormale1. Cette solution apparait logique au regard de la
conception strictement économique de l'administration fiscale. Comme le
faisait remarquer Maurice Cozian : « une entreprise n'est pas une
oeuvre de bienfaisance ; sa mission est de réaliser des profits non de
faire la charité »2. En revanche, lorsque les
sociétés font parti d'un même groupe, cette même
position semble excessive pour ne pas dire inappropriée au regard des
réalités économiques.
En effet, si l'on s'en tient à l'habituelle approche
strictement économique propre au droit fiscal, les
désagréments rencontrés par une société se
répercuteront nécessairement, à moyen ou long terme sur sa
société-soeur. De plus et comme le fait remarquer un auteur,
l'intérêt social d'une filiale ne peut se concevoir pleinement
sans tenir compte de l'intérêt du groupe dans lequel elle est
intégrée3. Le réalisme du droit fiscal montre
ici ses limites puisque cette réalité économique n'est pas
prise en compte4.
Un début de changement s'est néanmoins fait
sentir à l'initiative de la Cour administrative d'appel de Paris dans un
arrêt en date du 10 décembre 20045 : « c'est
au regard de l'intérêt du groupe intégré [...] que
doit être apprécié le caractère normal de l'acte de
gestion en cause ». Cette solution n'a pas été reprise
par le Conseil d'État qui étend même cette jurisprudence
à l'aide apportée par une filiale à sa
société-mère. A l'inverse, l'aide apportée par une
société-mère à une filiale n'est pas
considérée comme anormale.
b) L'aide financière d'une société
mère à sa filiale ne constitue pas un acte anormal de gestion
L'aide financière d'une société à
sa filiale en difficulté constitue une réalité
économique que le droit fiscal a décidé de prendre en
considération. Au-delà de la théorie de l'acte anormal de
gestion, le code général des impôts prévoit à
son article 223 A, la possibilité pour une
sociétémère d'intégrer les déclarations
fiscales de ses filiales dans sa propre imposition. Autrement dit, la
société-mère peut acquitter le paiement de l'impôt
de sa filiale. Cette faculté accordée aux
sociétés-mères explique en partie la bienveillance de
l'administration fiscale. Pour autant, il ne
1 Sauf à prouver un acte conforme à
l'intérêt social
2 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, LITEC, 2008, 31ème éd., p. 243
3 LEGENDRE (A.), Plaidoyer pour la reconnaissance en droit fiscal
de l'existence d'une part, non détachable de l'intérêt du
groupe auquel elle appartient, de l'intérêt propre d'une
société, Dr. Fisc. 2006, n° 11, p. 606
4 A noter toutefois que malgré le refus des tribunaux,
les entreprises invoquent souvent deux types de justification pour obtenir la
déductibilité d'une aide à une autre société
du même groupe : la sauvegarde de leur propre pérennité
juridique (souvent rejeté) et la sauvegarde leur propre
pérennité économique (parfois admise).
5 CAA Paris, 10 décembre 2004, n° 00-36
faut pas s'y tromper : le juge fiscal n'admet aucunement
l'existence d'un intérêt de groupe mais tient uniquement compte de
l'intérêt propre de la société-mère.
L'intérêt financier de telles opérations motive la solution
apportée par le Conseil d'État.
Cette solution est étendue aux sous-filiales en
difficulté (les filiales des filiales) pour les mêmes raisons. Il
a été ainsi jugé qu'une telle aide ne constituait pas un
acte anormal de gestion puisque cette opération visait à
sauvegarder l'intérêt de la sous-filiale1.
Face à cette rigueur fiscaliste, le droit pénal
se montre particulièrement bienveillant et tranche encore une fois avec
une solution paradoxalement basée sur l'intérêt
économique.
2) L'approche fortement subjective de
l'intérêt social en droit pénal des
affaires
a) L'admission d'un intérêt de groupe
Le droit pénal se montre paradoxalement beaucoup plus
réaliste que le droit fiscal lorsque les abus ont lieu au sein d'un
groupe de sociétés. Les juges de la chambre criminelle
reconnaissent en effet un fait justificatif tiré de
l'intérêt de groupe. Il convient de rappeler à titre
liminaire que l'abus de bien social a pour mission de sanctionner les
comportements des dirigeants sociaux, pillant des biens de la
société à leur profit. Cet éclairage permet de
resserrer le questionnement sur l'hypothèse d'un dirigeant utilisant les
biens de la société pour aider une seconde société
qu'il possède ou dont il est actionnaire. Contrairement au droit fiscal
qui n'y voit qu'un acte anormal de gestion, sauf exceptions, le droit
pénal fait preuve de beaucoup plus de subtilités.
Tout comme pour l'acte anormal de gestion, le premier pas vers
l'admission d'un intérêt de groupe a très tôt
été franchi par des juges du fond, en l'occurrence le tribunal
correctionnel de Paris. Dans cette affaire « Willot »2,
les juges ont admis que l'existence d'un intérêt de groupe puisse
assouplir le régime de l'abus de biens social. Cette souplesse est
néanmoins limitée à la réunion de trois conditions
: d'une part les sociétés doivent faire partie d'un groupement
économique ; d'autre part, les sacrifices de la société
doivent avoir été réalisés dans
l'intérêt du groupe ; enfin, ces sacrifices ne doivent pas avoir
fait peser des risques trop lourds sur la société.
1 CE, 10 mars 2006 : Dr. Fisc. 2006, n° 21-22, comm. 414,
concl. SENERS
2 Trib. Corr. Paris 16 mai 1974, Rev. Soc. 1975, 665, note B.O. ;
D. 1975, 37
Contrairement à son homologue fiscaliste, les juges de
la Cour de cassation décidèrent de poursuivre dans cette voie et
officialisèrent l'existence de la notion d'intérêt de
groupe en 1985, dans un arrêt « Rozenblum »1.
b) Les conséquences de l'admission d'un
intérêt de groupe
L'arrêt « Rozenblum » est la décision
de principe qui admet donc l'existence d'un intérêt de groupe dans
l'intérêt social, susceptible d'assouplir les règles
d'application du délit d'abus de bien social. La chambre criminelle
considère donc que l'intérêt d'une société
donnée est lui-même constitué -en partie- de
l'intérêt du groupe dans lequel il est intégré.
Cette conception repose sur des considérations économiques mais
pas exclusivement puisque se dessine en filigrane l'admission d'une
solidarité de groupe, là où le droit fiscal est
régi par un « égoïsme sacré
»2. Ce solidarisme est empreint de considérations
morales : pourquoi poursuivre un dirigeant qui aide financièrement une
filiale ou une société soeur sur le point de s'écrouler
?
Pour autant, l'utilisation des biens de la
société au profit d'une société du même
groupe n'immunise pas automatiquement le dirigeant qui en est l'auteur. On peut
le comprendre aisément puisque qu'il suffirait pour un dirigeant
indélicat d'intégrer au sein du groupe sa propre
société (fictive ou non), arguer de difficultés
financières et détourner l'argent de la société en
toute impunité. Pour ces raisons, la jurisprudence pénale a tenu
à entourer cette justification de conditions cumulatives
inspirées de l'arrêt « Willot ». Les
sociétés concernées doivent appartenir au même
groupement économique et le flux financier doit être interne au
groupe ; ensuite, il doit effectivement exister un intérêt de
groupe commun ; par ailleurs, le concours financier doit apporter une
contrepartie à la société et ne doit pas excéder
ses capacités.
Tous ces éléments aboutissent donc à
limiter cette justification mais l'existence de cette distorsion conduit
à des situations asymétriques entre le juge fiscal et le juge
pénal. L'illustration de cas jurisprudentiels permet de mettre en
lumière cette incompréhension.
B. L'illustration de la conception morale 1)
Le cas des abandons de créance3
a) La vision stricte du droit fiscal
1 Crim.4 février 1985, Bull. Crim. n° 54 ; D. 1985,
478, note OHL; JCP 1986.II.20585, note JEANDIDIER
2 TUROT (J.), Avantages consentis entre
sociétés d'un groupe multinational, RJF 1989, chron. p.
263
3 L'abandon de créance est la situation dans laquelle
une société va renoncer à une créance qu'elle
détient au profit d'une autre société. Cette situation
n'est a priori pas conforme à l'intérêt social lorsqu'elle
est réalisée sans contrepartie.
Sauf lorsqu'elle est réalisée par une
société-mère au profit de sa filiale en difficulté
ou lorsqu'elle est justifiée par l'intérêt social,
l'abandon de créance est un acte anormal de gestion. Maurice Cozian
rangeait ces deux exceptions en deux catégories1. La
première qu'il qualifiait d'abandon de créance présentant
un caractère commercial renvoyait à l'hypothèse d'aide
financière entre deux partenaires commerciaux2 que la
jurisprudence fiscale admet aisément même s'ils sont
indépendants juridiquement l'un de l'autre. La seconde catégorie
est celle des abandons de créance présentant un caractère
financier qui renvoie aux groupes de sociétés. Les aides
financières entre sociétés soeurs sont des actes anormaux
de gestion comme un arrêt Leclerc a pu le rappeler3.
Les magasins Leclerc avait mis en place une règle de
solidarité entre les différents magasins. Ainsi, lorsqu'un
nouveau commerçant intégrait le réseau Leclerc, il
était parrainé par un autre commerçant Leclerc. En
l'espèce, ce nouvel adhérent Leclerc rencontrait quelques
difficultés financières qui furent résolues par l'apport
financier du « parrain ». Ce dernier souhaitait déduire
fiscalement ces sommes qu'il a « données » au nouvel
adhérent, mais le Fisc le lui refusa arguant de l'absence de relations
commerciales. Il s'agissait ici de savoir si le Conseil d'État allait
reconnaitre cette solidarité contractuellement prévue. Elle
confirma la décision de la Cour d'appel, écartant ici encore
l'idée d'intérêt de groupe ou de solidarité
intra-groupe.
b) La vision souple du droit pénal
La vision pénaliste est résolument plus souple
en ce qu'elle prend en considération l'intérêt du groupe
dans son ensemble, intérêt de groupe qu'elle estime
nécessairement rattaché à l'intérêt social
propre de la société. Pour autant, les conditions imposées
par la jurisprudence limitent les cas admissibles d'abandons de créances
réalisés par des dirigeants.
Tout d'abord, les abandons de créances
réalisées par les dirigeants sociaux doivent
bénéficier à des sociétés
intégrées dans le groupe. Dans le cas contraire, l'abus de bien
social est constitué si ces sommes bénéficient à
des sociétés au sein desquelles les dirigeants ont des
intérêts4. D'autre part, ces abandons de
créances, ces aides financières doivent fournir des contreparties
à la société débitrice. Les abandons de
créance faisant peser plus de risques sur la société
débitrice que sur la société bénéficiaire
peuvent être constitutifs d'abus de bien social s'ils sont commis par
1 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, LITEC, 2008, 31ème éd., p. 241
2 CE, 8ème et 9ème
sous-sect., 9 octobre 1991, Laboratoires Goupil : laboratoire qui
avait aidé financièrement une filiale étrangère.
3 CE, 26 septembre 2001 : Dr. Fisc. 2002, n° 24, comm. 490,
concl. BACHELIER
4 Crim. 25 octobre 2006
un dirigeant à des fins personnelles1. Autre
cas : celui d'une société intégrée au sein d'un
groupe mais de façon fictive, sans intégration dans la politique
commune du groupe. Tel est le cas lorsque « aucune politique n'est
décidée en conseil d'administration ou en assemblée
générale »2.
Ces limitations jurisprudentielles constituent un rempart
contre l'utilisation de cet intérêt de groupe pour commettre des
abus de biens sociaux et permet de conserver une éthique. Cette
éthique se retrouve également au sujet de la question
épineuse des rémunérations excessives mêmes si le
sujet ne s'inscrit pas toujours dans le cadre d'un groupe.
2) Le cas des rémunérations excessives
versées aux dirigeants a) Un cas particulier
Le thème des rémunérations et avantages
excessifs est récurrent et nourrit de nombreux contentieux. S'il
apparait normal qu'un dirigeant social soit rétribué pour le
travail accompli, certaines rémunérations ou certains avantages
excèdent ce que la société peut financièrement
offrir aux dirigeants. La particularité du sujet réside d'une
part dans le fait qu'il s'agisse d'un problème d'actualité et
d'autre part que ces sommes ou avantages sont à la fois constitutifs
d'un acte anormal de gestion et d'un abus de bien social.
L'article 39-1-1° CGI dispose « Les
rémunérations ne sont pas admises en déduction des
résultats que dans la mesure où elles correspondent à un
travail effectif et ne sont pas excessives eu égard à
l'importance du service rendu ». Cette disposition du code
général des impôts condamne directement le versement
excessif de rémunérations. De son côté, le code
pénal ne fait pas clairement référence aux
rémunérations excessives, ni aux avantages en nature.
La vision du droit fiscal et du droit pénal est la
même et permet de constater qu'en dépit d'une approche
différente de l'intérêt social, certaines situations
reçoivent une compréhension strictement identiques. Cette
particularité tranche avec les dissensions rencontrées tant
concernant l'illicéité des actes ou les groupes de
sociétés et s'explique par le caractère à la fois
économique et moral de l'atteinte causée par les
rémunérations excessives.
1 Crim. 20 mars 2007 : un dirigeant social a fait régler
les factures de la société dans laquelle il était
intéressé par la société débitrice
2 Crim. 8 aout 1995
b) Les regards croisés du droit fiscal et du droit
pénal
Les rémunérations excessives concernent
principalement les dirigeants sociaux (d'où cette symétrie
parfaite entre le droit fiscal et le droit pénal). Dès lors, sont
considérées comme excessives par le droit fiscal, toutes les
dépenses qui excèdent les capacités financières de
la société1. Ces dépenses ne seront pas
déductibles et seront réintégrées dans le
bénéfice de la société. Le droit pénal quant
à lui, considère que ces dépenses « manifestement
excessives »2 sont constitutives d'un abus de bien social. La preuve est
aisée à apporter puisque par définition, ces
rémunérations sont directement versées aux dirigeants
à des fins personnelles (dol spécial).
Le droit pénal distingue deux cas : le premier est
l'hypothèse dans laquelle un dirigeant s'est octroyé des
rémunérations excessives sans l'accord du conseil
d'administration. Dans ce cas, l'abus de bien social ne fait aucun
doute3. En revanche, lorsque les rémunérations ont
été décidées par le conseil d'administration, le
problème est plus délicat puisque le dirigeant ne s'est pas
lui-même octroyé les biens de la société. En
dépit des critiques de la doctrine4, la chambre criminelle
ajoute une seconde condition empruntée au droit fiscal : il ne faut pas
que ces rémunérations décidées par le conseil
d'administration soit excessives par rapport aux possibilités
financières de la société5, ni
dénuées de contreparties.
Les solutions apportées aux actes anormaux de gestion
et aux abus de biens sociaux sont divergentes et aboutissent parfois à
des situations contradictoires qui nuisent à la cohérence
d'ensemble du droit.
1 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, LITEC, 2008, 31ème éd., p. 247
2 Crim. 22 septembre 2004 : Rev. Soc. 2005, p. 45, note
BARBIERI
3 Crim. 26 juin 1978, Bull. Crim. N° 212
4 Notamment : BOULOC (B.), Abus de biens sociaux,
Rép. Pén., DALLOZ, janv. 2009, p. 12
5 Crim. 9 mai 1973, Bull. Crim. n° 216
Section 2 : Une divergence de solution devant l'atteinte à
l'intérêt social : l'approche financière du droit fiscal
face à l'approche punitive du droit pénal
Les solutions apportées à l'atteinte sont
nombreuses et diverses. Cette diversité s'explique par les buts
respectivement différents suivis par les juges fiscaux et pénaux.
La recherche de l'atteinte se traduit pour les services fiscaux par une
souplesse étonnante alors qu'elle apparait très stricte pour les
juridictions pénales (I.). Par ailleurs, les sanctions infligées
ont une dimension presque exclusivement punitives pour l'abus de bien social et
ne sont que rectificatives en droit fiscal (II.)
I. La recherche de l'atteinte à
l'intérêt social
Tant en ce qui concerne l'acte anormal de gestion que pour
l'abus de bien social, l'auteur de l'acte litigieux bénéficie
d'une présomption de bonne foi. Celle-ci peut être brisée
si sont découverts des éléments de nature à
remettre en cause la sincérité ou la légalité de
l'acte (A.), auquel cas, il appartient à l'administration fiscale et aux
services judiciaires de prouver leurs allégations (B.).
A. La découverte de l'atteinte à
l'intérêt social
1) La constatation d'une irrégularité
de gestion
a) La constatation fiscale par le vérificateur fiscal
La théorie de l'acte anormal de gestion ne concerne que
l'imposition du bénéfice et les impôts sur les
sociétés sont déclaratifs, c'est-à-dire
établis d'après la déclaration du contribuable. A ce
titre, cette déclaration bénéficie d'une
présomption de sincérité et d'exactitude, à charge
pour l'administration fiscale d'apporter la preuve d'une
irrégularité. Deux cas de figure se présentent alors :
soit le contribuable a rempli ses obligations déclaratives et dans cette
hypothèse, si l'administration fiscale estime que certains de ses
éléments sont inexacts, elle doit engager une procédure de
rectification contradictoire. Soit le contribuable n'a pas rempli son
obligation déclarative, et dans ce cas, si à l'issue d'une mise
en demeure de l'administration1 il ne s'en acquitte pas, son
bénéfice fera l'objet d'une taxation d'office2.
L'inexactitude est susceptible de résulter d'anomalies,
d'incohérences ou du montant excessif de
certaines dépenses,
ce qui motivera l'administration fiscale pour enclencher une procédure
de
1 Mise en demeure avec un délai de 30 jours
2 Art. L. 65 et s. LPF
vérification fiscale1. Les services fiscaux
adressent au contribuable une demande d'éclaircissement et de
justification qui satisferont l'administration fiscale ou au contraire le
conforteront dans son idée première.
Enfin, en dépit du fait que la constatation d'un acte
anormal de gestion est une question de droit, la commission
départementale des impôts peut être appelée à
se prononcer sur la matérialité ou l'appréciation des
faits invoqués par l'administration (questions de faits). Elle n'est en
principe pas compétente pour se prononcer sur la qualification des faits
mais l'est exceptionnellement en matière d'actes anormaux de gestion.
Son rôle s'étend donc jusqu'à apprécier si un acte
est conforme à l'intérêt social ou s'il lui est
contraire.
b) La constatation d'un abus de bien social
Les services fiscaux sont donc en position
privilégiée pour constater l'existence
d'irrégularités fiscales voire pénales, mais ils ne sont
pas les seuls : les commissaires aux comptes, les actionnaires, les dirigeants
peuvent également porter à la connaissance du procureur de la
République des faits délictueux. Le procureur est en effet
à l'initiative des poursuites pénales, il décide des
suites à donner aux faits qui lui sont soumis en se plaçant au
jour de leur commission pour apprécier la réunion des
éléments constitutifs du délit et en veillant à ce
que les faits ne soient pas prescrits. Il peut également faire
procéder à une enquête de flagrance2.
A la différence de l'acte anormal de gestion, la
société n'est jamais mise en cause en tant que personne morale.
L'abus de bien social est commis directement ou indirectement par les
dirigeants de fait ou de droit de celle-ci. Le magistrat peut également
poursuivre les complices et les recéleurs3.
2) Les conséquences de la
constatation
a) Plusieurs cas de figure
L'administration fiscale non satisfaite des
éclaircissements du contribuable peut procéder à des
vérifications de comptabilité sur place. Cette étape
permettra aux services fiscaux de différencier la simple erreur
comptable de l'acte anormal de gestion. Elle ne peut porter que sur les trois
derniers exercices clos mais peut remonter au-delà (jusqu'à six
ans) en cas d'activités occultes tel
1 Art. 10 et s. LPF
2 Art. 53 CPP
3 Les personnes ayant bénéficié des biens
utilisés frauduleusement, en connaissance de cause, peuvent être
poursuivis. Le profit peut se matérialiser par des cadeaux, des voyages
d'agréments ou des avantages divers (Crim. 29 avril 1996, Bull. Crim.
n° 174)
qu'un atelier clandestin. Cette vérification donnera
lieu à la remise d'une proposition et le contribuable pourra se faire
assister d'un conseil1. Elle ne peut excéder une
année, sauf en cas de découverte d'un délit où la
durée de vérification peut aller jusqu'à deux ans. La
vérification de comptabilité se conclut presque toujours par une
rectification fiscale2 et si les faits découverts sont
constitutifs d'un délit, les services fiscaux ont l'obligation d'en
avertir le procureur de la République du lieu où se situe le
siège social de la société vérifiée.
Cette procédure de vérification contradictoire
est à différencier de la procédure d'imposition d'office.
Dans trois hypothèses, l'administration fiscale est en droit de
procéder à une rectification d'office de l'imposition : lorsque
le contribuable n'a pas déposé de déclarations, lorsqu'il
ne répond pas à la mise en demeure lui intimant de
présenter des éclaircissements ou lorsqu'il s'oppose à la
rectification fiscale. Cette procédure est unilatérale mais
l'administration fiscale est néanmoins tenue de présenter les
méthodes lui ayant permis d'aboutir à l'imposition d'office.
b) La mise en examen dans le cas d'un abus de bien social
La procédure pour l'abus de bien social est
différente puisque contrairement aux services fiscaux, sauf pour
l'instruction, la procédure est contradictoire. De plus, il n'y a pas de
durée imposée par le législateur, mais celle-ci doit
rester raisonnable conformément aux exigences de la Convention
Européennes des Droits de l'Homme et si les investigations du juge
d'instruction excèdent deux années, le magistrat est tenu de
rendre une ordonnance motivée expliquant les raisons de cette
durée.
Si à l'issue des investigations, des indices graves et
concordants existent et rendent vraisemblable que le dirigeant ait pu
participer à l'abus de bien social, ce dernier est mis en examen. Mais
depuis 2004, il peut bénéficier du statut de témoin
assisté, statut hybride entre le mise en examen et le simple
témoignage : il est entendu en qualité de témoin mais ne
prête pas serment, peut être confronté à la personne
mise en cause et peut se faire assister d'un avocat3. Le dirigeant
peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire ou être placé en
détention provisoire jusqu'au procès.
La procédure pénale est entourée de
davantage de précautions en raison des conséquences
particulièrement attentatoires à la liberté auxquelles
elle peut aboutir. Ces précautions sont dictées par la loi mais
surtout par la Convention européenne des droits de l'Homme.
1 A noter qu'en cas de refus par le contribuable d'accueillir une
procédure de vérification de comptabilité, il s'expose
à une taxation d'office et à des pénalités pour
l'entreprise.
2 Connue avant la circulaire du 25 mars 2004 sous le terme «
redressement fiscal »
3 Il ne peut pas être placé en détention
(art. 113-5 CPP)
B. La preuve de l'atteinte à
l'intérêt social
1) La constitution et la charge de la preuve :
autonomie des deux notions
a) Les obligations qui incombent aux services fiscaux et
judiciaires Lors de la découverte d'un acte ne semblant pas relever
d'une gestion normale, l'administration doit être en mesure de prouver
ses allégations puisque la charge de la preuve lui incombe sauf lorsque
le contribuable refuse le dialogue. En dehors des cas où il existe un
renversement de la charge de la preuve, la théorie de l'acte anormal de
gestion a fait naitre des règles spécifiques en matière de
preuves. Un arrêt de principe, rendu par l'assemblée
plénière le 27 juillet 19841 dit « SA
Renfort-Service » fixe les principes de charge de la preuve,
complétés par la jurisprudence ultérieure. Par cette
décision, le Conseil d'État pose le principe selon lequel
l'appréciation de l'anormalité d'un acte est une question de
droit et qu'il appartient à l'administration d'établir les faits
qui lui ont permis de déduire l'anormalité. Elle ajoute en second
lieu que pour les contribuables relevant de l'impôt sur les
sociétés, la charge de la preuve dépend de la nature des
écritures comptables : si l'acte s'est traduit par une écriture
portant sur les charges, le fardeau de la preuve incombe au contribuable. En
revanche, lorsque l'acte de gestion litigieux a été
enregistré en comptabilité par une écriture sur l'actif,
la preuve incombe à l'administration.
Le droit pénal ne connait pas toutes ces
évolutions jurisprudentielles puisque la matière est régie
par le principe de la liberté de la preuve sous réserve de
l'utilisation de moyens licites, légaux et obtenus sans
provocations2.
b) Les exceptions : présomptions et renversement de la
charge de la preuve
La matière fiscale a connu une grande
atténuation de la charge de la preuve avec l'arrêt « SA
Renfort ». En effet, depuis cet arrêt, lorsque les actes litigieux
portent sur dettes, amortissements, provisions ou charges, le contribuable doit
être en mesure de pouvoir justifier ces dépenses dans leur
principe et dans leur montant. Cet arrêt n'est cependant pas isolé
puisque certaines dispositions législatives attribuent la charge de la
preuve et même lorsqu'il est disposé à dialoguer
1 CE, 7ème, 8ème et
9ème sous-sect., 27 juillet 1984, SA
Renfort-Service, req. n° 34588 : Dr. Fisc. 1985, n° 11, comm.
596 ; RJF 1984, n° 10, p. 562, concl. RACINE
2 Ce principe de liberté de la preuve est renforcée
par l'absence de règles concernant le mode de preuve et par le principe
de l'intime conviction du juge qui prévaut (art. 427, al. 1 CPP)
avec l'administration. Conformément aux dispositions de
l'article 39-1-1° CGI1, le contribuable est dans l'obligation
de pouvoir justifier des frais généraux et des dépenses
personnelles.
Mais ce renversement légal est également
prévu pour d'autres types de dépenses. Ainsi, l'article
39-1-2° dispose que les amortissements ne doivent pas excéder ceux
généralement admis par le commerce ou l'industrie
concernée2. L'article 39-1-5° CGI concerne les
provisions qui ne peuvent correspondre qu'à des pertes et charges
nettement précisés.
En raison du principe de légalité des peines et
des incriminations et conformément au respect de la présomption
d'innocence, le droit pénal d'admet qu'une seule exception
qualifiée de « présomption simple » d'abus. Il s'agit
d'une part, des détournements occultes ou illicites qui sont
présumés avoir été réalisés dans
l'intérêt du dirigeant, à charge pour lui de prouver que
ses motivations étaient toutes autres et qu'il a entendu agir dans
l'intérêt de la société.
2) L'appréciation de la mauvaise foi et des
justifications de l'auteur a) Les justifications admises
Les justifications admises pour justifier l'anormalité
d'un acte ou l'abus d'un dirigeant sont volontairement restreintes. Les
débordements résultant d'une gestion risquée peuvent
être amenés à atténuer l'application des notions.
Ainsi, en droit fiscal la bonne foi du dirigeant ayant fait peser sur son
entreprise des risques excessifs peut être de nature à
écarter l'acte anormal de gestion et la rectification fiscale. A
condition toutefois que cette bonne foi n'ait pas été
anéantie par un entêtement déraisonnable3,
où qu'elle ne nuise pas excessivement à l'intérêt
social.
Dans le cadre d'un abus de bien social, les justifications
tirées de la sauvegarde d'une des filiales ou d'une
société-soeur est admise par la jurisprudence. La bonne foi de
l'auteur de l'opération litigieuse n'est pas susceptible
d'écarter l'incrimination. Enfin, la jurisprudence n'accorde a priori
aucune importance à l'accord donné par les actionnaires
étant entendu que le délit vise à protéger non pas
l'intérêt des actionnaires mais l'intérêt de la
société (qui constitue une combinaison d'intérêts,
pas seulement ceux des actionnaires). De plus, « Nul ne peut autoriser
une personne à commettre une infraction »4 et enfin
seul le Ministère public dispose de l'opportunité des poursuites.
Pourtant, l'accord des actionnaires dans le cadre d'une gestion de
1 Art. 39-1-1° CGI : « Toutes les
rémunérations ne sont admises en déduction des
résultats que dans la mesure où elles correspondent à un
travail effectif et ne sont pas excessives eu égard à
l'importance du service rendu »
2 On constate ici un des rares cas où la loi fiscal fait
référence aux usages professionnels. Cf. Supra, p. 28 et
s.
3 CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 27 février 1991, req. n° 69971, Cf. supra p.
18
4 MEDINA (A.), Abus de biens sociaux : prévention,
détection, poursuite, DALLOZ, 2001, p. 122
type Corporate Governance pourrait amener à faire
évoluer la jurisprudence et conduire le juge à atténuer la
peine de l'auteur.
b) Les justifications non admises
Les justifications non admises sont nombreuses tant dans le
cadre de la théorie de l'acte anormal de gestion que dans le domaine
pénal de l'abus de bien social. La méconnaissance de la loi ne
peut être admise conformément à l'adage « Nul
n'est censé ignorer la loi » qu'elle soit pénale ou
fiscale. Si cette maxime peut apparaitre évidente, elle ne constitue
pourtant pas un argument inapproprié tant les connaissances des
dirigeants de petites entreprises sont limitées concernant les risques
pénaux et fiscaux pesant sur leur exploitation.
L'intérêt du groupe de société
n'est pas invocable en droit fiscal, mais l'est en droit
pénal1. De la même manière, les actes illicites
conformes à l'intérêt social ne sont pas des justifications
solides en droit pénal mais sont admises par le juge fiscal. Enfin,
l'excuse tirée de la prescription est limitée : la rectification
peut intervenir dans les trois ans précédents le contrôle
et la prescription est triennale en matière
délictuelle2. Le droit de reprise est étendu en droit
fiscal en cas de fraude et est facilitée en droit pénal puisque
la chambre criminelle a décidée que le point de départ de
l'infraction ne débutait pas au jour de la présentation des
comptes sociaux mais au jour de leur découverte lorsque les faits ont
été dissimulés, même si connus par le commissaire
aux comptes3.
II. Les solutions disparates de l'atteinte à
l'intérêt social
Le sort de l'auteur de l'acte et de la société
diffère là encore. Alors que l'acte anormal de gestion aura des
conséquences aussi bien pour l'entreprise que pour le
bénéficiaire, l'abus de bien social ne punit que le
bénéficiaire des opérations délictueuses et jamais
la société (A.) ; ces sanctions ont un impact différent
suivant qu'elles concernent une petite structure ou une grande (B.).
A. Les sanctions pécuniaires
1) Les conséquences pour l'exploitation
a) La rectification fiscale
1 Cf. supra, p. 46 et s.
2 Art. 133-4 CP
3 Crim. 25 mars 2005
La principale conséquence pour l'entreprise est un
rappel de son impôt sur le bénéfice. La procédure de
rectification fiscale aboutit à deux types d'opération des
services fiscaux : soit une exclusion des charges anormales, soit une
réintégration du manque à gagner sur renonciation à
recettes. La première hypothèse est bien sur celle d'un acte
« positif » ayant conduit l'auteur de l'acte à faire supporter
à son entreprise des frais ou charges contraires à son
intérêt ou lui faisant peser des risques excessifs1. Le
second cas renvoie aux renonciations de créances sans contrepartie
suffisante, la jurisprudence fiscale prévoie alors que le
résultat imposable est rehaussé à hauteur des sommes qui
auraient du être facturées.
b) Les conséquences pratiques pour la
société dans le cadre de l'abus de bien social
Le sort de la société, victime des abus de la
part d'un dirigeant, n'a pas été prévu par le
législateur. En tant que personne morale, elle dispose toutefois d'une
action sociale contre le dirigeant afin d'obtenir des
dommages-intérêts. L'abus de bien social est un délit de
fonction, qui ne met donc en cause que la responsabilité des dirigeants
sociaux2 si bien que ni la négligence de la victime (la
société), ni la réparation financière de la perte
ne sauraient être de nature à atténuer le
dédommagement3. De plus, lorsque l'abus se caractérise
par un transfert de fonds ou une cession de contrat, une action en
nullité peut être intentée4.
La société lésée peut
bénéficier de dommages-intérêts pour les
préjudicies moraux et matériels subis. Le préjudice moral
peut résulter de l'atteinte à la réputation de la
société, il est matériel lorsqu'il concerne la perte des
sommes détournées (complétées par les
intérêts de retard qui commencent à courir au jour de
l'assignation5).
2) Les conséquences pour le
bénéficiaire de l'opération
a) La rectification fiscale en cas d'acte anormal de gestion :
une double rectification
Deux situations sont à distinguer : lorsque l'auteur de
l'acte relève de l'impôt sur les
sociétés,
l'avantage consenti à une nature de revenu
distribué. Ce revenu sera imposé dans la catégorie des
1 Lorsque l'acte anormal de gestion est une prise de risque
excessive, l'exclusion ne portera que sur la fraction du prix
considérée comme excessive, l'exclusion ne sera donc que
partielle.
2 LEPAGE (A.), MAISTRE du CHAMBON (P.) et SALOMON (R.), Droit
pénal des affaires, LITEC, 2008, p. 291
3 Crim. 28 janvier 2004, Bull. Crim. n° 18
4 BOULOC (B.), Abus de biens sociaux, Rép.
Pén., DALLOZ, janv. 2009, p. 24
5 Crim. 25 octobre 2006, Bull. Crim. n° 254
revenus de capitaux mobiliers. Lorsque l'auteur relève
de l'impôt sur le revenu (souvent entreprise individuelle), il sera
imposé dans la catégorie des revenus des bénéfices
non commerciaux1.
Enfin, les distributions irrégulières n'ouvrent
pas droit au régime des bénéfices distribués et
subira une majoration de 25%.
b) L'engagement de la responsabilité pénale
en cas d'abus de bien social
Les conséquences pénales pour l'auteur de l'acte
sont lourdes. Les peines principales prévues par les articles L. 241-3
et L. 242-6
C. com. sont de cinq années
d'emprisonnement et de 375 000€ d'amende. Les peines secondaires
prévoient quant à elles une peine de confiscation2.
Celle-ci porte sur les biens meubles ou immeubles ayant servis à
commettre l'infraction ou étant les produits du délit.
En outre, des peines professionnelles3 sont
infligées à l'encontre des auteurs d'abus de bien social qui se
matérialisent en une interdiction de gérer ou administrer une
société pour une durée de 10 ans, dès lors que
l'auteur a été condamné à une peine d'au moins
trois mois d'emprisonnement. A noter toutefois qu'en principe, il ne peut
être prononcé aucune autre peine : pas de faillite personnelle, ni
d'interdiction d'exercer les professions d'expert-comptable ou de commissaire
aux comptes. Ces peines secondaires sont particulièrement lourdes
puisque le dirigeant ne peut plus exercer sa profession (gérer une
société) ce qui est davantage dommageable lorsque le
condamné est un gérant d'EURL.
B. L'impact moral et social des sanctions
1) L'impact au sein des grandes sociétés
Ces peines ne sont pas vécues de la même
manière par les dirigeants de grandes sociétés et par les
dirigeants de petites entreprises. Dans les grandes structures (exemple : SA),
dotées d'un Conseil d'administration, les dirigeants indélicats
sont appréhendés de manière strictement économique
: leur mandat social les détache en quelque sorte de leurs fonctions et
ils sont souvent rompus à la direction d'entreprise. Dès lors,
lorsque sont commis des abus contraires à l'intérêt de
l'entreprise, ils en ont pleinement conscience et le dissimule.
1 CE, 9 janvier 1974, req. n° 88069
2 Art. 131-21 CP, issu de la loi 2007-297 du 5 mars 2007
3 L. 128-1 à L. 128-6
C. Com. issus de la loi 2005-428 du 6 mai
2005
Les sanctions infligées (notamment l'interdiction
d'exercer une activité de gestion ou de direction de
société) ne sont pas vécues de manière dramatique.
Cette impact n'est pas le même lorsque le dirigeant est unique et
gère une société de type EURL.
2) L'impact au sein des petites sociétés
Ces peines ont un impact plus important lorsqu'elles sont
infligées aux petites structures. Ainsi, un dirigeant d'EURL qui se voit
condamner pour abus de bien social et acte anormal de gestion en raison des
risques excessifs pris, subira des conséquences fatales pour son
exploitation. En effet, étant le seul gérant, il devra non
seulement répondre d'une rectification fiscale mais également
d'une condamnation à une interdiction d'exercer sa profession.
Dès lors, il sera tenu de faire gérer sa société
par un tiers.
Ces situations sont douloureuses pour les commerçants
en ce qu'ils n'ont pas toujours conscience d'agir contrairement à la
société. Ainsi, l'exemple d'un engagement de caution au profit
d'un tiers peut apparaitre dénué de contrariété
à l'intérêt social lorsque la société est
prospère, pourtant, elle expose le gérant à des risques
fiscaux et pénaux1. Cette incompréhension des
dirigeants illustre la fracture qu'il existe entre les normes juridiques et la
gestion commerciale.
1 BUR (C.), L'acte anormal de gestion ou le premier risque
fiscal pour l'entreprise, EFE, 1999, p. 192 : l'auteur utilise les termes
« pérennité juridique et pérennité
économique » que l'entreprise se doit de sauvegarder ».
CONCLUSION
« Le concept d'acte anormal de gestion est le fruit
de l'acclimatation ou de la transplantation en droit fiscal du concept
commercial d'acte non conforme à l'intérêt social
»1.
L'étude concomitante de l'acte anormal de gestion et de
l'abus de bien social a pu mettre en évidence plusieurs
éléments : d'une part, le caractère polymorphe et flou de
la notion d'intérêt social qui revêt pourtant une importance
particulière dans chacune des deux notions. Cette place est
critiquée et critiquable en ce qu'elle fragilise les deux notions sans
en enrichir le contenu. D'autre part, la protection de l'intérêt
social qui constitue le point d'ancrage de l'acte anormal de gestion et de
l'abus de bien social aboutit à des applications différentes
(sanctions), voire divergentes (cas des actes illicites et des groupes de
sociétés).
Il s'agit ici d'un véritable paradoxe : en dépit
d'une notion fondatrice commune, d'un socle identique, alors même
qu'elles entendent défendre le même intérêt, les deux
notions ne sont pas symétriques. Ces dissensions, essentiellement issues
des origines même des matières fiscale et pénale,
aboutissent parfois à des résultats contradictoires que certains
considèrent comme nuisibles pour le système juridique.
« L'intérêt social est la boussole de la
société »2 estime un auteur. Si cette
affirmation apparait idéale, elle ne résiste malheureusement pas
à la réalité complexe des faits et il conviendrait de
définir cet intérêt social, sans pour autant vouloir en
faire l'excuse systématique de toute intervention du juge dans la
gestion d'une société.
1 RACINE (P.-F.) concl. sous CE, 27 juillet 1984, SA Renfort
Service : Dr. Fisc. 1985, n° 11, comm. 596
2 PIROVANO (A.), La boussole de la société.
Intérêt commun, intérêt social, intérêt
de l'entreprise, D.1997, chron. p. 189
BIBLIOGRAPHIE
I. OUVRAGES
A. OUVRAGES GENERAUX
AMBROISE-CASTEROT (C.),
- Droit pénal spécial et des affaires,
LEXTENSO Ed., Coll. Gualino, 2008, 639 p.
COZIAN (M.)
- Les grands principes de la fiscalité des
entreprises, LITEC, 1999, 4ème éd., 513 p. -
Précis de fiscalité des entreprises, LITEC, 2008,
31ème éd., 607 p.
COZIAN (M.), VIANDIER (A.) et DEBOISSY (F.)
- Droit des sociétés, LITEC, 2006,
19ème éd., 673 p.
JEANDIDIER (W.)
- Droit pénal des affaires, DALLOZ,
6ème éd., 2005, 673 p.
PELTIER (F.)
- La Corporate Governance au secours des conseils
d'administration, DUNOD, 2004, 164 p.
RIPERT (G.) et ROBLOT (R.)
- Traité de droit commercial, T.3, LGDJ, 1998,
910 p.
RIPERT (G.) et ROBLOT (R.)
- Traité de droit commercial, T.3, LGDJ, 1998,
910 p.
RICHARD (B.) et MIELLET (D.)
- La dynamique du gouvernement d'entreprise, Ed.
d'OGRANISATION, 2003, 205 p.
SERLOOTEN (P.)
- Droit fiscal des affaires, DALLOZ, 2009,
5ème éd., 720 p.
B. OUVRAGES SPECIAUX
BOULOC (B.)
- Abus de biens sociaux, Rép. Pén.,
DALLOZ, janv. 2009, 26 p.
BUR (C.)
- L'acte anormal de gestion ou le premier risque fiscal pour
l'entreprise, EFE, 1999, 486 p.
COZIAN (M.)
- La théorie de l'acte anormal de gestion,
Rép. Def. 1994, n° 10, 673 p.
DAVID (C.), FOUQUET (O.) et PLAGNET (B.)
- Les Grands Arrêts de la Jurisprudence Fiscale,
DALLOZ, 2003, 4ème éd., 1085 p.
JOLY (E.) et JOLY-BAUMGARTNER (C.)
- L'abus de biens sociaux à l'épreuve de la
pratique, ECONOMICA, 2002, 492 p.
MEDINA (A.)
- Abus de biens sociaux : prévention,
détection, poursuite, DALLOZ, 2001, 354 p.
MINISTERE DE LA JUSTICE
- Annuaire statistique de la Justice, éd. 2008,
373 p.
TROTABAS (L.)
- Essai sur le droit fiscal, in Revue de science et
de législation financière, 1928, p. 201
II. MEMOIRES ET THESES
ATIBACK (A.)
- Intérêt social et intérêt du
groupe en matière d'abus commis par les dirigeants sociaux,
Thèse, Paris II, 1996, 321 p.
DEBOISSY (F.)
- La simulation en droit fiscal, Thèse,
Préface M. COZIAN, L.G.D.J., 1997, 397 p.
DUPUIS (B.)
- La notion d'intérêt social,
Thèse, Paris XIII, 2001, 347 p.
LAMORLETTE (Th.)
- Actes anormaux de gestion, Thèse,
ÉCONOMICA, 2ème éd., 1985, 88 p.
III. COLLOQUE
CREDA ESCP-EAP, sous la présidence du Doyen Michel
Véron,
- Actes du colloque « Abus de biens sociaux »,
2 avril 2003
IV. ARTICLES DE DOCTRINE
ANJUERE (P.-A.)
- Le bonheur est dans le prêt... sans
intérêt, Nouvelles Fiscales, 1998, n° 785, p. 2
BACHELIER (G.)
- Charge de la preuve en matière d'acte anormal de
gestion, RJF n° 8-9/1994, p. 518
COLLET (M.)
- Contrôle des actes anormaux de gestion : pour un
retour à l'anormal, Dr. Fisc. 2003, n° 14, p. 536
COZIAN (M.)
- Illicéité et normalité, Dr. Fisc.
1995, n° 51, p. 1836
DOBKINE (M.)
- Réflexion itératives à propos de
l'abus de biens sociaux, D.1997, p. 323
GERSCHEL (C.)
- Le principe de non-immixtion en droit des affaires,
PA.1995, n° 104, p. 8
GOUYET (R.)
- Acte anormal de gestion : vers une évolution des
critères d'appréciation de l'anormalité ?, PA.1998,
n° 83, p. 4
- La théorie de l'acte anormal de gestion,
PA.2000, n° 225, p. 4
KORNPROBST (E.)
- L'abandon de créance au regard de la notion
d'acte anormal de gestion et les conditions de déductibilité des
aides apportées par une société à ses
filiales, Rev. Soc.1992, p. 542
LEGENDRE (A.)
- Plaidoyer pour la reconnaissance en droit fiscal de
l'existence d'une part non détachable de l'intérêt du
groupe auquel elle appartient, de l'intérêt propre de la
société, Dr. Fisc. 2006, n° 11, p. 606
MAÏA (J.)
- Quelles incidences fiscales pour un abandon de
créance ?, RJF 2001, n° 10, p. 799
MARTIN (Ph.)
- Avances sans intérêt consenties sans
contrepartie, RJF 1993, n° 3, p. 183
PIROVANO (A.)
- La boussole de la société.
Intérêt commun, intérêt social, intérêt
de l'entreprise, D.1997, chron. p. 189
SCHAPIRA (J.)
- L'intérêt social et le fonctionnement de la
société anonyme, RTDCom.1971, p. 957
SERLOOTEN (P.)
- Liberté de gestion et droit fiscal : la
réalité et le renouvellement de l'encadrement de la
liberté, Dr. Fisc. 2007, n° 12, p. 6
SOUSI (G.),
- Intérêt de groupe et intérêt
social, JCP.1975.11816, p. 10
V. OBSERVATIONS ET NOTES DE JURISPRUDENCE
BACHELIER (G.)
- Obs. sous CE, 8ème et 9ème
sous-sect., 7 janvier 2000, Société entreprise
JeanFrançois, Dr. Fisc. 2000, n° 11, comm. 205
- Obs. sous CE, 26 septembre 2001, SA Rocadis, Dr. Fisc.
2002, n° 24, comm. 490
BOULOC (B.)
- Note sous Crim. 20 mars 1997, Rev. Soc. 1997, p. 581
DEBOISSY (F.)
- Obs. sous CE, 8ème et 9ème
sous-sect., 7 janvier 2000, Société entreprise
JeanFrançois, RTDCom.2000, p. 757
- Obs. sous CE, 8ème et 9ème
sous-sect., 7 janvier 2000, Philippe, RTDCom.2000, p. 757
DUCOULOUX-FAVARD (Cl.)
- Note sous TGI Mulhouse, 25 mars 1983, D.1984, p. 285
KORNPROBST (E.)
- Note sous CE, 8ème et 9ème
sous-sect., 9 octobre 1991, Laboratoires Goupil, Rev. Soc. 1992, p.
542
PRALUS (M.)
- Note sous Crim., 27 octobre 1997, JCP 1998.II.10017
ROBERT (J.-H.)
- Obs. sous Crim. 22 septembre 2004, Dr. Pén. 2004, comm.
177
ROSSIGNOL (J.-L.)
- Obs. sous CE, 9ème et 10ème
sous-sect., 1er mars 2004, PA.2004, n° 175, p. 3
SCHRICKE (J.-P.)
- Note sous CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 24 avril 1981, Dr. Fisc. 1981, n° 42, comm. 1866
VI. TEXTES OFFICIELS
Loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 sur les
sociétés commerciales
Rapport Coulon 2008 :
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapportspublics/084000090/index.shtml
Rapport Viénot II 2002 Rapport Marini 1996 Rapport
Viénot I 1995
L'acte anormal de gestion et l'abus de bien social
TABLE DES MATIERES
LISTE DES PRINCIPALES ABREVIATIONS 5
INTRODUCTION 6
1ère partie 11
La préservation commune d'une notion protéiforme :
l'intérêt social 11
Section 1 : La défense analogue de l'intérêt
social 11
|
I.
|
|
Les fondements de l'acte anormal de gestion et de l'abus
de bien social
|
11
|
|
A.
|
Un fondement historique commun : la lutte contre
l'évasion financière
|
12
|
|
|
1) L'origine légale de l'abus de bien social
|
12
|
|
|
a) L'abandon de la théorie du mandat social et de l'abus
de confiance
|
12
|
|
|
b) La tentative de moralisation du droit des
sociétés
|
12
|
|
|
|
2) L'origine largement prétorienne de l'acte
anormal de gestion
|
13
|
|
|
a) Les raisons de l'élaboration de la notion : les
données du problème
|
13
|
|
|
b) La construction prétorienne de la notion : les
solutions apportées
|
14
|
|
B.
|
Un fondement théorique commun : la
préservation de l'intérêt social
|
15
|
|
|
1) La contrariété à
l'intérêt social : unique outil de mesure de la normalité
|
15
|
|
|
a) Acte délibérément contraire à
l'intérêt social : l'unique critère
|
15
|
|
|
b) La dimension subjective de des agissements
|
16
|
|
|
|
2) La contrariété à
l'intérêt social : élément matériel du
délit d'abus de bien social 16
|
|
|
a) Agissement délibérément contraire
à l'intérêt social : l'un des critères
|
17
|
|
|
b) Le domaine limité de l'abus de bien social
|
17
|
II.
|
|
Le mécanisme de l'acte anormal de gestion à
la lumière de l'abus de bien social
|
18
|
|
A.
|
Une atteinte à l'intérêt social
|
18
|
|
|
1) Les objectifs de l'atteinte à
l'intérêt social
|
18
|
|
|
a) Acte anormal de gestion : des objectifs variés
b) Abus de bien social : une atteinte nécessairement
commise à des fins
|
18
|
|
|
personnelles
|
19
|
|
|
2) Les techniques employées
|
20
|
|
|
a) Acte anormal de gestion : omission ou commission
|
20
|
|
|
b) Abus de bien social : l'atteinte est davantage morale
|
21
|
|
B.
|
Une perte financière consécutive à
cette atteinte
|
21
|
|
|
1) L'admission commune de la notion de « risques
» pour la société
|
21
|
|
|
a) L'admission par le droit fiscal
|
21
|
|
|
b) L'admission par le droit pénal
|
22
|
|
2) La perception différente de la perte
financière 23
a) Acte anormal de gestion : le rôle déterminant du
critère de la perte financière 23
b) Abus de bien social : le rôle incident de la perte
financière 23
Section 2 : Le caractère central et controversé de
l'intérêt social 25
I. La compréhension de l'intérêt
social 25
A. L'impossible définition de
l'intérêt social 25
1) Une notion sujette à controverses
25
a) Les controverses quant à la nature de
l'intérêt social 25
b) Les critiques quant à la pertinence de
l'intérêt social 26
2) Une notion en constante évolution
27
a) Les évolutions en droit pénal 27
b) Les évolutions en droit fiscal 28
B. Une utilisation partiale de l'intérêt
social 28
1) L'utilisation orientée d'une notion large
28
a) Les deux orientations divergentes données par le droit
fiscal et le droit pénal 28
b) L'orientation essentiellement morale du droit pénal
29
2) Propositions et remèdes à
l'insécurité juridique découlant de la notion
30
a) Le recours aux notions d'usage et d'égalité
pour l'acte anormal de gestion 30
b) Les propositions législatives en droit pénal
des affaires 31
II. Les carences de la notion d'intérêt
social 32
A. Les limites de l'utilisation de l'intérêt
social 32
1) Les limites théoriques 32
a) Le principe de non-immixtion en droit fiscal des affaires
32
b) Le principe de légalité des délits et
des peines en droit pénal 33
2) Les limites pratiques 33
a) La notion d'erreur de gestion et l'acte anormal de gestion
33
b) La confusion d'intérêts 34
B. L'alternative de la « corporate governance
» 35
1) La définition 35
a) Réorganisation du pouvoir dans les entreprises :
composante essentielle 35
b) La Corporate Governance à l'épreuve du
système français 36
2) Le régime à la lumière de
l'acte anormal de gestion et de l'abus de bien social 36
a) Les percées de la Corporate Governance en France 36
b) Les avantages et les inconvénients d'une
régulation interne de la société 37
L'acte anormal de gestion et l'abus de bien social
2ème partie 39
L'irrémédiable dissension entre les visions
fiscaliste et pénaliste de l'intérêt social 39
Section 1 : Une appréciation discordante de
l'intérêt social : le réalisme du droit fiscal face au
moralisme du droit pénal 39
I. Illicéité et intérêt social
: la conception amorale du droit fiscal 41
|
|
A.
|
|
Illicéité et intérêt social :
les raisons de l'incompréhension
|
41
|
|
|
1)
|
L'approche exclusivement comptable de
l'anormalité
|
41
|
|
|
|
a) Les scrupules du juge fiscal
|
41
|
|
|
|
b) La conception gestionnaire du juge fiscal
|
42
|
|
|
2)
|
L'approche fortement morale de l'abus de bien social
|
43
|
|
|
|
a) Un acte illicite ne peut pas être fait dans
l'intérêt social pour le juge pénal
|
43
|
|
|
|
b) La tentation du réalisme
|
43
|
|
B.
|
|
L'illustration
|
44
|
|
|
1)
|
Un acte illicite est nécessairement abusif
a) Les conséquences du revirement : intervention du juge
pénal concernant la
|
44
|
|
|
|
gestion immorale
|
44
|
|
|
|
b) Un abus de bien social n'est pas nécessairement anormal
|
45
|
|
|
2)
|
Un acte illicite n'est pas nécessairement
anormal
|
46
|
|
|
|
a) L'autonomie du droit fiscal et le principe
d'indépendance des législations
|
46
|
|
|
|
b) Illustrations jurisprudentielles
|
47
|
|
II.
|
|
Sociétés de groupe et
intérêt moral : la conception objective du droit fiscal
|
48
|
|
A.
|
|
L'intérêt de groupe : les raisons de
l'incompréhension
|
48
|
|
|
1)
|
L'approche strictement économique de
l'intérêt social en droit fiscal
|
48
|
|
|
|
a) L'aide financière aux sociétés soeurs
constitue un acte anormal de gestion
|
48
|
|
|
|
b) L'aide financière d'une société
mère à sa filiale ne constitue pas un acte anormal
|
|
|
|
|
de gestion
|
49
|
|
|
2)
|
L'approche fortement subjective de
l'intérêt social en droit pénal des affaires
|
50
|
|
|
|
a) L'admission d'un intérêt de groupe
|
50
|
|
|
|
b) Les conséquences de l'admission d'un
intérêt de groupe
|
51
|
|
B.
|
|
L'illustration de la conception morale
|
51
|
|
|
1)
|
Le cas des abandons de créance
|
51
|
|
|
|
a) La vision stricte du droit fiscal
|
51
|
|
|
|
b) La vision souple du droit pénal
|
52
|
|
|
|
2)
|
Le cas des rémunérations excessives
versées aux dirigeants
|
53
|
|
|
|
a) Un cas particulier
|
53
|
b) Les regards croisées du droit fiscal et du droit
pénal 54
Section 2 : Une divergence de solution devant l'atteinte à
l'intérêt social : l'approche financière
du droit fiscal face à l'approche punitive du droit
pénal 55
I. La recherche de l'atteinte à
l'intérêt social 55
A. La découverte de l'atteinte à
l'intérêt social 55
1) La constatation d'une irrégularité
de gestion 55
a) La constatation fiscale par le vérificateur fiscal
55
b) La constatation d'un abus de bien social 56
2) Les conséquences de la constatation
56
a) Plusieurs cas de figure 56
b) La mise en examen dans le cas d'un abus de bien social 57
B. La preuve de l'atteinte à
l'intérêt social 58
1) La constitution et la charge de la preuve :
autonomie des deux notions 58
a) Les obligations qui incombent aux services fiscaux et
judiciaires 58
b) Les exceptions : présomptions et renversement de la
charge de la preuve 58
2) L'appréciation de la mauvaise foi et des
justifications de l'auteur 59
a) Les justifications admises 59
b) Les justifications non admises 60
II. Les solutions disparates de l'atteinte à
l'intérêt social 60
A. Les sanctions pécuniaires 60
CONCLUSION 64
BIBLIOGRAPHIE 65
ANNEXES
ANNEXE n° 1
Conseil d'Etat statuant
au contentieux
N° 83310
Publié au recueil Lebon
7 / 8 SSR
M. Rougevin-Baville, président
Mme Denis-Linton, rapporteur
M. Fouquet, commissaire du gouvernement
lecture du mercredi 17 octobre 1990
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE
FRANCAIS
(...)
Considérant que M. X... conclut à la
décharge des suppléments d'impôt sur le revenu auxquels il
a été assujetti au titre des années 1977, 1978, 1979 et
1980 à raison de la réintégration dans ses revenus
tirés de l'exercice de la profession de remisier en bourse, d'une part,
des sommes correspondant au remboursement des pertes en capital
résultant, pour ses clients, de la gestion des fonds que ceux-ci lui
confiaient, d'autre part, des intérêts des emprunts
contractés à l'effet de financer ces remboursements et, enfin,
des primes d'assurance souscrites en vue de garantir la bonne fin de ces
emprunts ;
Considérant que les opérations contestées
par l'administration s'étant traduites dans la comptabilité de
l'entreprise par des écritures de charge, l'administration doit
être regardée comme apportant la preuve que ces opérations
relèvent d'une gestion anormale si le contribuable n'est pas en mesure
de justifier de l'intérêt qu'elles présentaient pour son
entreprise ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que M.
X... a versé à ses clients au cours des années 1977
à 1980 pour les garantir des pertes résultant de la gestion de
leur portefeuille des sommes d'un montant plusieurs fois supérieur
à ses recettes professionnelles sans y être tenu par contrat ; que
dans ces conditions, si M. X... a pu, dans l'intérêt de son
entreprise, accorder cette garantie pendant les années 1977 et 1978, en
revanche, et eu égard tant à l'expérience qu'il avait
progressivement acquise dans l'exercice de son activité qu'à
l'importance des pertes déjà effectuées, il a, en
persistant à offrir cette garantie de bonne fin, au cours des deux
années suivantes, excédé manifestement les risques qu'un
chef d'entreprise peut être conduit à prendre pour
améliorer les résultats de son exploitation ; qu'ainsi
l'administration établit que pour les années 1979 et 1980, les
remboursements de pertes en capital, les intérêts des emprunts et
les primes de la police d'assurance souscrite pour garantir ces emprunts
constituent des actes étrangers à une gestion commerciale normale
; que, dès lors, M. X... est seulement fondé à soutenir
que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal
administratif de Châlons-sur-Marne a rejeté sa demande en
décharge des compléments d'impôt auxquels il a
été assujetti au titre des années 1977 et 1978
respectivement pour un montant de 44 989 F et 50 101 F ;
Article 1er : M. X... est déchargé des
compléments d'impôt sur le revenu auxquels il a été
assujetti au titre des années 1977 et 1978.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de
Châlons-sur-Marne en date du 30 septembre 1986 est réformé
en ce qu'il a de contraire à la présente décision.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est
rejeté.
Article 4 : La présente décision sera
notifiée à M. X... et au ministre délégué
auprès du ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances
et du budget, chargé du budget.
ANNEXE n° 2
Cour de cassation
chambre criminelle
Audience publique du jeudi 11 janvier 1996 N° de
pourvoi: 95-81776
Publié au bulletin Rejet
Président : M. Le Gunehec,
président
Rapporteur : M. Schumacher., conseiller rapporteur Avocat
général : M. Amiel., avocat général
Avocat : la SCP Waquet, Farge et Hazan., avocat(s)
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE
FRANCAIS
REJET des pourvois formés par Y... Georges, de X... de
Saint-Michel Patrick, contre l'arrêt de la cour d'appel de
Fort-de-France, chambre correctionnelle, en date du 2 février 1995 qui a
condamné, le premier, pour abus de biens sociaux, à 1 an
d'emprisonnement avec sursis et 300 000 francs d'amende et le second, pour
complicité de ce délit, à 50 000 francs d'amende.
LA COUR, (...)
Attendu que, pour condamner pour abus de biens sociaux Georges
Y..., gérant de fait de la société Berdal Touristique,
ayant pour objet l'exploitation d'un hôtel, les juges relèvent
que, sur ses instructions, a été constituée une caisse
noire alimentée par une partie des recettes du bar et du restaurant de
l'établissement ; qu'ils énoncent que les sommes ainsi
soustraites de la comptabilité, d'un montant de 1 200 000 francs
environ, ont servi, dans la proportion de 25 %, à
rémunérer des employés non déclarés et que,
faute de justification de son emploi, le surplus, prélevé par le
prévenu, a été utilisé par ce dernier à des
fins personnelles ;
Attendu qu'en prononçant ainsi, la cour d'appel a
justifié sa décision sans encourir les griefs
allégués ;
Qu'en effet, selon l'article 425, 4o, de la loi du 24 juillet
1966, s'il n'est pas justifié qu'ils ont été
utilisés dans le seul intérêt de la société,
les fonds sociaux, prélevés de manière occulte par un
dirigeant social, l'ont nécessairement été dans son
intérêt personnel ;
Que, dès lors, le moyen ne peut qu'être
écarté ; (...)
REJETTE les pourvois.
ANNEXE n° 3
Cour de cassation
chambre criminelle
Audience publique du lundi 27 octobre 1997 N° de
pourvoi: 96-83698
Publié au bulletin Rejet
Président : M. Culié,
président
Rapporteur : M. Schumacher., conseiller rapporteur
Avocat général : M. Lucas., avocat
général
Avocats : la SCP Masse-Dessen, Georges et Thouvenin, la SCP
Piwnica et Molinié, la SCP Waquet, Farge et Hazan, M. Cossa.,
avocat(s)
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE
FRANCAIS
(...)
Attendu que les demandeurs contestent que les dépenses
engagées par le groupe Merlin, pour l'appartement du boulevard
Saint-Germain à Paris et les voyages d'Alain B..., et par le groupe
Lyonnaise des Eaux pour des honoraires fictifs et la reprise de la
société Dauphiné News, aient été contraires
à l'intérêt des sociétés et à
l'intérêt du groupe, dès lors qu'elles ont eu pour
contrepartie l'attribution de la concession du service des eaux de la ville de
Grenoble à la société Cogese ;
Attendu que, pour écarter cette argumentation, les
juges soulignent que le coût des avantages consentis par les
sociétés Merlin d'un montant total de près de 19 millions
de francs s'inscrit dans une " spirale folle de l'argent " et que leur montant
" considérable " a permis d'obtenir " au prix fort " l'attribution de la
concession ; qu'ils relèvent que Marc-Michel Merlin qui ne s'est pas
pourvu contre sa condamnation des chefs d'abus de biens sociaux et de
corruption active a reconnu avoir agi dans son intérêt personnel,
en vue de conserver de bonnes relations avec le maire de Grenoble et a admis
que les diverses libéralités consenties par les
sociétés de son groupe à Alain B... et Jean-Louis Dutaret,
dont les sollicitations ont, selon lui, " frisé l'extorsion de fonds ",
étaient contraires à l'intérêt social ;
Qu'après avoir rappelé l'importance des
dépenses engagées par le groupe de la Lyonnaise des Eaux d'un
montant de près de 12 millions de francs les juges retiennent encore,
pour établir l'abus de biens sociaux, que le rachat de la
société Dauphiné News a été
opéré sous la seule responsabilité de Jean-Jacques
Prompsy, qui n'a pas soumis cette décision à l'autorisation du
comité d'investissement de la Lyonnaise des Eaux, ni informé son
supérieur hiérarchique direct ; que ce dernier a
désavoué Jean-Jacques Prompsy, en précisant que le secteur
média-presse n'avait jamais présenté
d'intérêt particulier pour le groupe et que l'intervention de la
filiale Serecom pour une telle prise de participation n'était pas
conforme à la logique économique du groupe ; qu'ils ajoutent que
Louis Béra, président de cette dernière
société, en suivant les instructions de Jean-Jacques Prompsy, a
agi de mauvaise foi, contrairement à l'intérêt des
sociétés du groupe et à des fins personnelles, pour
consolider sa situation au sein de la Lyonnaise des Eaux et donner satisfaction
à des personnes influentes ;
Attendu qu'en l'état de ces énonciations, la cour
d'appel a caractérisé le délit d'abus de biens sociaux en
tous ses éléments, notamment l'atteinte à
l'intérêt social ;