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Le malaise dans l'oeuvre de Ken Bugul: cas de "la folie et la mort " et "de l'autre côté du regard "

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par Kouessi Jacques Richard CODJO
Université d'Abomey- Calavi Bénin - Maà®trise ès- lettres modernes 2004
  

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B- La transgression des normes classiques.

La transgression des normes classiques de la langue, chez Ken Bugul, consiste à se débarrasser de certaines règles d'écriture respectées par la plupart des romanciers qui l'ont précédée, et qui ont fait la force des romans classiques dans la littérature en général et dans la littérature négro-africaine en particulier.

1- L'absence de narration linéaire.

a- La narration complexe.

Dans les deux romans de Ken Bugul étudiés, comme on l'a vu, il serait difficile de déterminer une seule histoire. Chaque fiction narrative comporte plusieurs intrigues entremêlées les unes dans les autres et autour de personnages différents. Cette technique contribue à complexifier le récit et à donner parfois l'impression que le roman est une compilation de plusieurs micro-récits.

Dans La folie et la mort en effet, le narrateur nous présente quatre histoires différentes tissées autour de quatre personnages différents : Mom Dioum, Fatou, Yoro et Yaw. Ces quatre histoires sont imbriquées les unes dans les autres comme on l'a étudié plus haut dans le paragraphe relatif à l'enchâssement.

Dans De l'autre côté du regard, la structure se présente autrement. Ici on a l'impression qu'il y a un personnage central, Marie, autour duquel s'articulent toutes les histoires. Mais ce qui casse la narration linéaire, c'est que ces histoires ne suivent pas forcément un fil conducteur. Elles apparaissent parfois brusquement pour briser le cours d'une autre histoire et le narrateur se sent obligé de revenir à l'histoire initiale avec des formules qui ne rentrent pas dans le récit. C'est le cas par exemple lorsque le narrateur fait le portrait d'Atoumane, le frère de Marie ; il fait intervenir l'épisode où la mère de Marie l'abandonne sur le quai d'une gare. Il se ressaisit quelques lignes plus loin et sent le besoin de revenir à Atoumane par cette formule : « Donc mon frère Atoumane était toujours là »132(*). La particularité dans ce roman est que toutes les histoires sont reliées à Marie par des liens de parenté. Elles s'articulent autour d'un frère, d'une soeur d'un voisin ou d'un autre membre de la famille éloignée.

b- Les irruptions du narrateur dans le récit.

L'autre principale entorse à la narration linéaire est constituée par les irruptions itératives que le narrateur-auteur fait dans le récit. C'est cette présence en texte de l'auteur que Philippe Hamon, dans son approche sémiologique du personnage, désigne par les termes de « personnages embrayeurs » qu'il définit comme « les marques de la présence en texte de l'auteur, du lecteur ou de leur délégué »133(*). Ces interventions n'ont a priori rien à voir avec le récit. Ce sont des réflexions ou des impressions du narrateur qui jaillissent parfois spontanément ou qui sont parfois délibérées. Dans La folie et la mort par exemple, après avoir présenté le spectacle affreux qu'offrait le corps de Fatou Ngouye sur la place du marché, le narrateur en profite pour stigmatiser la vindicte populaire :

« Des milliers d'individus perdaient leurs vies ainsi dans nos pays et personne ne faisait rien pour endiguer cette justice arbitraire qui punissait des innocents comme des coupables (...) Et le peuple se défoulait comme il pouvait. Au lieu d'aller faire leur justice chez les responsables de l'injustice, en lâche, le peuple s'attaquait au peuple. Qu'avait volé Fatou Ngouye ? »134(*).

Déjà à la page 69, lorsque, après le premier viol de Fatou Ngouye, le tenancier de l'auberge affirme qu'il ne connaît pas le policier qui venait de commettre le forfait, un personnage embrayeur intervient et dit : « (Menteur !) ». Plus loin, le roman s'achève sur un passage dont on ne fait pas le lien au premier degré avec le texte :

« Le lendemain matin, celui qui ne se voulait pas encore être fou, fut retrouvé dans la rue, mort, sa tête sur les épaules. Mais et les Tchétchènes ? « Je les buterai tous jusque dans les chiottes » a dit Vladimir. Et toi Sam, qu'en dis-tu ? »135(*).

Ce passage renvoie à ce que Philippe Hamon appelle « personnages référentiels », c'est-à-dire des personnages historiques et des personnages qui renvoient à l'environnement sociopolitique du temps de l'écriture du roman. Sous cet angle, les termes « Tchétchènes », « Vladimir » et « Sam » constituent des références à l'actualité sociopolitique de l'année 2000 où La folie et la mort a été publié et peuvent se comprendre comme des allusions plus ou moins directes du narrateur au conflit russo-tchétchène et à la politique américaine.

Dans De l'autre côté du regard, ces interruptions sont moins abondantes. Elles tournent souvent autour des réflexions que Marie fait sur sa propre vie. Tandis qu'elle parle avec sa mère défunte, elle se ravise brusquement et le narrateur nous montre ce qu'elle pense dans son for interne :

«Je m'étais dit que j'avais fait un rêve.

Que finalement on ne parlait pas avec les morts.

J'avais décidé de quitter le pays.

Car sans ma mère qu'allais-je y faire ?

Je voulais reconstruire ma vie en retrouvant ma mère.

Avec elle j'aurais pu peut-être me fabriquer des repères et des références. (...)

Je décidai donc d'aller m'installer à l'étranger »136(*).

Plus loin, le narrateur brise le cours du récit par un long passage sur la sorcellerie. Conscient de ce que la partie sur le détail de la sorcellerie n'entre pas dans le cours normal du récit, il l'introduit par une interrogation : « Et comment volait-on l'âme de quelqu'un ? »137(*). Et la description du vol de l'âme s'étale sur trois pages.

Quant au personnage, il a un statut indéterminé dans les deux oeuvres. Son identité n'est pas clairement définie. Il se dissout dans la cause qu'il défend ou dans la situation qui est la sienne. C'est le cas des personnages de La folie et la mort qui n'existent pas en dehors de la mascarade dont ils sont victimes et qu'ils sont en train de dénoncer. Dans De l'autre côté du regard, Marie est subjuguée par ce vide affectif causé par le départ de sa mère. Elle n'arrive pas ôter ce triste épisode de son existence qui se trouve désormais hantée par cet événement. Ce sont des personnages au destin « évanescent » autour de qui se développent des récits qui sont tournés vers la recherche d'une vie meilleure se trouvant ailleurs, de ce que Ken Bugul même a appelé dans Le baobab fou, «la Terre Promise ».

Il convient alors de faire remarquer que, par l'absence de narration linéaire, les romans de Ken Bugul, notamment, La folie et la mort et De l'autre côté du regard, se rapprochent considérablement de ceux des « nouveaux romanciers ». Cette approche est confirmée par les propos de Georges Ngal à propos des « nouveaux romanciers » africains :

« On a donc affaire à des romans dominés par des intrigues complexes (...). Le principe de l'intrigue unique et simple semble avoir vécu. L'intrigue se complexifie : plusieurs histoires en effet sont racontées au lieu d'une seule et même histoire du début jusqu'à la fin »138(*).

Cette complexification du récit est renforcée chez Ken Bugul, par le mélange des genres littéraires.

* 132 De l'autre côté du regard, p.84

* 133 Philippe HAMON, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, Paris, Points, 19, pp. 115-180.

* 134 La folie et la mort, pp.174-175

* 135 Idem, p.235

* 136 De l'autre côté du regard, p.167

* 137 Idem, p.217

* 138 Georges NGAL, Création et rupture en littérature africaine, Paris, L'Harmattan, 1994, p.89

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore