II- Parcours internes
Les différents parcours internes reflètent les
options possibles pour chaque teufeur et les choix qu'il a fait par rapport
à celles-ci. On se demande ici quels sont les différents
degrés d'investissement dans le milieu et si cette intégration
dans l'univers des teufs est un signe d'une éventuelle
désocialisation ou désintégration de la
société.
1- Investissement dans le milieu
Plusieurs facteurs permettent de déterminer le
degré d'investissement des teufeurs. Ainsi, on s'intéressera
à la fréquence des sorties, au mode de vie (sédentaire ou
nomade), à l'appartenance à un collectif et à la vie en
communauté technoïde.
Fréquence de sortie
Le premier indice de l'investissement dans le milieu que l'on
peut retenir ici est la fréquence de sortie dans le milieu techno.
Ainsi, les teufeurs interrogés se distinguent en deux groupes, ceux qui
vont indistinctement à tous les événements de leur
région et ceux qui choisissent en fonction des Sound Systems
présents ou d'autres éléments.
Ainsi, ceux qui sortent en teuf tous les weekends au moment de
l'entretien sont généralement les derniers entrés dans le
milieu. Ainsi, c'est le cas de Roman et Lisa, respectivement « teufeurs
» depuis 2 et 3 ans.
« Ça a tendance à être tous les
weekends, même quand il pleut, même quand il fait froid,
été comme hiver, ce n'est pas le temps qui nous arrête.
» Roman
« Au début, c'était de temps en temps.
C'était comme une grosse soirée que tu organises avec tes potes.
Alors que maintenant, c'est tous les weekends. » Lisa
A l'inverse, ceux qui ne vont pas tous les weekends en teuf
évoquent plusieurs raisons. Deux d'entre eux (Margot et Théo,
entrés dans le milieu il y a 6 ans) évoquent le fait que la teuf
n'est pas (ou plus ?) toute leur vie, qu'ils s'intéressent
également à d'autres choses.
« J'aime bien y aller de temps en temps parce que
ça me fait super plaisir mais je n'irais pas tous les weekends parce que
ça n'aurai plus le même intérêt pour moi. Je ne me
vois pas vivre dedans tout le temps, tout le temps à fond. [...]
Je n'aime pas non plus que ça comme musique, je n'aime pas non plus
que l'ambiance teuf. » Margot
« Pendant plusieurs années, comme
j'étais plus jeune, j'y allais quasiment tous les weekends. Maintenant,
j'y vais un peu moins souvent. [...] Ça occupe une partie de ma
vie, mais ce n'est pas la vie. Il y a plein d'autres choses à faire et
à découvrir. » Théo
Les autres pointent le fait que, même si ça a
été le cas pendant leurs premières années dans le
milieu, ils ne vont maintenant plus systématiquement tous les weekends
en teuf. Principalement, ce sont les conditions climatiques qui les rebutent de
plus en plus.
« J'étais pas l'accro de la teuf à y aller
l'hiver sous la pluie. C'était l'été, c'était
festif. » Denis
« Mais moi l'hiver j'hiberne, je me suis trop
galéré à aller en teuf l'hiver, sous la pluie, finir plein
de boue, partir à l'arrache à me peler le cul. C'est une
période, je l'ai fait une fois, un hiver. » Dorian
« Je préfère sélectionner alors
qu'autrefois, on sortait en plein hiver. »
Amaury
On le voit donc bien, si pour certain la sortie en teuf est
devenue systématique le weekend, pour d'autres, elle reste une option
parmi d'autres.
Mode de vie
Un second révélateur de l'investissement dans le
milieu peut être relevé : le choix entre la
sédentarité et le nomadisme traveller. Ainsi, certains
des enquêtés reconnaissent ne pas encore avoir franchi ce qu'ils
considèrent comme un cap. Ils cherchent à montrer en quoi ils se
rapprochent du standard traveller.
« C'est vrai que l'on en a parlé avec Ben de
partir avec un camion. Mais maintenant qu'il y a le petit... On n'a pas le
camion qui ferait que l'on pourrait vivre avec un enfant. » Lisa
« Je ne suis pas traveller en camion, mais en avion.
» Roman
Au contraire, il n'y a qu'un seul enquêté qui,
à un moment de son parcours, a choisi la voie du nomadisme. Il en parle
comme de la période où il est allé le plus loin dans
l'expérience teuf.
« Moi je faisais teuf sur teuf. J'avais mon camtard,
j'avais mon son dans le camion, je partais dès qu'il y avait une info
ou dès que j'avais mes potes qui posaient, ou dès que je
savais qu'il y avait un truc, je prenais mon camtard, mes
potes et on se cassait. » Alban
Alban
Je le rencontre par l'intermédiaire d'une connaissance
commune. Alban me propose de « passer prendre l'apéro à la
maison ». Je m'y rends donc un soir vers 22h. Quelques uns de ses amis
sont présents. On s'isole dans sa chambre (ou sa salle de mixage,
difficile à dire...) pour le temps de l'entretien, qui dure environ une
heure. Il paraît assez gêné par la présence du
dictaphone. Alban était très engagé dans le milieu avant
de tout arrêter et de changer de vie. Lorsque l'on retourne parmi les
autres et que la discussion se prolonge, beaucoup de ses proches semblent avoir
du mal à accepter le passé d'Alban.
Le nomadisme traveller est donc un indicateur de
l'investissement. En effet, prendre la route signifie bien souvent abandonner
le mode de vie standard de la société et se rapprocher de la
figure du « vrai teufeur » dont on a parlé dans la seconde
partie. Il faut bien sûr relier ceci à l'importance du mythe
Spiral Tribe dans l'univers techno. Reproduire le mode de vie des pionniers
c'est se rapprocher de l'investissement total qui était le leur.
Appartenance à un collectif
L'appartenance au groupe informel d'un Sound System est aussi
un indicateur de l'investissement dans le milieu free-party. Parmi les
enquêtés, outre les « simples teufeurs », on peut faire
un regroupement en fonction de l'avancement du Sound System. Ainsi, il y a ceux
qui sont en passe d'en créer un, et ceux qui font ou ont fait activement
partie d'un Sound System.
On remarque plusieurs étapes dans la formation d'un tel
collectif. Parmi les enquêtés,
tous n'en sont pas au même stade.
« On a le notre [Sound System] à la
rigolade... C'est la Cane à Sucre Family. »
Roman
« A Montendre, on pose du son tous seuls avec notre
propre matos. Mais on ne se considère pas comme un Sound System.
» Lisa
« Est-ce que je fais partie d'un Sound System ? Oui.
On est en train de se créer. On commence doucement. On hésite
encore sur le nom : NST 6tem ou La Clef des Champs. » Théo
« Ah, j'ai fait partie de plusieurs Sound Systems.
[...] J'ai monté le Stand Family, mais ça n'a pas
duré longtemps parce qu'on était que deux. [...] Et
puis, j'ai rencontré les gens d'Arakneed et au bout d'un certain temps,
ils m'ont proposé, par la qualité de mix que j'avais, de rentrer
chez eux. » Amaury
Ici, l'investissement devient source de création. Comme
on le verra dans le point suivant, c'est ce qu'Etienne Racine appelle la
professionnalisation dans le milieu. La teuf n'est plus seulement un moment de
détente, elle devient l'univers pour lequelle on développe de
nouvelles compétences. Les teufeurs investissent ici du temps pour la
teuf en dehors même de celle-ci.
Vie en communauté
Dernier indicateur relevé en ce qui concerne
l'investissement dans le milieu, la vie en communauté avec d'autres
teufeurs concerne quelques enquêtés.
« On avait un appart en colocation avec les autres gens
du son. On partait en teuf tous les weekends. » Alban
« C'est vraiment la vie en communauté. Souvent,
on est pas mal à dormir au même endroit. On est tous ensemble
depuis quelques années. On dort bien. »
Théo
Qu'elle soit nomade ou sédentaire, la vie en
communauté technoïde est une nouvelle étape dans le
degré d'investissement. En effet, lorsque l'on vit avec les autres
membres de son Sound System, ou même d'autres teufeurs, les moments de
vie quotidienne deviennent euxaussi réglés sur le monde de la
teuf.
2- Sentiment d'appartenance à la
société
L'investissement dans le milieu de la teuf pourrait d'un
premier abord faire penser à une désintégration de la
société. En effet, le monde des rave-parties étant
considéré comme particulièrement marginal par l'ensemble
de la société, on pourrait penser qu'une compatibilité
entre les deux n'est pas possible. Or, ce n'est pas ce que semblent
révéler les entretiens menés pour cette étude.
Il faut noter que pour la plupart des teufeurs interrogés,
cet investissement dans le milieu de la teuf ne dénote pas
forcément un éloignement de la société globale. La
majorité d'entre eux reconnait, directement ou indirectement, en faire
partie.
« Tu as les teufeuses comme moi qui ont une vie entre
guillemets normale à côté de ça, qui travaillent,
qui ont des amis, qui font d'autres choses. » Margot
« Il y a 6 mois, j'ai passé le concourt de la
douane. Et pourtant, je suis
amoureux des free-parties. Donc, il y a un moment
où ça ne colle pas. [...] C'est pour ça que je
suis en train de me poser plein de questions pour savoir ce que je vais faire.
» Roman
« Est-ce que j'ai l'impression de faire partie de la
société qui m'entoure... Oui et Non. Non, par mes convictions et
mon mode de pensée. Et oui, parce que j'ai aussi une maison, je fais
aussi mes courses et je vais au travail comme tout le monde. »
Gaël
Le seul enquêté à reconnaître qu'il
a, de par son investissement dans le milieu free-party, été
déconnecté de la société qui l'entoure est Denis.
Pour lui, arriver à faire la part des choses entre ces deux mondes
relève de l'exploit. Et même si d'autres abordent également
cette idée, il est le seul à avouer ne pas y être
arrivé.
« Je tire mon chapeau aux teufeurs qui arrivent
pendant des années à suivre la teuf tous les weekends et
paradoxalement la vie normale à côté. Moi je n'ai
pas réussi. Moi je suis tombé en plein dedans. Je ne pensais
plus qu'à me défoncer. »
Denis
Les teufeurs semblent donc dans l'ensemble assez
intégrés dans la société. De leur participation
plus ou moins poussée dans l'univers de la teuf ne découle donc
pas nécessairement, comme on aurait pu le penser, un décrochage,
une désocialisation.
Si désintégration perçue il y a, elle
n'est d'ailleurs pas forcément considérée comme
découlant de l'appartenance à un milieu marginalisé. C'est
ce que relève Alban.
« J'ai quitté la teuf mais je reste un marginal.
» Alban
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