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Du nomadisme contemporain en France avec les saisonniers agricoles qui vivent en camion

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par Anaà¯s ANGERAS
Université Lyon 2 - Master 2 Recherche Spécialité Dynamique des Cultures et des Sociétés 2010
  

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I. D'une expérience de terrain...

1) Une année de saisons en France

Partis de Lyon au début du mois d'avril, nous allons rendre visite à un collègue saisonnier, au Turzon, canal rejoignant le Rhône, situé en Ardèche.

Léon, que mon compagnon a rencontré l'hiver dernier, lors des cueillettes des pommes, vient souvent à cet endroit pour pêcher tranquillement, lorsqu'il ne travaille pas. L'endroit ne relève que peu de passages, et seules quelques personnes savent le trouver là. Sur la route depuis 25 ans, il vit aujourd'hui dans un fourgon qu'il a aménagé lui-même, disposant ainsi d'un lit, de feux de cuisson alimentés au gaz, de rangements, de placards, de banquettes autour d'une table, ainsi que d'un poêle à bois.

Nous rencontrons alors Ali, qui vit lui aussi dans un camion aménagé. Il a rejoint Léon pour pêcher, ayant quelques jours de repos devant lui avant d'entamer son prochain emploi de tractoriste. C'est le début de soirée, et Léon ne manque pas de nous recevoir chez lui autour de l'apéritif, puis d'un repas. La petite télévision à fréquence de Léon est allumée, et nous discutons encore un bon moment après la nuit tombée, en buvant du vin rouge et en fumant des cigarettes.

Le lendemain, Léon et Ali nous réveillent aux aurores avec un sandre de belle taille. Les cannes restent à l'eau toute la journée. Je passe la matinée à discuter avec Ali qui revient tout juste du Portugal, où il a passé l'hiver. En me tendant un « pétard » d'herbe, nous parlons de lectures, de voyages, tandis que Léon et mon compagnon sont partis faire quelques courses ; puis nous préparons ensemble le repas de midi, tout en buvant une bière. Cette mi-journée se passe entre pêche, « joints » et discussions, au soleil. On parle de l'état de nos véhicules, des réparations et l'achat des pièces à prévoir, ainsi que des chiens qui les accompagnent. Les ouvriers, sur la rive d'en face, peinent à leur tâche et nous regardent, un peu découragés. Quant à nous, on ne les envie surtout pas, car notre tour de travailler viendra bien assez tôt... En attendant, on en profite pour faire la sieste.

La soirée se passe tout aussi agréablement que la veille, entre l'apéritif et le repas, préparé par Léon, que l'on déguste chez lui. On discute de l'actualité, de nos idées, des anecdotes qui ont pu nous arriver récemment, et des dernières nouvelles des connaissances que nous avons en commun.

Mais il nous faudrait tout de même trouver assez rapidement du travail. Dans cette zone, il existe de nombreuses offres d'emplois saisonniers en agriculture pour les mois à venir, puisque l'été va bientôt s'annoncer. Nous avons repéré quelques annonces sur le site Internet de l'ANPE et, avant de partir de Lyon, nous avions obtenu un « peut-être » d'un cultivateur de fraises pour le mois de mai. Il était convenu qu'il nous rappelle, pour confirmer notre place et nous indiquer une date approximative d'embauche. Pas vraiment convaincus de pouvoir compter sur ce producteur, nous voulions nous assurer ailleurs d'un autre travail. Léon nous parle d'un couple d'amis qui devraient travailler dans la vigne au mois de mai, à quelques kilomètres du Turzon : peut-être y aurait-il de la place pour nous aussi.

Benjamin et Noémie, notre couple d'amis de Lyon, qui s'essayent eux aussi à ce nouveau mode de vie, nous ont rejoint ce soir. Ils souhaiteraient également travailler ces prochains mois. En attendant demain, nous passons une bonne soirée autour d'un repas, en écoutant de la musique et en entonnant des chansons punks que nous connaissons bien, s'enivrant jusque tard dans la nuit.

Le lendemain matin, le temps est couvert et nous incite à nous motiver pour une autre journée de recherche d'emploi. Après le café que nous offre Léon, nous décidons de nous rendre directement chez les agriculteurs des environs. Sans succès : les familles rencontrées nous expliquent n'employer personne pour le moment. Nous avons tenté notre chance à l'ADEPA de la Voulte-sur-Rhône, ainsi qu'à une Coopérative agricole, pour en revenir bredouille également, personne ne se trouvant dans les locaux.

Ce soir, Ali nous propose des « trips », et des fous rires s'élèvent jusque tard dans la nuit...

Le lendemain matin, il était déjà reparti avant qu'on ne se lève... Peut-être le recroiserons-nous plus tard.

Léon nous amène aujourd'hui à Granges-lès-Valence, pour rencontrer Thomas et Béa. Phil et Kristin, dont j'ai fais la connaissance en octobre dernier, sont avec eux. Ces deux couples vivent aussi dans des camions, et se connaissent depuis de nombreux mois. Ils se trouvent souvent dans cette réserve communale, dont le chemin d'accès pour y parvenir n'est pas bien visible de loin.

Situé au bord du Rhône, c'est un endroit assez calme, riche en végétation et en faune. Il se trouve aussi à proximité de quelques supermarchés, de containers de tri des déchets et l'approvisionnement en eau est possible un peu plus loin. Leurs chiens nous accueillent d'abord, en faisant la fête à Léon, qu'ils reconnaissent tout de suite, mais prennent le temps de nous sentir, mon compagnon et moi, d'un air méfiant. Phil, Kristin, Béa et Thomas sont assis à l'ombre de leurs camions, autour d'une table de camping. Ils nous proposent une bière à chacun. Léon leur demande pour nous les coordonnées du vigneron chez qui ils doivent ébourgeonner sous peu. Béa m'inscrit sur un bout de papier l'adresse et le numéro du producteur, en ajoutant : « je ne sais pas s'ils cherchent encore du monde, c'est possible que non, vous verrez bien... ». Léon leur propose ensuite de nous rejoindre au Turzon, jugeant qu'ici, il y a trop de passants : « Comparé à il y a quelques années, c'est plus pareil, on est bien moins tranquilles. Soit on est emmerdés par les bourges qui habitent à côté et qu'on dérange, soi-disant, soit c'est par les flics qui nous disent de dégager sans discuter...». Nous restons avec eux un petit moment encore; peut-être passeront-ils nous voir un peu plus tard dans la semaine.

Le lendemain, notre voiture ne démarre plus. Léon veut bien jeter un coup d'oeil et réfléchit à qui téléphoner, qui pourrait nous dépanner. Dans l'après-midi, il remarque que le problème réside dans un manque d'arrivée d'essence.

En début de semaine, mon compagnon accompagne Léon pour Crest, petite ville en Drôme, à 30 kilomètres du Turzon. Là-bas, Léon peut récupérer régulièrement son courrier au sein de l'association « Dialogues », qui assure, chaque matinée de la semaine, une permanence d'accueil de jour. Ce point d'accueil permet aux gens de bénéficier d'une adresse et d'attestations de domiciliation. Mon compagnon a pu à son tour en obtenir une très rapidement. Dans les locaux de l'association, est une douche est mise à disposition pour tous les gens de passage, et le café leur est offert toute la journée. On peut aussi rencontrer une assistante sociale le matin, qui aide aux démarches d'aide sociale ou pour toute autre nécessité administrative.

Léon et Matis sont ensuite revenus avec Ali qu'ils ont croisé là-bas. Lui vient d'apprendre qu'il a enfin obtenu le R.M.I. Pendant que je tente de monter et de prendre une douche, parmi les fourrés, à l'abri d'une bâche - bien maladroitement, ce frêle édifice finissant par me tomber sur la tête au beau milieu du savonnage, Ali, Léon et Matis enlèvent le siège arrière et mettent sur cale une des roues de la voiture, pour atteindre la jauge du réservoir. Ali avait eu, plus jeune, le même modèle : il s'est proposé de nous donner un coup de main. Effectivement, c'est la durite d'arrivée d'essence qui est percée, d'où la fuite... Léon nous donne alors une partie de celle qui compose son groupe électrogène, ce qui permet de réparer la « 205 ».

Ce soir, Ali invite chez Léon l'homme qui a amarré, seul, il y a quelques jours, sur la même berge où sont garés les camions. Il vient de Genève, dans un petit bateau d'une tonne, essayant de se rendre ainsi jusqu'à Marseille. Il nous demande ce qu'on fait « dans la vie » et d'où l'on vient. Il veut savoir si les policiers ou les gendarmes du coin passent souvent par ici, et s'ils nous permettent de rester longtemps à cet endroit. Léon lui réplique alors : « Ils sont déjà venus me voir, en me disant que je n'avais pas le droit d'être là, parce que ça appartient à la C.N.R. [la Compagnie Nationale du Rhône]. Mais quand je lui ai répondu : ` ça - y avait un bidon de 15 litres d'essence ou de produits chimiques, je ne sais pas, j'ai pas voulu l'ouvrir, que j'avais sorti du fleuve - ça non plus ça n'a pas le droit d'être là', ils m'ont laissé tranquille. Ils savent que je pêche, je leur ai montré ma carte ». La carte de pêche, qui se paye annuellement, lui permet, en cas de contrôle policier, de justifier sa présence en toute légalité, du fait qu'il pêche. Peu de temps après, ce « marin » nous laisse pour rejoindre son esquif.

Le lendemain matin, de bonne heure, Léon vient à notre tente nous réveiller. Il pense qu'il faut au plus vite chercher la pièce qui manque sur la voiture. Il craint que la police nationale ne vienne nous déloger : une voiture de fonction de la C.N.R. vient de passer. D'après Léon, « le directeur de la C.N.R. ne veut pas de squattage le long du Rhône. Faut pas qu'on traîne, les keufs peuvent débarquer d'ici un quart d'heure s'ils les ont appelé. Moi, ils me connaissent, ils me diront peut-être rien, mais dès qu'ils voient du monde, et en plus une toile de tente... Faut pas oublier qu'ils ont interdit le camping sauvage en Ardèche ! S'il vient ce type, j'essaierai bien de discuter avec lui parce qu'ils nous interdisent de camper le long du Rhône mais eux ils ont le droit de le polluer jusqu'à Marseille ! ». Puisque notre voiture est encore sur cale et qu'il est interdit par la loi d'entreprendre des réparations mécaniques en dehors d'une propriété privée ou d'un parking, ils pourraient facilement nous accuser de dégrader l'environnement en laissant là une épave... Nous nous dépêchons donc de changer la durite dans l'après-midi et de tout remonter. Jusqu'au soir, personne d'autre ne passe.

Un garde de la C.N.R est revenu le lendemain matin. Il connaît déjà Léon ; il est venu directement lui parler. Il veut savoir à qui appartient cette toile de tente, Léon lui explique que nous sommes à la recherche de travail en ce moment et que nous ne resterons pas là longtemps. Mais le garde lui rétorque qu'il ne peut pas nous laisser camper ici, qu'il faut partir, en faisant une remarque quant à un sac poubelle, laissé en évidence près du fourgon de Benjamin. Léon nous en veut que soient passés les gardes deux jours d'affilée, à cause de notre négligence. Il nous fait bien comprendre, à force de nous le répéter, qu'il nous faut être plus discrets les prochaines fois, au moins par respect pour les autres nomades comme nous. Car, à cause de cet incident, Ali a préféré partir de son côté ce matin : avec du sursis au dessus de la tête, une simple amende lui aurait valu de sérieux problèmes. Léon nous parle encore longtemps de ce type d'erreurs à éviter qui sont, selon lui, autant de bons prétextes pour le gouvernement de nous empêcher de vivre tranquillement notre mode de vie. Raisons qui leur suffisent à placer, par la suite, des barrières, sur la plupart des chemins qui accèdent à des emplacements un peu agréables, ou, même, à envoyer systématiquement les forces de l'ordre.

Cet épisode désagréable nous met dans la gêne face à Léon, que notre compagnie n'enchante peut-être plus tellement. Cela, additionné au fait que nous n'avons toujours pas trouvé de travail, nous incite à partir.

Benjamin et Noémie nous suivent. Nous continuons de visiter les cultivateurs autour de la Voulte-sur-Rhône, mais sans rien de concluant : « Avec tout ce qu'il a gelé [en mars dernier], ça ne va pas arranger tout le monde, nous autres et les gens comme vous... », nous dit une agricultrice. Nous allons ensuite à Tournon-sur-Rhône tenter notre chance dans une coopérative agricole et une ANPE, où l'on nous fait remplir des fiches d'inscription pour l'été à venir, mais sans grande conviction... Les employeurs agricoles cherchent parfois leur personnel deux à trois mois à l'avance, mais il n'est pas rare qu'au dernier moment, des employés se désistent, et il peut rester des places de « dernière minute ». Ou encore que l'employeur privilégie les personnes issues de son propre département, en qui il pense pouvoir accorder plus de confiance, ou parce qu'il doit réduire son effectif car la récolte n'est finalement pas suffisante. Il n'est donc pas toujours utile, en saisons agricoles, de prévoir de travailler longtemps à l'avance, ou de compter trop sûrement sur un exploitant qu'on ne connaît pas encore. Egalement, la récolte dépend jusqu'aux derniers instants des effets météorologiques : les dates où débutent le travail ne sont largement qu'indicatives et souvent modifiées à l'approche de la période prévue. Il ne faut pas être pressé, tout en restant disponible.

En nous arrêtant dans les Gorges du Doux, nous rencontrons un jeune homme, qui gare sa voiture au même moment. Il engage la conversation en nous déconseillant d'emprunter le chemin de gravats avec nos véhicules, trop accidenté. Après nous être présentés, il nous propose de la nourriture qu'il a récupéré la nuit dernière dans les poubelles d'un supermarché des environs : des fruits, des légumes, du pain, des yaourts, du chocolat,... des invendus encore consommables mais interdits à la vente, en raison de la date de péremption trop proche: « Il y en a plein tous les soirs, même pour mon chien... Moi, je suis tout seul, je pourrai pas tout manger avant que ça ne pourrisse, alors prenez-les. » Nous lui proposons de partager avec lui notre repas, sur la plage, bien qu'il m'ait averti : « C'est gentil, mais, je ne crève pas de faim, tu sais... ». Nila est israélien. Il travaille en France depuis un an et demi. Il est dans la région depuis quelques jours, attendant que débute l'éclaircissage des arbres fruitiers, puis il espère pouvoir enchaîner sur les cueillettes, dans la même exploitation où il avait été embauché l'an dernier. On lui a prêté une voiture pour la saison, où il passe ses nuits, ou dresse une toile de tente quand il le peut. Nila nous parle d'un accueil de jour, qui se situe à la sortie de la ville, où l'on pourrait se doucher. Destiné aux Sans Domicile Fixe, les bénévoles proposent également quelques lits d'appoint, le petit-déjeuner, une gazinière pour préparer ses repas de la journée, et mettent à disposition une machine à laver et un sèche-linge pour une somme très modique.

Nous quittons Nila pour repartir en direction de Colombier-le-Vieux. Nous souhaitons rendre visite à la famille Sapet, qui nous emploie depuis les trois derniers étés, en cueillettes des cerises et des abricots. Ils habitent à une vingtaine de kilomètres seulement : c'est l'occasion d'aller les saluer. Peut-être André connaît-il des agriculteurs à la recherche de personnel ces temps-ci? Arrivés chez lui, il nous conseille d'aller voir du côté de St Donat-sur-l'Herbasse, près du département de l'Isère : on ramasse les asperges en ce moment. Nous passons la nuit au bord du lac du village, et repartons dès le lendemain. Avant de prendre la route, nous décidons d'aller au centre d'accueil dont nous a parlé Nila, la veille, souhaitant vivement prendre une douche.

Un travailleur social nous demande nos noms et notre âge (fictifs, si l'on préfère), nous expliquant que l'association devait, à présent, justifier son activité et la nécessité de ce local : le maire de Tournon ne souhaite plus voir de « squatteurs » ou de « jeunes vagabonds » arpenter les rues pendant la saison estivale, et fait pression sur le centre d'accueil pour qu'ils diminuent ses fréquences d'ouverture. Celui-ci n'ouvre plus qu'une matinée et un après-midi sur deux, pendant l'été. Un des trois référents nous indique le fonctionnement et les règles de l'association, tandis que cinq autres personnes sont également présentes. Quelques uns portent de lourds sacs à dos, accompagnés de leurs chiens, et une ou deux autres personnes sont en camion, garés non loin. Nous recroisons Nila ce matin-là, qui participe à balayer la salle, avant sa fermeture.

Dans la vallée de l'Herbasse, la saison de récolte des asperges n'est pas suffisamment rentable pour employer plus de personnel. Les producteurs de tabac ne semblent pas intéressés, non plus, par notre démarche. Un producteur d'abricots n'a pas encore constitué d'équipe mais, malgré une discussion cordiale d'une demi-heure, il ne nous garantit pas de nous prendre. Nous-mêmes, nous sommes un peu sceptiques devant ses propos : « Chaque année, c'est pareil, j'ai des problèmes avec les employés. Ils ne sont pas contents parce que je les paye que deux mois après (sic), ils râlent, alors maintenant, je préfère prévenir. Et puis à chaque fois faut s'occuper d'eux, j'ai pas le temps. Je préférerai qu'ils se débrouillent tous seuls. » Ces dires nous laissent à penser que nous préférons largement retourner chez André cet été...

Bien souvent, les agriculteurs préfèrent nous refuser les emplois qu'ils proposent car - et à juste titre - nous manquons d'expérience. Mais comment pouvoir en disposer un jour si nous ne parvenons déjà pas à insérer de « premières adresses »? J'entreprends donc une large prospection téléphonique, à partir des pages de l'annuaire du département, décidée à, pratiquement, nous « vendre ». Quelques producteurs me donnent le contact de confrères : « Il emploie du monde ces temps-ci, alors si vous êtes sérieux... », et d'autres, simplement quelques encouragements à continuer nos recherches d'emploi... Finalement, deux maraîchers se trouvent vraiment intéressés : ce serait pour le début du mois de mai. Nous attendons maintenant qu'ils nous rappellent, dès qu'ils pourront estimer une date à laquelle débuter. Benjamin et Noémie préfèrent «se poser » quelque part avec leur « J9 », souhaitant économiser leur gasoil ; nous nous rejoindrons sous peu. Nous retournons alors au Turzon pour une nuit, le temps de récupérer mon chat, resté avec Léon, et « prendre la température »...

Pendant que nous étions partis, Ali est revenu au Turzon. Apparemment, nous ne sommes pas les malvenus mais, ce soir, ils nous reparlent encore assez longuement de l'image que notre conduite a pu donner. Ils nous citent beaucoup d'exemples de personnes qu'ils choisissent de ne plus fréquenter, à cause de ces raisons. Ali appuyait les propos de Léon: « C'est comme `ne pas tendre le bâton pour se faire battre'...»

Thomas et Béa passent un peu plus tard. Maintenant que mon compagnon a le permis, Thomas nous propose de nous revendre son vieux fourgon : « Ca serait pour vous du provisoire, vu l'état du `J7', c'est pour ça que j'en change, mais c'est quand même mieux que la voiture, en attendant de trouver un autre camion en meilleur état... ». Nous projetons effectivement de nous en procurer un, d'ici la fin de l'été.

Une semaine plus tard, le primeur « bio » nous rappelle pour nous proposer trois à quatre heures de travail par matinée. La fraise, fruit très fragile, ne se conserve pas : il en cueille un peu tous les jours pour les livrer l'après-midi même. « L'idéal, pour vous, serait de jongler avec une autre activité l'après-midi, parce que ça ne va pas vous faire grand'chose à la fin... ». Il nous a donné rendez-vous chez lui, à Peaugres, pour la semaine d'après, en vue de signer les TESA de déclaration d'embauche : nous pourrons commencer le mardi suivant. Entre-temps, il trouve pour nous la solution de travailler les après-midi et les samedis à l'ébourgeonnage de vignes, chez un autre patron, à une quinzaine de kilomètres de chez lui. Assurés de ce futur emploi, nous donnons la seconde « adresse » de récolte de fraises à un autre couple d'amis saisonniers, qui ont pu, eux aussi, se faire embaucher.

Il nous reste une semaine de « vacances »... Nous rejoignons Benjamin et Noémie, à Chanas, où ils ont déniché un coin tranquille, au bord d'un petit cours d'eau, éloigné des habitations. Dans la nuit, un petit groupe en camion arrive bruyamment pour s'installer de l'autre côté de la rive. Le lendemain matin, nous les apercevons ramasser du bois, et ils nous invitent à venir prendre le café. Ils sont trois, deux hommes et une femme, et dorment ensemble dans le même fourgon, très peu aménagé. Nous ne savons pas vraiment ce qui les amène par ici, à part le fait d'avoir eu besoin d'un endroit au calme et au plat pour dormir un peu, avant de reprendre la route pour Tournon.

Nous nous rendons chez la famille Perrier à la date convenue. La patronne nous reçoit chez elle, en attendant son époux, qui arrive peu après sur son tracteur, accompagné du vigneron. Ils nous expliquent qu'ils attendent de nous, principalement, ponctualité et soin à la cueillette, due à la grande fragilité du fruit. Nous leur parlons de notre expérience en agriculture mais c'est plutôt la question du logement qui leur pose problème. Ils n'osent pas nous placer derrière chez eux : « Avec la route nationale juste derrière, les flics vont venir illico quand ils vous verront... ». Ils ne disposent pas encore de sanitaires ou de « coin cuisine » pour les employés, et le vigneron n'a pas non plus d'endroit chez lui pour nous loger. De notre côté, nous ne voulons pas séjourner dans un camping, où l'on nous ferait payer un emplacement. Ils comprennent vite notre position : « On va réfléchir à une solution d'ici mardi. Si on trouve quelque chose, vous nous direz si ça vous convient. ».

Manu nous a rappelé, quelques jours après, pour nous emmener chez un paysan, qui a reconverti son domaine en « camping à la ferme » et « chambres d'hôtes ». Nos deux patrons se sont arrangés entre eux et prennent finalement eux-mêmes en charge notre location. Nous pouvons ainsi disposer à tout moment des toilettes et de la salle de bains de la maison. On nous a installé sur une terrasse de terre battue, d'où le point de vue embrasse un large et bel horizon.

Voilà le premier jour de travail. Nous nous levons à cinq heures le matin, pour être déjà accroupis devant notre rangée, dès six heures. La fraise n'ayant pas de peau, on ne la touche pas avec les doigts mais on la cueille en cassant sa queue, entre le pouce et l'index. On les place directement dans des barquettes en plastique, de telle sorte que la queue et les imperfections soient cachées, la partie la plus rouge du fruit placée en évidence. Nous sommes payés à l'heure tandis que, dans de plus grandes exploitations, on nous paye à la tâche. Nous évoluons à travers la serre sur les genoux, en appui sur les orteils, ou le dos courbé, pour être à hauteur des buttes. Tout n'est pas encore mûr, et nous repasserons deux à trois fois sous les serres durant le mois. Selon la commande du jour et le stade de maturité, il nous arrive de travailler jusqu'à onze heures, ou seulement jusqu'à huit ou neuf heures. Les courbatures du lendemain ne nous incitent pas à apprécier ce travail, que l'on trouve difficile. Mais, au bout de quelques jours, les douleurs finissent par s'atténuer.

L'après-midi, chez le vigneron, le soleil se fait plus assommant. Bien qu'il y ait plus d'air que sous les serres, il fait déjà très chaud pour un mois de mai. Ici aussi, il s'agit d'un travail qui s'effectue accroupi, ou le dos courbé. C'est la période pour ébourgeonner (ou épamprer) : un des nombreux passages possibles dans une vigne sur une année, qui suit la taille hivernale, précède les vendanges vertes et les vendanges de septembre. Nous sommes huit à travailler, chacun dans sa rangée. Selon les cépages et la surface du terrain, la longueur d'une ligne peut varier de 50 à 200 mètres. Cette année, le climat particulièrement chaud de ce printemps fait si vite pousser la vigne qu'il y a du retard : les jeunes tiges deviennent de plus en plus longues et rigides, elles deviennent encore plus difficiles à sectionner à la main. Il nous faut nous presser de terminer les parcelles, avant les jours de grand vent. Nous les relevons ensuite entre des fils de fer, qui les maintiendront à la verticale tout le reste de l'année, puis nous les attachons.

Les conditions météorologiques très pluvieuses de cette année nous laissent l'occasion de nous remettre, de temps à autres, de nos efforts mais, après trois semaines de travail, nous n'avons finalement pas comptabilisé autant d'heures que nous l'aurions souhaité.

Nous sommes à la fin du mois de mai. La famille Sapet nous attend pour la récolte des cerises qui, cette année, a une semaine d'avance. Mais, tandis que nous nous apprêtions à les rejoindre, André nous prévient que la cueillette de la première variété est pratiquement terminée : les fortes pluies et la grêle, tombées quelques jours plus tôt, n'ont laissé que deux à trois jours de travail aux cueilleurs présents avant nous. Nous avons finalement un peu de temps devant nous, pour nous rendre à Colombier le Vieux, en attendant que mûrissent les variétés tardives. La pluie, qui semble ne pas vouloir cesser depuis plusieurs jours, nous dissuade de chercher du travail, pour les jours « creux» à venir. Autant en profiter pour se reposer et faire ce qui presse, avant que le travail, aux cerises, ne nous prenne bientôt tout notre temps et notre énergie.

La saison de l'année dernière avait été faste et lucrative, mais cette fois-ci, le tri est de mise, et ce, dès le premier jour. Abîmées et éclatées par la pluie et le soleil, nous risquons de ne pas faire notre compte autant que nous l'aurions espéré...

Il pleut lourdement, ce quatrième matin, ce qui n'arrange rien à notre affaire de rendement : nous disposons déjà d'une journée de repos « forcée ». Le tri des cerises retarde la cueillette et, forcément, le nombre de cagettes remplies... Nous sommes payés au poids, s'évaluant cette année à 0, 52 euros le kilo. Les cagettes de cerises en contiennent 5 kilos : il faut donc environ 25 cagettes pour atteindre le S.M.I.C., dans une journée de 8 heures. Selon la force d'endurance, la technique, le caractère et la motivation de chacun, les cueilleurs ne ramassent pas tous de la même manière. Il est possible de choisir soi-même son temps de travail, selon son rythme personnel, tant que nous parvenons à un minimum requis dans la journée : quand on se sait capable d'un certain chiffre en un certain temps, après quelques saisons, on peut se permettre de commencer la journée plus tôt, ou de la finir plus tard, de s'aménager un temps pour la sieste ou pour descendre à la ville faire des courses.

Une journée de cueillette peut vite devenir lassante, à force de compter nos résultats, quand on a le sentiment que « ça ne vaut pas le coup ». Dans les champs, on surveille constamment son rythme équivalent à l'heure, on s'enquiert des résultats des autres, on calcule à combien cela va nous revenir en liquidités... Le soir aussi, avec une apparence quasi-obsessionnelle, on reparle de notre journée, on recompte et on compare les records, on commente la qualité du verger, cherchant à se situer plus ou moins bons cueilleurs... La fatigue physique et le manque de sommeil, liés à ce fonctionnement, génèrent parfois des tensions : il y a souvent au moins une personne qui estime avoir eu un moins bel arbre que son voisin, se trouver dans une rangée plus abîmée qu'une autre, ou s'énerve pour un autre prétexte.... Pour le saisonnier, c'est le moment de se constituer un pécule pour l'hiver : prévoir financièrement son temps de repos en hiver, un projet de voyage pour certains, un projet artistique pour d'autres. Daniel, par exemple, aux cueillettes des pommes, voit en chaque palox rempli une semaine de nourriture! Il entend donc bien en ramasser un maximum pour s'assurer de passer l'hiver tranquillement.

Nous ne sommes maintenant plus qu'une dizaine, pour encore une petite semaine de travail. La saison des cerises n'a finalement pas duré autant que prévu. Les dernières pluies ont achevé d'abîmer les fruits, et de nous user physiquement et moralement, à force de tri. Il reste encore quelques cerises bien mûres, et les abricots précoces sont déjà prêts à être cueillis. Quelques personnes reviendront pour la récolte des abricots, d'ici une quinzaine de jours, mais, ayant subi le gel au mois d'avril, elle ne donnera pas beaucoup de fruits, et, donc, de travail : dix jours, tout au plus.

La fin de la cueillette des abricots approche, et tous attendent avec plaisir la fête traditionnelle de la « Reboule » : la famille Sapet réunit, à cette occasion, tous les salariés autour d'un repas, la veille du départ, avant que chacun reparte de son côté.

Les bonnes « adresses » se donnent parfois entre saisonniers, mais avec, toutefois, un peu de réserve. Car elles sont plutôt rares: il ne faudrait pas que la conduite déplacée ou incorrecte d'un saisonnier, peu conscient des considérations alentours, ne déteigne sur la personne qui le lui a recommandé, prenant ainsi le risque d'être catalogué de la même manière et, ainsi, de la perdre. A l'inverse, également, un agriculteur qui apprécie un saisonnier pour ses qualités de travail, où rapidité et soin sont requis, n'hésitera pas trop à employer aussi ses amis. Quand Ali établit le contact entre un de ses patrons et nous pour travailler à l'éclaircissage des pommiers, près de Sisteron, nous prenons bien garde : ni de faire regretter à ce producteur la confiance accordée à des saisonniers, ni à Ali sa gentillesse d'avoir pensé à nous et de nous permettre de combler notre manque pécunier. Il lui a déjà parlé de nous, affirmant qu'on savait « bosser ». Ali nous a rassuré : « Si vous ne le voyez pas, c'est qu'il est content, tout va bien. ». En effet, nous ne l'avons que très peu croisé. En nous apportant notre paye, le dernier jour, sa fille nous invite à revenir pour la cueillette prochaine, au mois d'octobre.

Au mois d'août, je prends contact, par téléphone, avec une famille de vignerons, en Champagne-Ardennes : elle est à la recherche d'un groupe autonome de six ou sept personnes, pour constituer une équipe à la tâche. Quelques amitiés, qui souhaitent travailler aussi, rejoignent la proposition, et il ne faut pas plus d'une journée avant de trouver les deux autres. Nous nous présentons chez eux, au début du mois de septembre.

Les vendanges en Champagne, lorsqu'elles sont rémunérées au rendement, sont réputées pour la possibilité de gagner bien plus d'argent qu'en une journée habituelle payée au S.M.I.C. Et pour preuve : dès le deuxième jour, le temps de s'organiser et d'accorder nos rythmes, la pesée de la fin de journée indique que nous obtenons un peu plus de 100 euros chacun, pour une journée de 9 heures. Nous voyons le producteur lorsqu'il vient chercher les caisses, le soir, vers 18h, signe que la journée s'achève, nous indiquant la prochaine parcelle à vendanger. Tandis que les conventions M.S.A. stipulent sur papier que « les tâcherons ne sont ni nourris, ni logés par l'employeur », la famille Beaufort nous prête une maisonnette où nous pouvons dormir au sec et préparer nos repas. Elle nous apporte chaque soir les restes intacts des repas de la veille de l'équipe dite à l'heure, ainsi qu'une bouteille de son Champagne, satisfaite de nos efforts de tri et du peu de grappes oubliées sur les ceps

Les vendanges durent neuf jours d'intensité physique et de bonne humeur collective. Quand on sait que chacun d'entre nous repartira avec une paye équivalente à 3 semaines de salaire, on garde plus facilement le sourire ! Le temps clément et ensoleillé, rare dans cette région d'une morne humidité, nous a certainement permis d'accéder à de tels résultats - même en joyeux Beaujolais, payée à l'heure, l'équipe la plus rapide et efficace deviendra subitement molle, gauche et démotivée sous les averses...

Nous nous sommes trouvés plutôt chanceux pour de premières vendanges en Champagne : des amis de Mathilde, qui travaillent à quarante kilomètres de là, pour un prestataire de service, leur fournissent seulement un terrain boueux de cinquante mètres carrés, pour loger sous tentes une équipe de vingt-sept personnes et leurs vingt-neuf chiens...

Avec le salaire perçu aux vendanges, nous pouvons à présent nous occuper de l'état de notre nouveau véhicule « qui a de quoi offrir une  belle maison », comme nous l'affirme Léon. Depuis fin août, nous avons fait l'achat d'un vieil utilitaire (plus vieux que moi !), constitué d'une caisse en aluminium, de 4,20 mètres de long, 2,20 mètres de large et 3,60 mètres de haut, de couleur jaune. Mais il aurait rapidement besoin que l'on effectue de nombreux travaux mécaniques et d'étanchéité avant de commencer à l'aménager. Il vaut mieux profiter des derniers beaux jours pour en réaliser d'abord les plus urgents, avant l'arrivée de l'hiver. Nous nous doutons déjà que nous devrons nous contenter, pour quelques mois encore, de peu de confort matériel, avant le printemps et la reprise du travail saisonnier prochains, qui nous permettra de financer l'aménagement, prévu pour l'été suivant.

Il nous faut une semaine, et trois centres de contrôle technique différents, avant de parvenir à en dénicher un dont le bâtiment serait suffisamment haut, pour recevoir notre véhicule. Et une semaine de plus, entre Crest et Valence, pour obtenir tous les justificatifs nécessaires en vue d'éditer la carte grise. Car qui dit « carte grise » dit aussi « adresse » : l'attestation de domiciliation émise par l'association « Dialogues » fut acceptée avec peine, par une fonctionnaire de la préfecture assez méfiante... Sans compter la semaine de vraie bataille avec l'assureur, dont il faut surtout s'armer de sang-froid pour parvenir à lui faire comprendre le même détail. Mais, cette fois-ci, l'attestation de domiciliation n'est pas suffisante : nous devons, avec dépit, recourir à l'adresse parentale.

Durant ce temps, nous avons rejoint Phil et Kristin à Granges-lès-Valence, qui reviennent des vendanges, dans le Diois. Thomas et Béa sont là, eux aussi, occupés à des travaux sur leur nouveau fourgon : le pare-brise de leur ancien « J7 » a explosé, ils sont maintenant bloqués ici, le temps d'aménager et de transférer leurs affaires dans leur nouveau « Mercedes ». Le soleil d'automne nous offre ses derniers rayons: il fait encore suffisamment bon pour manger dehors.

Phil et Kristin connaissent bien la vie sur la route, qu'ils mènent ensemble, depuis dix ans. Ils l'ont faite un moment en sacs à dos, avant de vivre en camion. Leur « C35 » est le troisième qu'ils ont aménagé : ils savent bien ce que c'est de se retrouver bloqués à cause de pannes et d'attente de pièces à changer : « on n'est pas toujours aussi mobile qu'on le souhaite... ! ». Nous colmatons les trous de la carrosserie et refaisons les jointures du toit en quelques jours, juste avant qu'il ne pleuve, aidés des conseils de Phil et Thomas, plus expérimentés que nous dans ce domaine. Phil et Kristin nous offrent notre première plante verte, pour notre prochain aménagement. En attendant que chaque chose ait sa place, il nous faut souvent penser à tout caler et sangler avant chaque départ, sans quoi, bien des choses se déplacent et se brisent, lors de virages ou de manoeuvres...

Kristin et Phil prévoient de monter plus haut en Ardèche, pour cueillir des champignons et se balader. Seule une casse, de tout le Nord de la vallée du Rhône, possède les pièces dont nous aurions besoin et, comme le propriétaire s'en doute, il en profite pour nous les vendre à un prix exorbitant. Nous repartons pour Lyon, où nous pourrons être accueillis avec notre camion, souhaitant profiter des vacances de la Toussaint, et de la place disponible d'un parking, que nous connaissons déjà.

Je réalise à quel point il est difficile de séjourner à Lyon avec notre camion, que ce soit pour circuler, trouver une place où l'on ne dérangera personne, ou vis-à-vis des forces de l'ordre, qui ne manquent presque jamais de contrôler nos papiers, d'un air suspicieux. Un d'entre eux nous a demandé, une fois : « Même si vous êtes sans abris, vous avez rien trouvé de mieux que de vivre là-dedans ? » Ou, encore, lorsque nous le parquons derrière un collège - à une place réservée, la seule vue de notre maison mobile semble faire désordre pour le personnel administratif et les parents d'élèves : il attire l'oeil et soulève des commentaires (« C'est quoi, ce truc ?... »). Nous comprenons vite que nous ne serons pas tranquilles ici. Nous préférons donc terminer au plus vite ce qui nous reste à faire en ville, avant de repartir ailleurs. Il ne nous reste plus qu'un mois avant la contre-visite du contrôle technique: nous retournons dans les environs de Crest.

Léon est au Turzon depuis quelques jours, il vient de terminer la cueillette des pommes. Il nous déconseille tout de suite le poêle que nous venons d'acheter : il risquerait, vu son mauvais état, de mettre le feu à tout le camion. Il nous faut tout un après-midi pour changer la porte, avant droite, de la cabine conducteur. Les pièces récupérées sur l'ancienne porte nous permettent de réparer, aussi, celle de gauche. Mais, au moment de démarrer le camion pour aller faire quelques courses, la pédale d'embrayage ne répond plus, et nous laisse bloqués là. Cela nous signifie vivement l'urgence de l'entretien de quelques parties mécaniques... Ou plutôt devoir changer une pompe de liquide de frein, comme le pense Léon ? En tous cas, on ne peut pas partir pour le moment, et s'il faut acheter une pièce neuve, ce ne sera pas avant lundi... L'hiver approche peu à peu, il commence à faire froid et le vent s'est levé. Je commence à craindre notre situation puisque notre habitat n'est pas encore isolé... « Ce ne sera pas la seule fois qu'on se retrouvera bloqués quelque part, tu sais, mais là, au moins, il y a quelqu'un pour nous aider, ce qui ne sera pas certain pour les prochaines fois où ça arrivera... », me rappelle alors mon compagnon. Les petits travaux de résine et de scie sauteuse, que j'ai prévu pour le lendemain, devront attendre aussi... Pourtant, ce n'est pas le temps matériel qui nous manque, au contraire, mais le mistral s'est levé et pourrait bien ne pas cesser avant plusieurs jours... Matis et Léon ne souhaitent pas, non plus, travailler sur les camions par ce vent glacé : « On peut rien faire de bien avec ce temps, faut attendre que ça se calme. Pour faire de la mécanique, faut de meilleures conditions, déjà qu'on est à l'extérieur... », me rappelle aussi Léon ... Bon, malgré moi, il nous faut donc attendre...

Après deux jours de réflexion logique et mécanique, et quelques petits échecs, Léon parvient finalement à régler le problème de ses essuie-glaces, puis des nôtres - dont le réglage se jouait à 2 millimètres... Il a desserré, nettoyé et réajusté la tringlerie (peut-être avons-nous remplacé le moteur des essuie-glaces pour rien...). Il nous prévient que c'est une solution provisoire, puisqu'il pense que les bras des essuie-glaces ne sont pas d'origine, et donc non adaptés au modèle du camion. Pour l'instant, nous ne connaissons pas vraiment notre véhicule, seulement très peu de choses quant à son entretien, les années précédent son achat. Peut-être y a-t-il eu d'autres semblants de réparations qu'il faudra sûrement revoir de plus près. Seuls le temps et son usage sur la route nous le confirmeront, en fonction des pièces changées, des réparations passées et des faiblesses constatées. C'est ainsi que Léon a, peu à peu, appris à bricoler par lui-même : « Je suis pas mécano, je sais juste faire ma mécanique sur mon propre véhicule depuis qu'il m'est arrivé des galères et que j'ai retenu ce qu'il fallait faire... »

Quant à l'embrayage, on commence par effectuer une purge du liquide de frein, pour le remplacer par du neuf. Nous le laissons ainsi toute la nuit et le lendemain, s'attendant à pouvoir partir ensuite, maintenant que l'essentiel allait être en marche. Mais, là encore, la pédale reste coincée... Je commence à être -presque- habituée à devoir remettre nos plans à plus tard... Peut-être que la vidange n'est pas suffisante, que des bulles d'air restent dans le conduit ; nous recommençons. Léon se souvient finalement de la nécessité, pour les véhicules « poids lourds », de démarrer le moteur, afin de pouvoir terminer la vidange. Il nous reste donc à finir de remonter les essuie-glaces - et tout le reste - pour allumer le moteur. C'était tout simple, mais encore fallait-il le savoir! On pouvait enfin penser à repartir, à moins que... ?

En partant du Turzon, et même encore loin, sur la route, nous nous attendons à ce qu'il advienne autre chose. Nous avons fini les réparations mécaniques, avant la date butoir du contrôle technique, trouvé une gazinière et un poêle à bois, plus efficace, pour affronter les prochaines rigueurs de l'hiver. Nous disposons, en plus, d'un groupe électrogène. Le climat, déjà rude, nous enjoint à remettre à la saison prochaine le reste des travaux d'aménagement. Ce que nous avons entreprit s'avère peut-être plus difficile que ce que j'imaginais : il nous faut en réalité plus de temps et d'argent, nous n'avons pas toujours toutes clés en mains, on apprend à bricoler sur le tas ; mes plans sont toujours susceptibles d'être modifiés, il y a toujours une meilleure façon de les organiser... On ne sait plus par quoi commencer, tant il y a des travaux et de contraintes à appréhender.

Phil et Kristin nous préviennent, par téléphone, que des pièces détachées de « 508 » sont à récupérer, près de Valence. Vivement intéressés, nous descendons les voir pour en savoir plus. Ils se trouvent à Granges, accompagnés de Christophe et Milie, que nous rencontrons pour la première fois. Notre camion leur plaît, pour la large place dont nous disposons à l'intérieur : ce couple aimerait, à l'avenir, changer leur fourgon pour un de ces modèles. Léon est là, lui aussi, mais il a triste mine. Kristin m'explique que son chien a disparu il y a plusieurs jours maintenant, et qu'il n'a plus vraiment de raisons d'espérer le voir réapparaître...

Nous le rejoignons à Crest, puis nous décidons, avec lui, de changer de site pour un autre, moins sombre. Nous devons auparavant faire quelques courses. Mais, en sortant d'un parking, la capucine de notre camion vient frapper fortement un portique, trop bas, que nous n'avons pas remarqué : elle est pliée, laissant deux larges trous à chaque côté...

Nous sommes au mois de janvier, et de, nouveau, à la recherche d'un travail saisonnier.

Un employé d'un « Point Relais Emploi », en Languedoc-Roussillon (chargé de faire le lien entre employeurs agricoles et travailleurs saisonniers) m'a alors averti : « Si vous sentez des réticences de la part d'employeurs, du fait de votre mode de vie, n'hésitez pas à mettre en avant vos compétences et vos saisons antérieures, pour rassurer l'employeur que vous savez travailler, même si vous vivez comme ça... ». En effet, un agriculteur m'avoue ne pas vouloir nous prendre du fait de notre « vie en camion », il semble nous avoir déjà catalogué : « C'est une mauvaise expérience, je sais que ça ne marche pas... » J'ai beau l'assurer de notre sérieux, mais rien n'y fait : il doit avoir ses raisons, et nos prédécesseurs leurs torts, qui nous empêchent à présent d'accéder à cette embauche. Léon, du haut de sa large expérience, nous a averti plus d'une fois : cette vie perçue en marge donne peut être une sensation de liberté mais est finalement à double tranchant : elle nécessite en fait d'avoir une conduite irréprochable. Mathieu, que nous avons rencontré l'été dernier près de Sisteron, lors de l'éclaircissage des pommes, m'avait parlé de la « zone de Tournon », en été, qu'il ne veut plus fréquenter: « Ils se défoncent au `Sub' toute la journée et foutent la merde avec leurs chiens... » Il pense que c'est à cause d'eux, par exemple, que l'accueil de jour de Tournon risque de fermer. De leur côté, Phil et Kristin sont partis de Granges, où beaucoup trop de monde à leur goût s'étaient installés récemment. Un bus et des véhicules à un bout, leur camion un peu plus loin, et entre les deux, un groupe de routards polonais : ils préféraient ne pas attendre la police nationale pour trouver un autre lieu, plus tranquille. Même la question des récup' d'invendus est à peser: en prenant soin de laisser à chaque fois l'endroit tel qu'on l'a trouvé, sans laisser d'indices apparents d'une visite nocturne, la gérance du magasin ne pourra pas prétexter de cas de vandalisme, ce qui évitera qu'elle en empêche l'accès, à l'avenir.

Nous trouvons quand même à travailler dans l'Aude, pour l'arrachage des chicons d'endives. Mais ce projet se modifie au dernier moment. Nous avons trouvé cet emploi quelques semaines auparavant : mon compagnon contacte une première productrice, qui nous accepte immédiatement, et nous assure de nous rappeler dans les deux semaines pour nous donner la date prévue pour l'embauche. A cette échéance, toujours pas de nouvelles : on commence à se demander si l'offre d'emploi est encore valable. Lorsque qu'on nous répond -enfin- au téléphone, la patronne nie nous avoir inscrit sur la liste : « Oh, mais, vous comprenez, vous avez appelé trop tôt, je vous ai oublié, moi... ». Elle ne nous prend donc plus. Peut-être ne s'attendent-ils pas à ce que l'on se déplace de si loin pour ce genre de travail ? Nous lui faisons croire que nous nous trouvons déjà près de chez eux ; l'agricultrice culpabilise un peu et finit par nous donner plusieurs numéros d'exploitations situées dans la même ville : « Appelez-les, ils recherchent peut-être encore du monde... ». Une seconde personne m'accorde un « peut-être », puis une troisième famille nous rappelle pour nous demander de venir, quoiqu'un peu hésitante. Nous partons sans attendre.

Nous avons beaucoup de route à faire. Nous tournons un long moment, jusqu'à la tombée de la nuit, à la recherche d'un endroit calme, caché de la route, pour pouvoir dormir. Nous pensons l'avoir trouvé, lorsque le propriétaire des lieux nous rejoint, en moins d'un quart d'heure, pour nous signaler que ce terrain lui appartient, qu'il s'agit d'une propriété privée. Nous tentons de le rassurer en lui expliquant que nous roulons depuis ce matin, que nous sommes fatigués, que nous ne sommes là que pour une nuit et qu'il est certain que nous ne laisserons aucun détritus derrière nous. Mais il reste tout de même inquiet : « Bon, ben, si je repasse demain matin, vous serez partis, c'est sûr ? Je viendrai vérifier... » .

Le lendemain, nous pressant pour avaler les kilomètres restants, Mme Dardier nous rappelle pour nous dire que nous ne commencerons pas le travail avant trois jours, dû au sol gelé. Nous prenons donc le temps de nous promener un peu, mais le doute s'insinue encore : et si on y allait finalement pour rien ?

Nous arrivons à Castelnaudary. Nous cherchons un endroit accessible et confortable, au bord d'un lac, situé à proximité. Nous empruntons un chemin tantôt chaotique, tantôt glissant, que l'on emprunte à partir du village de Molleville... pour nous retrouver finalement embourbés, la roue, jumelée arrière, du camion complètement immergée dans de la boue, provoquée par un canal d'irrigation. Trois heures de tentative infructueuse, par nous-mêmes, pour nous sortir de là. Le soleil sera couché dans une heure et nous ne souhaitons pas tenter de dormir dans le camion, tant il est penché. Nous nous rendons, à pieds, jusqu'au village, à la recherche d'un tracteur qui nous sortirait de là. Un jeune père de famille téléphone pour nous à un agriculteur; il n'est pas étonné: « Ca arrive souvent, surtout en été, mais maintenant, les deux agriculteurs, qui ont un tracteur par ici, vont vous demander de les payer, depuis qu'ils ont eu des problèmes avec des gens qui les accusait d'avoir abîmé leurs voitures en les tirant... Ils ne viendront sûrement pas avant demain matin. » La nuit est pratiquement là, il ne nous reste plus qu'à dresser la tente et nous faire à manger sur un réchaud. Quand arrive une MotoCross. Le conducteur nous accoste : « Ah oui, vous êtes bien enlisés, effectivement... Il est trop mouillé ce chemin, à chaque fois, ça arrive. Je vais remonter chez moi chercher ce qu'il faut... » Il redescend dix minutes plus tard, avec deux plaques de désensablage de l'armée et son fils. Il nous aide à les placer sous les roues et reste avec nous jusqu'à ce que nous réussissions à déplacer le camion. Il fait complètement nuit maintenant, nous pouvons dormir au plat grâce à lui. Il nous laisse même ses plaques : « Gardez-les, vous risquez d'en avoir encore besoin... »

Deux jours plus tard, nous nous présentons à la famille Dardier. Mme Dardier nous fait un aimable accueil, mais elle tient à savoir : « Comment vous nous connaissez ? Comment avez-vous eu notre numéro ? ». Puisque nous allons nous installer sur leur pelouse pour plusieurs semaines, ils cherchent à nous connaître un peu mieux. Mr Dardier et leur fille Nathalie arrivent par la suite, et viennent jusqu'au camion nous saluer. Intrigués, ils veulent en voir l'intérieur, afin de s'assurer que n'aurions pas froid, ou qu'on ne s'étoufferait pas avec le poêle. Ils nous répètent plusieurs fois de ne pas hésiter à leur demander tout ce qui viendrait à nous manquer. Ils nous tirent une rallonge électrique, nous indiquent les toilettes et le lavabo d'eaux chaude et froide. On peut aussi prendre un peu de leur bois, qu'ils n'utilisent pas. Ils finissent par nous demander: « C'est le mode de vie que vous avez choisi, alors ? C'est donc que ça vous plaît de vivre comme ça ? » Durant ces trois semaines passés chez eux, ils nous ont exprimé leur sympathie en nous invitant à leur table, par deux fois, en nous proposant leur douche, en nous prêtant un petit chauffage électrique et Nathalie a eu la gentillesse de nous conduire en ville pour faire nos courses. Nous sommes invités à passer les voir si nous repassons dans la région, et les bienvenus pour ramasser les chicons les années prochaines. Le jour du départ, Mme Dardier me charge de poireaux, carottes, oignons, haricots secs et oeufs jusqu'à ce que je ne puisse plus en porter, avant que toute la famille ne se réunisse sur le pas de la porte pour nous souhaiter « bonne route ».

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"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo