PARTIE 4 - UNE DIMENSION IDEOLOGIQUE ET POLITIQUE ?
« If you fight politics with politics, is fighting fire
with fire. »
Spiral Tribe
Cette dernière partie cherche à comprendre dans
quelle mesure l'idéologie et la politique permettraient d'expliquer,
partiellement au moins, le phénomène. En effet, on remarquera
que, malgré des revendications en apparence purement festives, on peut
voir derrière ces regroupements un signe de l'affaiblissement de la
confiance en l'Etat.
Dans un premier temps, on s'attachera à montrer que
l'engagement politique des teufeurs est très faible. Les deux points
suivants permettront de révéler les revendications et opinions
majoritaires chez les teufeurs, afin de comprendre, dans un dernier point, les
phénomènes politiques sous-jacents à l'existence et
à la forme que prend le mouvement technoïste.
I- Faible conscience politique 1- Le
vote
La première constatation que l'on peut faire lorsque
l'on s'intéresse à l'opinion politique des teufeurs en termes de
vote est que la grande majorité d'entre eux « ne se réclame
d'aucune posture politique ou idéologique, et ne développe aucune
forme de militantisme ou de prophétisme. » (Gaillot, 2001).
Les teufeurs interrogés dans le cadre de cette
recherche confirment ne pas s'intéresser du tout à la politique ;
ils sont déçus par l'ensemble des partis et des hommes
politiques. Pour eux, tous sont à mettre dans le même sac et
aucune lutte politique n'est valable.
« Mon opinion politique ? Je n'en ai pas. Tous des cons,
tous des pourris. [...] Et en plus, je ne vais pas voter, j'en ai rien
à foutre. » Amaury
« Je ne vais pas voter. Je n'ai jamais voté de ma
vie. [...] Qu'ils aillent se faire foutre, qu'ils se bouffent le cul
entre eux. » Alban
« Je ne m'y suis jamais intéressé, je n'ai
jamais voté de ma vie. [...] C'est tous les mêmes.
» Denis
Ceux qui reconnaissent avoir des préférences,
même si elles ne sont pas très précises, disent voter
plutôt à gauche, lorsqu'ils votent.
« Je vote plutôt à gauche, pour ceux qui
mettront le moins de limites et le moins de répression. »
Théo
« Ma sensibilité politique ? J'aimerai bien
qu'il y en ait une de correcte. [...] Je suis plus de gauche. Pas
extrême gauche non plus, parce que pour moi tout ce qui est extrême
de toute façon ne peut pas fonctionner parce qu'on ne peut pas tous
être pareils. » Margot
On peut donc dire que même si la teuf n'est pas
forcément synonyme d'un refus du vote, elle est souvent synonyme d'une
confiance très limité à l'égard des appareils
politiques.
Dorian
Il a 24 ans, et travaille en tant que barman. Je le rencontre
par l'intermédiaire du voisin de son petit studio à Bordeaux
centre. La discussion s'engage avant même qu'on ne commence formellement
l'entretien. Il est très bavard. L'entretien durera environ deux heures.
Du fait des différents passages dans l'appartement durant l'entretien,
toute une partie est complètement inaudible sur l'enregistrement. En
effet, c'est d'abord le colocataire de Dorian qui se mêle à la
conversation, puis des amis-clients-dealers qui passent un bon moment avec
nous. Dorian fume de nombreuses douilles avec eux, ce qui peut également
expliquer la faiblesse de sa voix ensuite.
2- La politique en teuf
Il s'agit ici de se demander si un quelconque discours ou
volonté d'expression politique aurait sa place lors d'un
événement techno. En effet, le mouvement technoïste, de par
sa nature marginale, est souvent vu comme un rassemblement d'individus à
tendance anarchiste.
En tous cas, la grande majorité des teufeurs
interrogés sont d'accord sur le fait qu'aller en teuf ne reflète
pas une volonté d'expression politique, consciente tout du moins.
« On ne va pas parler de politique en teuf, ça
c'est sûr. [...] Non, on est là pour faire la fête
sans se prendre la tête. » Amaury
« Est-ce qu'en allant en teuf, j'exprime quelque chose
politiquement ? Je ne sais pas. Ce n'est pas le but en tous cas. »
Théo
« Non, je n'exprime rien politiquement en allant en teuf
parce qu'il y a des gens
qui n'ont pas du tout les mêmes idées politiques
que moi. [...] Ce n'est pas le but de toute façon. »
Margot
Quelles que soient leurs opinions politiques, les teufeurs
interrogés considèrent donc que la teuf n'est pas une tribune
d'expression de celles-ci.
II- Revendications
Les revendications portées par le mouvement free-party ne
sont pas, d'un premier abord en tous cas, politiques mais concernent
plutôt uniquement le festif.
1- The right to party !
La seule réelle revendication du mouvement free-party
est née en Angleterre et a émigré avec celui-ci par
l'intermédiaire des Spiral Tribe. « L'unique revendication des
ravers en France est le droit de faire la fête comme ils l'entendent
» (Fontaine et Fontana, 1996), the right to party ! (le droit de
faire la fête). Cette revendication est exprimée par les
enquêtés à diverses reprises.
« L'esprit c'est toujours le même, il est
universel, c'est la fête. » Amaury « On ne fait rien
de mal, on veut juste faire la fête entre nous. » Roman
Ce mouvement n'aurait donc pas de revendications
particulières, mise à part le droit à faire la fête,
ce sans quoi il n'existerait pas.
2- Liberté, gratuité, autonomie : des
thèmes récurrents
Cependant, même s'il ne s'agit pas de revendications
précises, certaines idées sont prônées par
l'ensemble des teufeurs interrogés et peuvent être
considérées comme un ensemble de valeurs fondant un socle de
revendications.
Ainsi, la liberté et la gratuité, deux valeurs
fondamentales de l'univers free-party, sont mises en valeur par les teufeurs
interrogés et souvent citées comme exemples des
différences qui existent entre cet univers et la
société.
« Voilà, l'idéologie principale c'est
d'être dans un endroit où on ne te jugera pas, parce que t'es
black, parce que t'es chinois, parce que t'es un nain, parce que t'es
handicapé, parce que tu as un handicap physique. Il n'y a pas de
jugement. » Amaury
« La liberté d'expression... et la liberté
tout court, la liberté d'action, de faire ce que l'on veut du moment que
l'on ne fait de mal à personne. » Théo
« L'esprit de la teuf c'est quand même la
gratuité, la liberté et l'autosuffisance, alors que la culture de
masse, pas du tout. » Gaël
De la même manière, l'autonomie est placée au
coeur de l'expérience teuf et est érigée en valeur
fondamentale du mouvement.
« Quand tu te retrouves avec plus de mille personnes qui
s'autogèrent, pour moi, elle est là l'autonomie. »
Amaury
« C'est une sorte de zone autonome, une autocratie :
plus ou moins libre échange, plus ou moins libre vente. C'est la
liberté. C'est une forme de liberté. »
Dorian
C'est bien le droit à cette liberté, à cette
gratuité et à cette autonomie qui est revendiqué par la
scène free-party à travers le discours de ses adeptes.
Joris
Il prend contact avec moi par l'intermédiaire de forums
internet où j'avais laissé des appels à contribution. Il
ne veut pas me rencontrer et souhaite que l'entretien se déroule via
Skype, un outil de télécommunication sur internet. Il a 29 ans,
et ne va pas seulement en free-party mais aussi en boîte. Il n'existe pas
d'enregistrement de cet entretien, la prise de note a été mon
seul recours. Hors temps formel de l'entretien, il m'avoue être
déçu par le monde de la teuf.
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III- Opinions
Mais au-delà de revendications de droits pour le
mouvement, les teufeurs ont aussi des avis assez convergents en ce qui concerne
certains aspects de la société.
1- Les médias
Les médias et ce qu'ils véhiculent comme a
priori sur le monde de la teuf sont incontestablement le sujet le plus sensible
pour les teufeurs lorsque l'on parle de l'image de la techno et de la free
party. Tous, sans exception, dénoncent ce qu'ils considèrent
comme une critique ouverte à leur égard.
« Les médias, ils ont créé
beaucoup d'a priori. Tu regardes tous les reportages qui montrent la teuf,
c'est toujours la même chose : les drogues, les descentes de flics.
» Denis
« Les médias en parlent comme si on était
des trucs à parquer, des choses à parquer, à vraiment
mettre à part. » Alban
« Tout ce que l'on voit à la
télé aujourd'hui, c'est le côté de la drogue et du
n'importe quoi, c'est le bordel, c'est crade, c'est des décibels
à donf [à fond en verlan]. » Gaël
« Ils ne montrent que le côté
extrême. [...] Voilà, la façon de dire les choses,
la façon de détourner les choses, et de faire comprendre ce que
l'on a envie aux gens. Ce n'est que de la manipulation. » Dorian
« C'est le mauvais côté de la teuf que l'on
montre à la télé en général. [...]
Ils montrent ce qui les choque le plus. » Margot
« Ils ne montrent vraiment que le mec qui est
allongé dans la boue. Ils ne montrent pas à côté
que peut être sur les cent mille, il y en a trois ou quatre qui
sont allongés dans la boue et tu as tout le reste, ils
sont au calme, dans les camions. » Lisa
Deux raisons sont principalement mises en cause : les choix de
cadrage faits par les journalistes et l'attitude passive du
téléspectateur.
« On ne peut pas dire que c'est faux ce qu'ils
montrent, puisque c'est vrai. Mais c'est le choix de ce qu'ils montrent,
l'heure aussi, le choix des individus. [...] C'est l'information par
la désinformation. » Dorian
« Mais le problème c'est que les gens quand on
leur dit teuf, tout ce qu'ils voient c'est la drogue. Mais ça, ça
viens d'où ? Ça vient de la télévision de toute
façon. Les gens ont trop tendance à gober ce qu'on leur dit. Et
moi, j'ai un conseil à leur donner, c'est de venir pour voir par
eux-mêmes. On ne peut pas se faire une
idée à partir de quelqu'un d'autre. »
Roman
On voit donc ici que les teufeurs ont un discours
particulièrement virulent à l'égard du traitement
journalistique qui est fait de leur mouvement. Mais, comme on va le voir, ce
discours s'inscrit dans une critique plus générale de la
société contemporaine dans son ensemble
2- Relations avec la police
Deuxième institution à s'attirer les foudres des
teufeurs, les forces de l'ordre représentent en effet l'autorité
de l'Etat... celui qui les empêche d'accéder à la
liberté, la gratuité et l'autonomie tant
désirées.
Interventions
Les policiers ou les gendarmes intervenant directement sur un
lieu de free-party peuvent être vus à la fois comme les
représentants d'une autorité inexistante jusqu'à leur
arrivée et comme les annonciateurs de la fin de soirée.
D'ailleurs, certains des teufeurs interrogés témoignent d'un
sentiment assez, voire très, négatif envers les forces de
l'ordre.
« Qu'ils aillent se faire enculer [la police].
Voilà. Je suis contre le système. »
Alban
« Je suis assez anti-flic. Ils abusent de leur pouvoir.
Ils abusent de leur statut. Surtout les CRS. » Denis
« Il y a beaucoup d'excès de zèle,
beaucoup d'abus de pouvoir, de répression à notre égard.
» Gaël
Cependant, il faut noter que la plupart d'entre eux remarque
également qu'il s'agit de les respecter dans la mesure où ce sont
des représentants de la loi, qu'ils ont donc avec eux. Pour ces
teufeurs, leur activité n'est pas juste mais elle est reconnue comme
légitime.
Quelques uns des teufeurs interviewés avancent
l'idée qu'on ne peut pas parler d'eux aussi négativement que
certains le font car leurs agissements rentrent dans le cadre de leur
métier, de leur activité salariée. Ils font donc la
différence entre l'individu et l'agent de police.
« Je les respecte dans le sens où ils ont les
droits, ils ont le pouvoir. [...] C'est un métier comme un
autre, ça reste des gens comme tout le monde. » Lisa
« Je n'ai rien contre eux. De toute façon, ils
font leur métier. Personne n'y peut rien. » Roman
Provocations
Lorsque les forces de police interviennent lors d'une teuf, il
est assez fréquent qu'un certain nombre de teufeurs cherchent à
les provoquer. Or, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ceux qui
ont un discours particulièrement anti-flic ne soutiennent pas
forcément ce genre d'agissements.
Ainsi, il est intéressant de voir que, lorsque l'on
demande aux enquêtés s'ils
cautionnent les agissements des teufeurs qui cherchent à
provoquer les forces de l'ordre, la quasi-totalité d'entre eux condamne
sans appel ce genre de comportement.
« On est là pour trouver un terrain d'entente, on
n'est pas là pour se battre. [...] Ça reste leur
travail. Il ne faut pas être con non plus. » Alban
« J'aimerai bien que l'on s'entendent un peu plus,
qu'ils nous comprennent un peu plus. » Théo
« Je préfère discuter quitte à
perdre une heure et qu'ils repartent sans qu'il y ait de problèmes.
» Margot
« Ou même quitte à les protéger.
Une fois, on est resté pendant deux heures à les entourer,
[...] à repousser les teufeurs complètement
alcoolisés et arrachés avec les insultes qui vont avec et qui
vont dans tous les sens. A s'excuser auprès d'eux, à les rassurer
aussi. » Amaury
« Ah non, mais là, c'est carrément tout
le monde qui se met contre le mec qui a jeté la pigne de pin pour lui
dire "T'es vraiment trop con, parce que là, on va tous manger du coup".
» Roman
Seul un des enquêtés avoue avoir
apprécié ce conflit. Il s'agit de Denis. Il est important ici de
se rappeler qu'il s'agit également du seul enquêté qui ne
se soit jamais considéré comme teufeur.
« A l'époque j'aimais ça. Quand je
voyais tous les CRS arriver avec leurs pancartes et leurs cagoules. Une
montée d'adrénaline, allez c'est parti on y va là !
J'aimais cette confrontation avec les pouvoirs publics. » Denis
On peut donc noter que, d'une manière
générale, si la confrontation et la violence physique ne sont que
très peu encouragées par les teufeurs, il n'en reste pas moins
que leur opinion des forces de l'ordre, de leurs comportements et des lois
qu'ils font appliquer est très négative.
Roman
Il est l'un des amis teufeurs de Lisa et Ben présent ce
jour là. Il est le plus enthousiaste à l'idée de partager
son expérience des teufs. Il a 20 ans, cela fait deux ans qu'il fait des
teufs. Il ne semble pas être gêné par le dictaphone, mais
par les oreilles potentiellement indiscrètes de ses amis mangeant
à l'extérieur lorsque la porte est entrouverte. L'entretien dure
une bonne heure.
3- Une critique plus large, celle de la
société
On essaiera ici de montrer que ces critiques envers les
médias et la police, deux éléments de la
société contemporaine - qui sont, il faut le noter, ceux qui sont
le plus directement liés à la teuf puisqu'ils sont en contact
avec elle - sont des signes d'un manque de confiance en cette
société et ses valeurs.
D'une manière générale, les
enquêtés reconnaissent qu'aller en teuf signifie souvent avoir une
opinion assez négative en ce qui concerne la société.
« On est pas mal à avoir une petite haine
envers tout ce qui est la société actuelle, envers le
capitalisme, envers la répression, toutes ces choses là.
»
Théo
« A partir du moment où tu vas en teuf, tu es
contre le système. » Alban
Notamment, c'est la marchandisation de la
société qui est le plus critiquée par les teufeurs
interrogés. Pour eux, la teuf est en dehors de cette recherche de profit
et de cette commercialisation.
« Malheureusement, on vit dans une société
où l'argent est omniprésent. »
Amaury
« Tout ce qui passe dans les médias, c'est de
l'achat. Mais jusqu'au truc le plus banal, c'est de l'achat. C'est de la
propagande à la dépense, c'est un truc de fou. »
Lisa
« Je pense que l'on est le milieu musical le moins
commercial et ça j'en suis assez fier. » Théo
« L'argent que l'on donne [lorsqu'ils prennent
une amende de 135 euros pour stationnement gênant] ça va
être reversé à l'Etat. Et nous, ce que l'on veut montrer si
tu veux, c'est que l'on est indépendants, c'est que l'on sait se
débrouiller seuls. Voilà, donc je suis contre ce système.
» Roman
Cette critique du tout argent prend particulièrement
son sens lorsque l'on en vient à parler de la culture de masse et de la
commercialisation de la culture.
« Les musiques qui passent à la radio, je ne
les aime pas. La télé, je n'aime pas. C'est un bouffe cerveau en
fait. Pour moi, c'est un moyen du gouvernement pour te garder dans le moule
dans lequel ils ont envie de te garder. » Denis
« C'est de la lobotomisation, c'est de la
désinformation. Musicalement, c'est de la merde à la radio ce
qu'on écoute. [...] Ils te lobotomisent à longueur
de
journée la même chose, histoire de bien
t'imprimer le crane : "Achète mon morceau ! Achète mon album !
Vas en boîte !" » Amaury
Mais ce sont aussi les représentants de la
société, les hommes et les femmes de pouvoir, qui sont
considérés comme étant à l'origine des maux de la
société. Ainsi, que ce soit au niveau politique ou
économique, ils sont considérés comme les responsables de
leur condition.
« Je pense que les plus grands dealers de ce monde,
c'est tous les chefs d'entreprises, tous les grands de ce monde, tous les
politiciens. Ils dealent des vies, ils dealent des personnes. »
Théo
« Je pense que dès qu'ils [les membres du
gouvernement] ne peuvent pas avoir le monopole et la main sur quelque
chose, le peu qu'ils vont en montrer, ce n'est que du négatif.
» Lisa
A travers leur discours, c'est donc la société
dans son ensemble que critiquent avec ferveur les teufeurs. Ils remettent en
question les grands choix politiques de société qui sont
établis depuis la création de l'Etat-Nation.
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