III- L'expérience teuf
C'est dans l'expérience même de la teuf, de ce
que vivent et ressentent les teufeurs lors de leurs soirées qu'il s'agit
maintenant d'essayer de détecter des éléments de
réponse quant à la nature individuelle ou collective de cette
expérience
1- La musique
La musique est l'élément fondateur et
unificateur des teufs. Elle est le centre de l'attention et participe
activement à l'état d'esprit des personnes présentes. On
se demandera donc si elle a tendance à être vécue et
appréhendée comme un plaisir solitaire ou à partager.
La musique apparaît dans tous les discours comme un
élément essentiel des soirées. Elle est vécue comme
indispensable. Elle est le ciment de cet univers, construit autour de
celle-ci.
« C'est la base qui ramène tout le monde. C'est
vraiment le centre, le point qui fait que tout le monde se réunit.
» Lisa
« On vient pour ça, on vient pour la musique
à l'origine. C'est le plus important. C'est ce qui nous fait danser,
c'est ce qui nous fait passer une bonne soirée. »
Roman
« C'est ce qui donne l'ambiance. S'il n'y a pas de
musique, il n'y a pas de teuf. »
Margot
« L'importance de la musique elle est énorme.
Dès qu'elle s'arrête, en général tout
le monde hurle, tout le monde n'est pas content. »
Théo
« C'est la base. C'est la base de tout. Tu vas en teuf,
s'il n'y a pas de son, ce n'est pas une teuf. » Alban
Selon les espaces de la teuf où l'on se trouve, elle
apparaît avoir une importance différente. Ainsi, lorsque les
teufeurs sont « devant le son », elle devient parfois la seule chose
d'importance. La perception des sens est modifiée, le son entoure le
teufeur.
« J'adore ça et c'est vrai que quand je me mets
devant, j'ai tendance à fermer les yeux et à vraiment rentrer
dans la musique. » Margot
« Ça fait planer. Ça met dans un
état second. [...] Et puis quand on est dans le son, on ne
pense plus à rien, on pense juste à la musique. Et je trouve
ça un peu magique. » Théo
« La transe, c'est déjà être devant
le mur, suivre le son, avoir des pensées que tu n'as pas d'habitude.
» Alban
Mais certains soulignent aussi que, contrairement à ce
que l'on pourrait penser, le dancefloor est également un lieu
d'interaction, que ce soit par des regards, des attitudes, ou même des
conversations engagées au coeur de la musique.
« C'est vrai que devant la musique, il y a des gens qui
vont vraiment rester dans leur son et puis tu en as, ils s'amusent avec
d'autres. » Lisa
« Dans le son. Je préfère discuter en
étant devant. » Margot
Cependant, l'ambiance sonore n'a pas son importance seulement
dans le lieu qui lui est a priori réservé. En effet, que ce soit
dans les voitures ou les camions, ou dans cet espace interstitiel dont on a
déjà parlé, la musique reste indispensable.
« Ça n'a pas d'effet euphorique ou quelque chose
comme ça. J'aime ça. [...]
J'aime bien tracer, papoter, c'est le fait de l'avoir en
fond, ça motive. » Lisa
« Même quand je ne suis pas dans la musique, rien
que le fait de l'entendre et de vivre avec... Rien que quand je vais aller
tripper, discuter avec les gens, parler,
le fait qu'il y ait un fond sonore, ça met l'ambiance,
ça fait du bien. » Théo
Mais jusqu'ici, on parle de la musique électronique en
général. Seulement, comme pour chaque style de musique, il y a
des variantes, plus ou moins appréciées par les différents
adeptes. Ainsi, on choisit les teufs où l'on va en fonction des Sound
Systems présents, mais on choisit également les moments de la
soirée auxquels on va plutôt aller dans le son en fonction de la
musique jouée.
« Je sais qui est en train de poser le son. [...]
Alors je préfère aller écouter tel son que tels autres
sons. » Théo
« Quand la soirée est bien entamée,
c'est plus hardtek et speedcore. Enfin, plus ça va vite et mieux
c'est. [...] Ça dépend vraiment du gars qui mixe.
[...] Quand ça me plait moins, je m'écarte en
général, je vais boire une bière. »
Gaël
De manière générale, pour beaucoup de
teufeurs, la musique a un effet direct sur leur état d'esprit au moment
de la teuf.
« Le son, il t'amène dans un état de
transe, de par sa puissance en fait. C'est des vibrations. »
Dorian
« Quand elle est bonne, elle te met en transe.
[...] C'est indescriptible la musique. [...] C'est mon
carburant. » Amaury
On notera donc que selon les individus et selon les espaces de
la teuf, le plaisir qu'apporte la musique est plus ou moins individuel. Ainsi,
si elle favorise les échanges dans l'espace interstitiel, elle a des
effets plus contrastés sur le dancefloor. Pour certains, elle
permet d'entrer dans une bulle, pour d'autres elle est source d'échanges
interpersonnels. « Elle procure des émotions à l'individu en
même temps qu'elle devient un lien, un dénominateur commun, un
liant avec l'ensemble des autres participants. » (Racine, 2004).
Lisa
C'est un ami étudiant qui me propose de rencontrer
« Lisa et Ben, ses potes teufeurs ». Je suis donc invitée un
soir à prendre l'apéro et à manger. Le Ben en question est
en déplacement pour quelques temps, mais Lisa accepte avec plaisir de
faire un entretien. Elle a 23 ans, est mère d'un petit garçon de
3 ans et prépare un BTS comptabilité. Elle semble à l'aise
et apprécie de parler. Avant la fin de l'entretien, un problème
de piles m'oblige à prendre des notes. Dans l'ensemble, nous avons
parlé pendant environ une heure et demie.
2- La fusion du groupe
Au delà de la musique, une autre chose semble
particulièrement essentielle à la teuf pour les
enquêtés : les autres. En effet, un certain nombre d'entre eux
notent qu'écouter du son à un autre moment n'a pas du tout le
même effet qu'en teuf car l'ambiance n'est pas la même.
« Quand tu l'écoutes ailleurs qu'en teuf, ce
n'est pas pareil. Il y a le contexte, il y a les gens... C'est le tout en fait.
» Margot
Ainsi, la communication et le partage de l'expérience
semblent être nécessaires à l'expérience teuf.
Certains moments ont beau être réservés à
l'appréciation de la musique pour soi, comme on l'a vu, il n'en reste
pas moins que d'autres permettent de créer une synergie entre des
individus qui sont tous là pour apprécier la même chose.
« C'est pour la bonne ambiance, parce qu'on retrouve
toujours les mêmes gueules et que l'on s'est fait des potes. »
Roman
« Il y a de la communication entre les gens, tu passes
ta soirée à discuter, il y a des rencontres. »
Amaury
« En même temps, ils [les médias]
ne peuvent pas trop expliquer le lien que l'on peut créer avec plein
de gens. » Margot
Certaines caractéristiques de la teuf liées
à sa forme engendre un déconditionnement de la vie quotidienne
favorisant le sentiment de vécu collectif. Il s'agit principalement du
temps et de l'espace. En effet, une teuf se déroule la nuit, temps en
rupture avec le temps socialement organisé. Mais, en plus de cela, les
repéres sont brouillés : certains teufeur ne se couchent que
très tard dans la matinée, ou font nuit blanche. On ne dort que
lorsqu'on est fatigué, on ne mange que lorsque l'on a faim... Bref, la
« rupture avec le temps socialement organisé, est lui-même
propice au déconditionnement de la pensée » (Fontaine et
Fontana, 1996).
« Tu te coupes du temps, tu te coupes de la
technologie. Enfin moi, je ne veux jamais savoir l'heure qu'il et quand je suis
en teuf. Hors de question. Tu revis vraiment limite à l'ancienne. Et
à l'époque, les gens ils se parlaient, ils n'avaient pas le choix
parce qu'il fallait bien vivre ensemble, il fallait bien créer une
communauté. » Dorian
« Tu te dis que tu as toute la nuit, jusqu'au matin pour
faire... Tu évacues, tu ne penses plus à rien. »
Lisa
L'existence de cette expérience commune hors du temps
et de l'espace permet la création d'un sentiment de fusion
collective.
« C'est plein de convivialité, les gens sont
amicaux entre eux, ils s'aiment, ils rigolent. [...] Les gens sont
beaucoup plus ouverts les uns aux autres, ils vont beaucoup plus facilement les
uns vers les autres alors qu'ils ne se connaissent pas, ils rigolent entre eux.
» Théo
« Tu n'as même plus besoin d'une raison pour aller
vers les gens. A partir du
moment où tu es en teuf, le monde réel n'existe
plus. » Dorian
Ainsi, il apparaît que ce sentiment collectif de fusion est
un élément essentiel d'une free-party. Elle semble même
recherchée par les teufeurs.
3- Drogues et voyages solitaires
On l'a vu, de nombreux aspects de l'expérience teuf
amènent à penser qu'il s'agirait d'une expérience
communautaire tant elle est liée à la présence des autres
et aux interactions. Cependant, un autre facteur entre ici en compte. En effet,
la présence de substances psychoactives lors des teufs n'est plus
à révéler. La prise de ces dernières par les
teufeurs entraine ce que l'on peut appeler un état modifié de
conscience. Selon Astrid Fontaine et Caroline Fontana, « les états
modifiés de conscience sont des états passagers plus ou moins
spectaculaires distincts d'un état de conscience dit ordinaire. »
(1996). De manière assez générale, on peut penser que ces
« états seconds » sont vécus de manière
plutôt solitaire par les teufeurs.
Il existe différents types de drogues, qui ont chacun
des effets différents. Ainsi, on peut suivre le classement
effectué par Renaud Mousty (2003) en trois sous-groupes ayant des
fonctionnalités diverses. Premièrement, il y a ce que l'on peut
appeler les drogues sociales (cannabis, ecstasy ou alcool s'il est
considéré comme une drogue). Pour des raisons diverses, ces
dernières désinhibent le consommateur et lui permettent d'aller
plus facilement vers les autres. C'est d'ailleurs des effets de l'ecstasy
qu'est né le mythe des teufs comme lieu de débauche sexuelle.
Ensuite, existent les drogues hallucinogènes (LSD ou
kétamine). Comme leur nom l'indique, elles sont à l'origine d'une
perception déformée de la réalité. « Elles
amènent la déformation de l'espace-temps et une perception de la
soirée hautement individuelle. » (Mousty, 2003). Enfin, les
drogues énergisantes, comme les amphétamines, permettent
de tenir toute la soirée.
La plupart des teufeurs interrogés usagers
réguliers de produits psychotropes soulignent le fait qu'ils modifient
leur perception de la musique, des relations qu'ils ont avec les autres ou avec
l'environnement qui les entoure.
« Il y a toujours eu l'addiction aux produits et
à l'alcool. [...] Ça aide pas mal à rentrer dans
le truc. En teuf, j'ai toujours pris des produits. » Denis
« C'est sûr qu'avec un bédo ou un produit,
tu ressens la musique différemment
que quand tu n'as rien. [...] Mais ça
n'accentuait pas spécialement mon relationnel avec la musique, c'est
plutôt dans la perception des choses. [...] Mais ça
t'aide quand même à te mettre dans un état second.
» Gaël
C'est lorsque l'on évoque l'espace du
dancefloor que l'expérience de la drogue semble la plus
influente chez les enquêtés. Certains produits psychotropes ont
pour effet de modifier la perception des sens et de l'environnement : les
teufeurs vivent dans le son une expérience solitaire faite de voyages et
de questionnements.
« J'y suis toujours allé pour la musique et
les produits. Pas que la musique, et pas que les produits. Alors, en
début de soirée je n'étais pas au mur. Je me
défonçais la gueule en fait. Et après, quand
j'étais bien défoncé, j'étais au mur, je ne
décrochais pas le mur de toute la soirée. Tu ne vois pas le temps
passer en fait, moi je ne voyais pas le temps passer, j'étais devant le
mur abruti par la musique. » Denis
« Que ça rentre à fond dans ma
tête. Après, t'entends plus rien autour, t'es dans ta bulle.
D'ailleurs, tu les vois, tous ceux qui sont devant le mur, ce n'est
même
pas la peine de leur parler, ils ne t'entendent pas, ils ne
te voient pas. » Dorian
Cependant, la question des risques liés à cette
consommation est également présente dans le discours de ceux-ci.
Au-delà des risques de bad trip (mauvais voyages), très
peu évoqués par les teufeurs interrogés, le risque le plus
présent est celui de « rester perché », de subir une
décompensation psychiatrique. « Par la transe, le chéper
[perché en verlan] est monté à un niveau plus
élevé de sensations mais n'a pu redescendre à son niveau
normal. » (Pourtau, 2009).
« Je suis tombé dans des états
très... très seconds, très psychédéliques
même, très perché à un point... perdu quoi.
» Denis
« Ceux qui restent perchés, pareil, y en a.
Ils prennent des produits et ils restent perchés. Je pense que eux
ouais. Ils ont tapé vraiment la transe, et du coup le cerveau il n'a pas
suivi. Ils sont restés dedans. T'en voit des perchés des fois.
J'ai eu peur de ça des fois quand même. » Dorian
Pour la plupart d'entre eux cependant, la prise de drogues
n'est pas une condition nécessaire pour vivre « l'expérience
teuf ». Certains n'en ont jamais pris, d'autres ont arrêté ou
diminué pour des raisons diverses. Dans tous les cas, la drogue
apparaît comme liée à la teuf, mais n'influant pas sur le
plaisir ressenti.
« Tout le monde me dit de tester, mais je n'en ressent
pas l'utilité. Je suis bien là-
bas sans rien prendre. [...] Je ne bois pas, je ne
fume pas, je ne me drogue pas. » Lisa
« Avec la musique, tu pars vraiment ailleurs. Sans
drogues, hein. [...] Moi, je bois, mais je ne me suis jamais
droguée. » Margot
« Moi, ça fait plusieurs mois que j'ai
arrêté [la drogue] et je suis toujours hyper
content d'être devant le mur et de m'amuser à
fond avec les copains. » Théo
« Tu n'as pas besoin de boire ou de te droguer pour
aimer quelque chose. C'est comme dans la vie : si tu es en couple, tu ne vas
pas te défoncer pour aimer ton compagnon, parce que sinon, on ne s'en
sortirait plus ! » Amaury
Il faut cependant noter que, pour ceux qui associent teuf et
drogue, cette dernière amène, selon les produits utilisés,
des effets apportant souvent des expériences solitaires. Cependant, un
des enquêtés fait état d'un voyage qu'ils auraient fait
à plusieurs.
« Disons que c'est rare de se retrouver dans le
même délire. J'ai vu des choses sous trips que
généralement tu vois tout seul, et j'ai réussi à
voir les mêmes choses avec mon pote. » Roman
La consommation de produits psychotropes lors d'un
événement techno apparaît donc comme centrale pour la
majorité des enquêtés. Selon les produits utilisés,
elles amènent l'individu à faire l'expérience de deux
côtés ambivalents de la teuf : celui du plaisir personnel et celui
de la fusion collective.
|