III- Phénomènes de distinctions internes
Ici, l'étude sera basée sur une analyse des
stratégies identitaires de fans réalisée par Christian Le
Bart (2004) à propos des fans des Beatles. Bien sûr, on n'est pas
fan des free-parties comme on est fan d'un groupe de rock emblématique.
Mais les cadres d'analyses utilisés par cet auteur peuvent être
utiles dans la compréhension des phénomènes de distinction
internes de l'univers des teufs.
Dans cet article, Le Bart cherche à montrer que, dans
nos sociétés contemporaines, l'association de la recherche de
singularité liée à l'individualisme et de la
volonté d'appartenir à une communauté a des
conséquences macro sociales. Pour lui, les phénomènes
liés aux fans des Beatles peuvent être expliqués à
l'aide de trois notions. Ce sont ces notions qui sont utilisées ici dans
le but d'analyser les phénomènes de distinction qui existent
à l'intérieur de l'univers de la free-party.
1- Différenciation
La première phase est la différenciation
adolescente. Comme son nom l'indique, cette étape est liée
à la période charnière qu'est l'adolescence dans la
construction d'une personnalité propre à chaque individu. Le
rejet et le conflit avec les différentes institutions (famille,
école, ...) se manifeste. En effet, l'adolescent a besoin de
créer sa propre personnalité et donc de s'éloigner des
conduites dictées par les instances de socialisation. Ainsi, il cherche
une spécificité qui le distingue. Entrer dans un univers
considéré comme marginal apparaît alors, même si ce
processus est inconscient, comme un bon moyen d'être différent.
L'hostilité des parents et de l'école envers cette nouvelle
caractéristique ne fait que renforcer le goût de l'adolescent pour
cette différence. De plus, le contexte des années 90 et 2000
stigmatise particulièrement la vague free-party et techno. Face à
cette méfiance spécifique, on comprend aisément un
attachement spécifique à ce moyen de différenciation.
Un autre aspect de cette étape est la relation directe
qu'entretient le teufeur avec la musique. Le jeune a alors l'impression que la
musique lui révèle sa personnalité profonde. Il ne fait
plus alors qu'écouter la musique mais il l'a vit. Il faut souligner ici
que la place du mythe Spiral Tribe élevé en exemple à
suivre favorise l'identification des fans. Il a en effet l'impression de vivre
la même histoire.
2- Dé-différenciation
La deuxième phase est ce qu'appelle Le Bart la
dé-différenciation. Elle se fait au niveau des copains, des
soirées rave ou free-party, etc. Le nouveau teufeur, en cherchant
à se différencier, apparait alors aux yeux des autres comme trop
différent. Il devient isolé et désintégré.
Plusieurs options s'offrent à lui pour reconstruire son
intégration. Il peut renoncer à sa passion, la reléguer
à la sphère privée afin qu'elle ne transparaisse pas dans
l'univers social, ou chercher à s'intégrer dans une
communauté de semblables, de teufeurs.
L'appartenance à une communauté permet de se
retrouver dans un univers dans lequel la justification sociale de la passion
n'est plus nécessaire. Ce monde à part qualifie donc sans isoler
puisqu'il est intégrateur. C'est à la croisée entre un
sentiment de différence important et un sentiment d'appartenance
à une communauté que l'optimum de différenciation est
provisoirement atteint.
Mais certains éléments comme la
réalité du nombre de teufeurs lors d'un teknival fait
réaliser à l'individu sa « monstrueuse » ressemblance
aux autres adeptes de free-parties. Il se sent alors noyé dans une foule
d'inconnus et le sentiment de relation particulière à la musique
n'existe plus. Il se sent alors « monstrueusement semblable ».
3- Différentiation dans le milieu
La dernière phase est la différenciation dans le
milieu. Le but est alors de se différencier dans l'univers free-party.
Les particularités du monde de la teuf renforcent le processus à
l'oeuvre. En effet, la multiplicité de ce monde permet de se faire une
place originale à l'intérieur de celui-ci. Il s'agit donc d'une
grande famille qui ne dissout pas l'individu dans la masse.
Naît alors une compétition amicale entre les
teufeurs. Le but est de se sentir le meilleur des teufeurs et de le prouver aux
autres. Il ne s'agit pas réellement d'une recherche de hiérarchie
mais plutôt de singularité. En effet, « le positionnement
dans l'oeuvre s'affine jusqu'à différencier, l'identité
est à ce prix » (Le Bart, 2004). Chacun a donc sa façon de
s'approprier cet univers culturel, à travers une attitude ou le choix de
ses sorties par exemple. Mais il faut noter que la personnalité de
teufeur n'est pas aléatoire, elle cherche à rester en concordance
avec la personnalité « publique ».
Christian Le Bart construit ensuite des idéaux-types de
postures de fan en fonction de deux critères : les modes
d'accomplissement de la passion (être, faire ou avoir) et leur
caractère légitime ou stigmatisé. L'adoption d'une de ces
postures singularise le fan, mais
c'est aussi la vision qu'il a des
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autres postures
Etre
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qui le singularise. Faire
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Avoir
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Posture légitime
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Esthète
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Créateur / Compositeur
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Expert / Erudit
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Posture stigmatisée
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Fan / Groupie
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Imitateur
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Collectionneur
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Il faut remarquer qu'il s'agit d'idéaux-types et donc
que chaque fan ne correspond jamais entièrement à une seule de
ces postures, il s'agit de bricolages identitaires. Bien sûr, en ce qui
concerne les free-parties, la « fan attitude » étant
très peu valorisée, les postures qui découlent de cette
construction sont sensiblement différentes. On peut cependant dresser un
tableau reprenant des exemples de comportements pouvant entrer dans les
différentes catégories.
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Etre
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Faire
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Avoir
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Posture légitime
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Y va essentiellement pour la musique
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Faire partie d'un Sound System
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A des années d'expérience, peut être
le mentor d'un nouveau
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Posture stigmatisée
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Passe tout son
temps sous drogues devant le mur de son
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N'est que spectateur et non spect'acteur
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Collectionne les flyers ou les images 23 (Spiral
Tribe)
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Une autre distinction, qui n'était pas possible pour
les fans des Beatles, peut se faire dans le monde de la free-party. En effet,
si un fan des Beatles reste un fan des Beatles, un amateur de free-parties peut
être adepte de différents styles musicaux, que ce soit de la
jungle*, de la hardtek, de la hardcore... Ainsi,
certains styles sont stigmatisés comme étant porteurs d'attitudes
négatives ou excessives.
« Je ne vais pas plus loin que la hardtek, tout ce qui
est hardcore, frenchcore, ce n'est pas que je ne veux pas, c'est que je ne peux
pas. » Lisa
« Ce weekend c'était les Débraillés
[hardcore]. Rien qu'au nom, ça ne sert à rien, je n'y
vais pas. » Lisa
« Moi qui adore le hardcore, je déteste le
speedcore tu vois. Le speedcore c'est trop articulé. »
Denis
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