B. L'illustration
1) Un acte illicite est nécessairement
abusif
a) Les conséquences du revirement : intervention du
juge pénal concernant la gestion immorale
L'épopée prétorienne de la chambre
criminelle nous amène à constater le rôle ambigu de
la notion d'intérêt social dont la Cour a tant peiné
à trouver l'orientation : tantôt morale,
tantôt économique. L'issue de ces rebondissements montre le
caractère irrémédiablement moral de
1 BOULOC (B.), RJ Com, 1995.301. M. Bouloc reproche
également à cet arrêt de confondre «
intérêt social » et « objet social »
2 Crim. 11 janvier 1996, Bull. Crim. n° 21, ANNEXE
n° 2 : « S'il n'est pas justifié qu'ils ont été
utilisés dans le seul intérêt de la société,
les fonds sociaux prélevés de manière occulte par un
dirigeant social l'ont nécessairement été dans un
intérêt personnel » ; Ceci signifie que, certes, le juge
pénal impose une présomption de dol spécial mais celle-ci
n'est pas irréfragable.
3 BOULOC (B.), Rev. Soc. 1996, p. 586 ; ROBERT (J.-H.), Dr.
Pén. 1996, p. 108
4 Crim. 6 février 1997, Bull. Crim. n° 48
5 Crim. 27 octobre 1997 « Carignon », ANNEXE n°
3
6 Supra : « «Quel que soit l'avantage à court
terme qu'elle peut procurer, l'utilisation des fonds sociaux ayant pour seul
objet de commettre un délit tel que la corruption est contraire à
l'intérêt social, en ce qu'elle expose la personne morale au
risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même
et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa
réputation ».
l'intérêt social tel que compris par le juge
pénal. La tentation du réalisme fiscal fut de courte durée
en raison des rôles totalement différents des juges pénaux
et fiscaux : si le premier a pour mission de faire respecter l'ordre au sein de
l'État, le second ne doit se soucier que de la protection de ses
intérêts financiers. Le juge pénal a pour mission de
réprimer tous les actes socialement dangereux, prévus par le
législateur. Admettre, même de manière accessoire, qu'un
acte illicite est partiellement bénéfique pour la
société contrevient à son rôle.
En effet, le rôle du juge pénal,
résolument plus contraignant que celui du juge fiscal, se retrouve
davantage limité par la décision « Carignon » qui
refuse finalement de protéger l'intérêt économique
de la société peut-être parce qu'elle risque d'être
en contradiction avec l'ordre public dont la juridiction répressive est
la gardienne.
Si la position est la même qu'en 1992, elle offre plus
d'explications : l'acte illicite ne peut être conforme à
l'intérêt social « en ce qu'elle expose la personne
morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre
elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit
et à sa réputation ». On constate que la Cour se garde
bien de définir l'intérêt social et par un habile
raisonnement revient à la « jurisprudence des risques excessifs
» pour déclarer l'acte illicite contraire à
l'intérêt social1.
b) Un abus de bien social n'est pas nécessairement
anormal
L'arrêt « Carignon » évoque à
l'appui de son raisonnement, les risques de « sanctions pénales
ou fiscales » découlant d'un acte illicite. Comme le fait
justement remarquer M. Bouloc, les conséquences fiscales sont
inexistantes pour la société2 au regard de la
jurisprudence du Conseil d'État datant de 19833. L'argument
de la Cour est donc inapproprié et il aurait été plus
compréhensible d'affirmer que tout acte illicite est
nécessairement contraire à l'intérêt social en
raison du caractère d'ordre public de la matière
pénale.
Dès lors, il s'agit ici d'une des situations dans
laquelle un même acte est constitutif d'un abus de bien social sans
relever d'une gestion anormale pour le juge fiscal4. Un dirigeant
s'étant rendu coupable de corruption active sera poursuivie sur le
plan de l'abus de bien social (dont
1 Si un acte illicite est nécessairement contraire
à l'intérêt social c'est non pas en raison du
caractère immoral du comportement qui contrevient à l'ordre
public, mais c'est en raison des risques excessifs que de tels agissements font
peser sur l'entreprise.
2 BOULOC (B.), Confirmation sur le recel d'abus de bien
sociaux ; retour à 1997 sur l'acte contraire à
l'intérêt social, Rev. Soc. 1997, p. 869 : « Quoi qu'il en
soit, les arguments invoqués ne sont pas imparables. En effet, la
sanction fiscale qui serait sans doute celle de l'acte anormal de gestion ne
parait pas vraisemblable compte tenu de la jurisprudence du Conseil
d'État sur ce point ».
3 CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 11 juillet 1983, cf. supra
4 COZIAN (M.), Illicéité et
normalité, Dr. Fisc. 1995, n° 51, p. 1837
l'établissement sera d'autant plus facilité que
pèsera une présomption d'intérêt personnel) mais
pourra déduire les dépenses engagées au titre des articles
38 et 39 CGI. Cette asymétrie cache en filigrane la dissemblance
manifeste entre les missions du juge pénal et celles du juge fiscal. A
l'appui de l'indépendance du juge fiscal, le principe d'autonomie du
droit fiscal vient théoriser ces différences.
Afin de saisir cette dissension, citons un arrêt du
Conseil d'État en date du 5 décembre 19831 qui admet
à titre de principe la déduction de telles dépenses :
« Considérant que l'Administration ne conteste ni qu'il
était de l'intérêt de la société X, notamment
afin de mieux assurer la sécurité de ses approvisionnements, de
consentir à une personne désignée par son fournisseur une
soulte en sus du prix d'achat apparemment fixé, ni que le prix
pratiqué, majoré du montant de la soulte, ait été
anormalement élevé ».
2) Un acte illicite n'est pas nécessairement
anormal
a) L'autonomie du droit fiscal et le principe
d'indépendance des législations
La question de l'illicéité des actes
déductibles fait resurgir une question plus large, celle de savoir si le
juge fiscal est véritablement lié par les qualifications du droit
pénal. Il s'agit de savoir dans quelle mesure le délit d'abus de
bien social peut influencer la décision de l'administration fiscale qui
se prononcera sur la déductibilité des dépenses
engendrées pour commettre le délit. S'il est évident que
l'administration fiscale se doit de tenir compte des décisions
judiciaires et du droit commun, les arrêts du juge fiscal
s'écartent parfois du chemin tracé par les juges civils ou
administratifs.
La spécificité du droit fiscal est parfois
critiquée par certains auteurs, notamment Maurice Cozian2 qui
reprochait aux principes d'autonomie et de réalisme du droit fiscal
d'être des concepts vides, n'ayant jamais été
sérieusement démontrés et ne servant que de conclusions
à des auteurs peu inspirés3. Ces principes laissent en
effet penser -à tort- que le droit fiscal possède une sorte de
pouvoir exorbitant lui permettant de requalifier des délits, des
décisions judiciaires ou des statuts juridiques. Or, l'autonomie du
droit fiscal ne correspond pas à ce schéma caricatural et repose
en
1 CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 5 décembre 1983, req. n° 35697 : Dr. Fisc. 1984,
n° 14, comm. 695 ; RJF 2/84, p. 62
2 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, LITEC, 2008, 31ème éd., p. 3,
Document 1 « Propos désobligeants sur une « tarte à la
crème » : l'autonomie et le réalisme du droit fiscal.
3 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, cf. Supra, note n° 2, « Lorsque, tant bien
que mal, les spécialistes décortiquent les mécanismes de
cette législation touffue et que, voulant faire les savants, ils
avancent une explication théorique, c'est trop souvent pour invoquer
l'autonomie et le réalisme du droit fiscal. Une « tarte
à la crème » que le Petit Robert définit comme
« une formule vide et prétentieuse par laquelle on
prétend avoir réponse à tout » ».
réalité sur une interprétation autonome,
indépendante et réaliste de faits ou actes juridiques, à
la lumière de l'intérêt économique de l'État.
La législation fiscale tient uniquement compte de la
réalité juridique telle qu'elle est et non telle qu'elle aurait
du être.
L'autonomie du droit fiscal est donc un concept qui consacre
une autre vision des situations juridiques qui se trouve davantage
accentuée par le principe d'autonomie des législations.
b) Illustrations jurisprudentielles
L'autonomie du droit fiscal est donc pleinement visible
à l'étude comparative de l'acte anormal de gestion et de l'abus
de bien social. Plusieurs jurisprudences illustrent l'autonomie du droit fiscal
par rapport au droit pénal concernant ce qu'il faut entendre par «
atteinte à l'intérêt social ».
Dans l'arrêt « Philippe » de 20001,
un chef d'entreprise entendait déduire de son bénéfice le
montant des condamnations pour recel et escroquerie. L'administration fiscale
contesta ces déductions et redressa le contribuable arguant de
l'anormalité de ces dépenses. Cette position fut confirmée
par la Cour administrative d'appel de Nantes qui considéra que ces
condamnations étaient la conséquence des risques manifestement
excessifs que le dirigeant avait fait supporter à son entreprise. Le
Conseil d'État censura la décision des juges nantais pour erreur
de droit aux motifs que « ne relèvent pas nécessairement
d'une gestion anormale tous les actes ou opérations que l'exploitant
décide de faire en n'ignorant pas qu'il expose ainsi l'entreprise au
risque de devoir supporter certaines charges et dépenses ».
Cette décision qui s'inscrit pourtant dans la droite
ligne de celle de 1983 (à la seule différence qu'elle s'applique
aux frais résultant d'une condamnation) rencontre encore de violentes
critiques de la part de commentateurs qui reproche au Conseil d'État sa
position juridiquement immorale. Ainsi, Mme Florence Deboissy reproche au
Conseil d'État2 de n'avoir pas pris en considération
l'argument des « risques manifestement excessifs pour l'exploitation
» avancé par les juges d'appel. L'auteur va plus loin, puisqu'elle
prône l'application à l'acte anormal de gestion de la
jurisprudence de la chambre criminelle sur l'abus de biens social3 :
« Ceci démontre à l'évidence que
l'intérêt de l'entreprise ne saurait procéder d'une
approche purement mercantile et que
1 CE, 8ème et 9ème
sous-sect., 7 janvier 2000, Philippe, RJF 2000, n°162, p. 114.
Notons qu'une décision a été rendue par le Conseil
d'État, le même jour (CE, 8ème et
9ème sous-sect., 7 janvier 2000,
Jean-François) concernant une amende prononcée par le
Conseil de la concurrence. Elle a opté pour un refus de
déductibilité car non conforme à l'intérêt
social. Mme Deboissy approuve : « la licéité est une
composante nécessaire à l'intérêt de
l'entreprise », il en va de la cohérence de la «
politique juridique étatique » (DEBOISSY (F.), obs. sous
CE, 8ème et 9ème sous-sect., 7 janvier
2000, Société entreprise Jean-François,
RTDCom.2000, p. 757)
2 DEBOISSY (F.), obs. sous CE, 8ème et
9ème sous-sect., 7 janvier 2000, Philippe,
RTDCom.2000, p. 760
3 Cf. Supra, note n° 2
poursuivre dans cette voie mène au non-sens
juridique. De toutes les façons, même si l'on réduit
l'intérêt de l'entreprise à une dimension exclusivement
financière, ce qui est encore une fois inadmissible juridiquement, il
est évident que la commission d'infractions telles que le recel et
l'escroquerie obèrent lourdement la continuité de l'exploitation
»1. La mésentente entre acte anormal de gestion et
abus de bien social se rencontre également dans un autre domaine : celui
de l'intérêt de groupe.
II. Sociétés de groupe et
intérêt social : la conception objective du
droit fiscal
L'aide financière entre deux sociétés
constitue le second point de discorde significatif entre la théorie de
l'acte anormal de gestion et l'abus de bien social. Pour le droit pénal,
une telle opération est tout à fait admissible et n'est nullement
constitutive d'un abus de bien social. En revanche, pour les services fiscaux,
l'aide apportée à une autre société est
présumée être anormale. Les raisons de cette
incompréhension résultent d'une approche différente du
solidarisme inter-entreprise qui met encore une fois en exergue l'absence de
définition de l'intérêt social (A.). Ces clivages
apparaissent davantage flagrants lorsqu'elles sont illustrées d'exemples
jurisprudentiels (B.).
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