Chapitre 5 - Représentations et pratiques des
usagers en milieu HLM relégué
A travers les discours recueillis auprès des acteurs
institutionnels (gardiens, techniciens de la CAGB, conseillers du tri,
animateurs et travailleurs sociaux, responsables associatifs) ressort un
constat de base au niveau de l'investissement des usagers dans la gestion des
leurs déchets en habitat social collectif relégué : le tri
n'est pas une question fondamentale pour des populations qui rencontrent des
problèmes bien plus aigus au quotidien. Ce propos récurrent
traduit à la fois le réalisme et le pessimisme des acteurs
institutionnels qui travaillent dans les cités HLM. En
énonçant un tel lieu commun on a à la fois tout et rien
dit, on s'interdit de saisir la diversité et la profondeur des
représentations et pratiques des usagers. Certes, les
défaillances des opérations de collecte sélective rendent
compte de problématiques plus profondes qui traversent ces quartiers et
qui se rapportent tant aux difficultés économiques des
ménages qu'à l'absence de normes partagées pour
réguler les modes d'habiter. D'ailleurs, lorsqu'on recueille les
discours des habitants on s'aperçoit que « la perception de la
politique en matière de gestion des déchets s'inscrit dans une
perception plus large de gestion et d'entretien du quartier.
»141. Le déchet étant un très bon
révélateur social, les débats autour de la propreté
du quartier cristallisent les tensions entre les différentes populations
qui y résident.
I. L'absence de normes partagées pour
réguler les modes d'habiter
Les faibles performances de la collecte sélective en
milieu urbain relégué révèlent
l'hétérogénéité socioculturelle des modes de
vie qui caractérisent ces quartiers142. Du trieur assidu
au « salisseur » qui jette couches et restes de repas par sa
fenêtre, la diversité des comportements observés interdit
d'appréhender la population sous un angle unique et d'opérer des
généralisations hâtives. A cette
hétérogénéité socioculturelle s'ajoutent
deux facteurs connexes qui renforcent l'absence de régulation collective
des modes d'habiter : la trajectoire résidentielle subie par la plupart
des habitants et l'échelle de cohabitation. D'une part, la
majorité des habitants de cités HLM se sont retrouvés
rassemblés au sein d'un même espace résidentiel sans
l'avoir choisi, faute de mieux. Par conséquent, l'obligation de vivre
141 ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, op. cit., p. 25.
142 PINÇON Michel, Cohabiter : groupes sociaux et
modes de vie dans une cité HLM,, Paris : Plan construction, 1982,
246 p
66
ensemble est ressentie comme une contrainte plus que comme une
opportunité de nouer un réseau relationnel étroit et
chaleureux. D'autre part, plus l'échelle de cohabitation,
c'est-à-dire la taille de l'unité d'habitation, est grande et
plus émergent des tensions, des confrontations inhérentes aux
différentes définitions des modes d'habiter. Bien qu'il existe
des règlements formels établis par les bailleurs sociaux, ceux-ci
concernent essentiellement « l'usage des installations et
équipements et assez peu, hormis quelques interdictions et obligations
positives, les relations proprement dites entre les cohabitants.
»143. Or, dans la lignée des travaux de l'Ecole de
Chicago sur les spécificités de la sociabilité urbaine,
nous pouvons affirmer que la régulation sociale d'un espace « est
d'abord l'affaire de tout un réseau, complexe au point d'être
presque inconscient, de contrôles et de règles
élaborés et mis en oeuvres par les habitants eux-mêmes.
»144. Nous pouvons élargir ce propos à la gestion
des déchets ménagers en habitat collectif : les performances de
la collecte sélective sur un immeuble reflètent les
capacités d'autorégulation des comportements du groupe
résidentiel.
Ainsi, la situation de l'immeuble n°3 contraste fortement
avec celle des immeubles n°1 et 2. Il s'agit d'une unité
d'habitation plus restreinte (seulement 40 logements) que les locataires se
sont appropriés sur le mode de la résidence privée. La
trajectoire résidentielle de la plupart des locataires de l'immeuble
n°3 semble moins subie que choisie. En effet, l'immeuble disposant d'un
certain standing (un des rares logements HLM de Palente à disposer d'un
ascenseur) et ayant fait l'objet d'une labellisation «
génération » (aménagements spécifiques pour
accueillir des personnes ne disposant pas d'une autonomie de vie totale,
notamment des personnes âgées), Néolia n'installe pas
n'importe quel type de locataires dans ces logements. Pour pouvoir
intégrer un tel immeuble il faut correspondre à un profil
particulier, ce qui exclue de fait les familles nombreuses ou les locataires
« à problèmes ». Malgré l'absence d'actes de
régulation du gardien au niveau de la gestion des déchets (du
fait de la délégation de ces tâches à une
société privée), les habitants, pour la plupart des
personnes âgées qui occupent leur logement depuis plus d'une
dizaine d'années, mettent en oeuvre des mécanismes de
contrôle social. Ceux-ci opèrent sur des échelles de
cohabitation réduites et peuvent prendre différentes formes. Par
exemple, au niveau de chaque étage145, les locataires
effectuent eux même le ménage à tour de rôle dans le
couloir. Un tel
143 MOREL Alain, « La civilité à
l'épreuve de l'altérité », in HAUMONT Bernard, MOREL
Alain [dir.], La société des voisins. Partager un habitat
collectif, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l'homme,
Ethnologie de la France, Cahier 21, 2005, p. 10.
144 JACOBS Jane, Déclin et survie des grandes
villes américaines, Liège : Mardaga, 1991. Cité in
JOUENNE Noël, Dans l'ombre du Corbusier. Ethnologie d'un habitat
collectif ordinaire, Paris : L'Harmattan, Questions Contemporaines, 2007,
p. 36.
145 Il y a une petite dizaine d'appartements par étage et
cinq étages sur l'immeuble.
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mode de fonctionnement, pour pouvoir perdurer dans le temps
sans créer de conflits de voisinage, oblige les locataires à
coopérer dans l'exercice de cette tâche, à s'entendre sur
une définition commune du « propre » et des modes d'habiter.
Aussi, certains locataires assument un rôle moteur au niveau du tri sur
leur étage en diffusant de l'information par voie orale (conseils,
sensibilisation) ou écrite (prospectus sur le gestion des
déchets) à leurs voisins et, parfois, en corrigeant certaines
erreurs de tri manifestes dans le bac jaune lorsqu'ils emmènent leurs
déchets recyclables jusqu'au local poubelles. De plus, tous les
locataires se connaissant plus ou moins personnellement au niveau de l'immeuble
et les plus intégrés d'entre eux opèrent une
régulation des comportements via la logique du ragot. Des usages
moyens146 se dégagent des pratiques des habitants et sont
investis d'une valeur normative : le locataire qui s'en écarte subit la
foudre de ses voisins, acquiert une mauvaise réputation et est
très vite marginalisé au sein du collectif
d'habitation147. Cette stigmatisation des locataires déviants
se double d'une survalorisation de l'identité collective des locataires
alignés qui se matérialise par le zèle
affiché dans l'entretien des parties communes et le contrôle des
allers-venus dans l'immeuble, puisque les espaces de cohabitation sont
censés refléter les qualités morales des
habitants148. Cette forme de régulation interne au groupe
résidentiel est puissante puisqu'elle autorise une normalisation des
comportements dans les espaces intermédiaires qui peut même
s'immiscer dans la sphère privée. Tel est le cas en ce qui
concerne la gestion des déchets : non seulement le locataire est enjoint
à respecter la propreté des parties communes en ne laissant pas
trainer ses sacs poubelles dans les couloirs et en les déposants dans le
bac approprié mais, en plus, il est fortement incité à
trier ses déchets au sein de son espace domestique sous peine de
compromettre sa réputation dans l'immeuble. Ainsi, le déploiement
d'une forme de contrôle social minimal suppose l'existence d'un groupe
dominant capable d'instaurer un usage moyen reconnu et stabilisé. «
L'existence d'un tel groupe, qui n'est pas nécessairement
146 « Jean-Claude Kaufmann (1983), qui a utilisé
cette notion pour caractériser les relations dans une cité HLM en
Bretagne, remarquait que l'« usage moyen » n'est pas
généralisable - il naît d'un rapport de force - et que plus
l'ensemble résidentiel est grand, plus il peine à
s'établir. Il se construit plus facilement au sein d'un groupe restreint
comme celui que forme la cage d'escalier. ». MOREL Alain, op.
cit., p. 12.
147 « Sans chercher l'affrontement direct avec ceux qui
dérangent, les habitants disposent néanmoins de moyens pour
manifester leur réprobation et faire savoir quelles règles ils
voudraient voir respecter : dénonciation et médisances,
évitements plus ou moins manifestes et attitudes distantes, regard
réprobateur, refus de saluer et refus de fréquentation des
enfants, et, plus directement, admonestations, actions démonstratives
comme coups au plafond [...] pour promouvoir des usages auxquels ils sont
attachés [...].Cette production normative individuelle trouve un
prolongement collectif, entre voisins, sous la forme de scènes de
justification sur le bien-fondé de la réprobation, de discussions
sur la définition de la situation afin que celle-ci fasse sens (ce qui
est tolérable à un moment de la journée peut ne plus
l'être à un autre), d'un travail de construction des figures de
déviants (les jeunes, les immigrés, les chômeurs, les
assistés, les gens sales, etc.) ou à l'inverse d'habilitation des
gens comme il faut. ». MOREL Alain, op. cit., p. 11.
148 HONNORAT Annie, « Cohabiter malgré tout
», in HAUMONT Bernard, MOREL Alain [dir.], La société
des voisins. Partager un habitat collectif, Paris : Éditions de la
Maison des sciences de l'homme, Ethnologie de la France, Cahier 21, 2005, p.
298.
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majoritaire, tient, entre autres, à la stabilité
des occupants et à leur commune habitude de considérer leurs
propres pratiques, qui se sont accordées avec le temps, comme
référence collective. »149.
En revanche,
l'hétérogénéité socioculturelle et le fort
taux de rotation locatif qui caractérisent les immeubles n°1 et 2
freinent la constitution d'un groupe d'habitant dominant, légitime et
stabilisé en mesure d'asseoir une norme collective régulant les
modes d'habiter. De surcroît, l'introduction du tri a élevé
le « niveau de la norme du "bon" comportement »150 et a
augmenté la difficulté à définir et faire respecter
un usage moyen. On observe donc une pléthore de pratiques disparates
sans qu'aucune d'entre elles ne triomphe et ne s'impose aux autres. A cela
s'ajoute une diversité des cadres interprétatifs qui permettent
aux habitants de donner un sens à ces multiples pratiques151.
Par exemple, une partie de la population qui s'exécute à trier
ses déchets considère ce geste comme « allant de soi »
et juge négativement ceux qui n'adoptent pas cette pratique, ce qui les
rapproche de la définition normative de l'immeuble n°3. D'autres,
qui ne trient pas leurs déchets, confèrent à cette
pratique une valeur négative en la rapprochant d'un sale boulot
non rémunéré. Bref, non seulement les pratiques
diffèrent mais, en plus, elles n'acquièrent pas une signification
sociale partagée. Les situations relativement similaires de l'immeuble
n°1 et de l'immeuble n°2 laissent transparaître une
confrontation insoluble entre de nombreux principes d'action ainsi qu'entre les
différents jugements moraux qui leur sont corrélés. Ces
décalages entre locataires peuvent être porteurs de conflits, ce
qui pousse la plupart d'entre eux à adopter une position de retrait
plutôt que de tenter d'intervenir et d'imposer sa définition de la
norme. Rappeler à l'ordre son voisin comporte un risque de
compromission, c'est-à-dire que les habitants craignent des «
représailles » par lesquelles ils pourraient perdre la face
publiquement et voir leur réputation piétinée. C'est
pourquoi les locataires délèguent presque entièrement la
régulation des modes d'habiter au bailleur social et à ses agents
de terrain que sont les gardiens. Ainsi, comme nous l'avons déjà
détaillé, la forme de régulation alors mise en oeuvre par
ces derniers concerne principalement les pratiques qui s'opèrent dans
l'espace public ou au sein des parties communes. Les gardiens ne peuvent donc
intervenir que sur les comportements qui ont trait à l'évacuation
et au dépôt des déchets par les locataires. En aucun cas
ils ne peuvent prescrire à
149 MOREL Alain, op. cit., p. 13.
150 BODINEAU Martine, « Jeter n'est pas salir :
ethnométhodologie d'une enquête sur la propreté des espaces
publics », in Cahiers d'ethnométhodologie, 2009 : n°
3, p. 28.
151 Comme le révèle Howard Becker, il y a une
« indépendance logique entre les actes et les jugements que les
gens portent sur eux ». BECKER Howard S., Outsiders. Études de
sociologie de la déviance, Paris : Métailié, 1985, p.
210.
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leurs locataires un mode de gestion domestique des ordures
ménagères en leur imposant par exemple de faire le tri.
En ce qui concerne les immeubles en situation de
relégation aigue, les difficultés éprouvées tant
par les habitants que par les organismes logeurs pour réguler les
comportements liés aux modes d'habiter constituent un contexte de fond
sur lequel il semble difficile d'agir. Par contre, en tentant de capter les
représentations des habitants et de saisir les micro-pratiques qu'ils
mettent en oeuvre dans la gestion de leurs déchets, il est possible de
faire ressortir les rapports au déchet propre aux milieux urbains
défavorisés et ainsi d'ajuster les actions de la
collectivité en fonction des préoccupations des usagers.
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