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La valorisation du patrimoine culinaire à  roubaix


par Eloïse Thébaud
Université Lille 2 - Master Relations Interculturelles et Coopération Internationale 2020
  

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II - Le contexte interculturel

La valorisation du patrimoine interculturel est pertinente à Roubaix, « ville des 100 nationalités29 ». En effet, le nombre de groupes ethniques est plus élevé à Roubaix que sur le reste du territoire, de façon générale, comme nous avons pu le mentionner précédemment. Selon les enquêtes et recensements réalisés par l'INSEE, en 2016, 21,9% de la population roubaisienne est une population immigrée, pour une moyenne nationale de 9,7% 30 . Par « population immigrée », on entend une personne née étrangère à l'étranger et résidant en France. C'est le pays de naissance qui définit l'origine géographique d'une personne immigrée. Elle inclut donc les personnes ayant acquis la nationalité française comme celles étant étrangères en France 31 . Cette définition adoptée par le Haut Conseil à l'Intégration est celle utilisée par l'Insee. La multiculturalité de Roubaix est donc établie, et au-delà des chiffres on retrouve à travers la diversité de commerces, lieux de cultes, et le tissu associatif les traces de cette réalité.

Mais pourquoi peut-on parler de « contexte interculturel » ? L'interculturalité, comme définie par Abdelhafid Hammouche, est « un mouvement par la pensée comme par le geste - d'échange, d'opposition ou de rapprochement, mais se fondant et se redéfinissant relationnellement32 ». Le fonctionnement et les dynamiques établies sur un territoire varient selon les interactions qui s'établissent entre les groupes, les individus et identités. D'après le travail de recherche réalisé au sein de la municipalité sur le second trimestre 2020, nous avons pu constater que cette interculturalité transparaît aux niveaux politique, économique, et sociologique dans les politiques municipales. Au niveau politique, elle s'illustre par un ensemble de politiques municipales qui ont été mises en place selon les mandats, autour de la question migratoire notamment (création de commissions municipales sur la question migratoire, développement culturel des langues de migration). Au niveau économique, on peut lier activité professionnelle et immigration, reconnaissant le fait que les bassins textile et minier ont été la raison première de l'arrivée des populations étrangères comme main d'oeuvre. Aujourd'hui, les jeunes générations de roubaisiens et roubaisiennes sont aussi le fruit de cette histoire et des dynamiques spécifiques s'appliquent. Au niveau sociologique, on voit que la structure de population à Roubaix est issue d'une histoire ouvrière et compte parmi ses

29Sylvie, BRIET, « Roubaix a décollé », Libération, 11 décembre 2004, < https://www.liberation.fr/villes/2004/12/11/roubaix-a-decolle_502484 >, consulté le 7 septembre 2020

30Démographie , L'internaute, 2018, Population à Roubaix,
< http://www.linternaute.com/ville/roubaix/ville-59512/demographie >, consulté le 10 juin 2020

31Définitions, INSEE, 2020, Immigré, < https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1328 >, consulté le 10 juin 2020

32Abdelhafid, HAMMOUCHE, « Définir l'interculturalité par les situations, les rapports pratiques et symboliques », Hommes & Migrations, hors série, 2008, pp. 4-8.

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habitants et habitantes des populations très diverses et inégales en termes de richesse, d'accès aux équipements municipaux, à l'éducation, à la culture. Cela a d'ailleurs amené la ville à créer la Commission Extra Municipale des Populations Etrangères (CEMPE) en 1977 pour pallier certaines difficultés.

La Ville de Roubaix a été et reste un terrain d'expérimentation au développement de politiques interculturelles, réunissant une diversité européenne, africaine, mais aussi asiatique. En cela, ce territoire me paraît pertinent pour parler de la nécessité de valoriser le patrimoine culinaire et tenter de voir quelles actions pourraient être mises en place pour pallier l'absence d'action qui existe actuellement. Roubaix regroupant une multitude de communautés avec des histoires singulières, nous allons commencer par retracer de façon synthétique les migrations majeures qui ont construit le paysage roubaisien tel que nous le connaissons aujourd'hui.

A) Roubaix, terre de migration

La région des Hauts de France anciennement Nord-Pas de Calais et la ville de Roubaix sont des terres de migrations depuis plus d'un siècle de par le développement industriel précoce de la région qui a nécessité une main d'oeuvre nombreuse, comme nous allons le voir ci-après. L'histoire des migrations à Roubaix s'étale sur plusieurs siècles et est composée de courants migratoires spécifiques. Sa population et sa structure ont été définies par les groupes qui ont établi leurs foyers dans la ville. Certaines populations sont plus notables que d'autres en nombre d'individus, et ont donc plus ou moins influencé les habitudes, la structure et le fonctionnement de la ville.

La migration roubaisienne est documentée de façon plus ou moins abondante selon les périodes, mais suffisamment pour que l'on puisse établir une chronologie. Depuis la définition des frontières en 1815 lors du Congrès de Vienne, les mouvements interrégionaux qui existent avec certaines régions belges ont pu être qualifiés et quantifiés. En effet, à la fin du XIXème siècle, la moitié de la population de Roubaix est belge et provient du Hainaut, de Flandre orientale ou de Flandre occidentale 33 . Cette main d'oeuvre est connue pour être d'abord tournée vers le milieu agricole avec des migrations qui peuvent être durables mais aussi hebdomadaires et journalières. Les micro-migrations belges permises par le développement du chemin de fer durent jusqu'au début du XXème siècle. Avec la révolution industrielle et le développement du bassin industriel du Nord, cette main d'oeuvre sera reconvertie au textile (premier bassin d'emploi à l'époque) et à l'extraction minière. Cependant, l'organisation de ces migrations avec des déplacements quotidiens reste une

33Judith, RAINHORN, « Le Nord - Pas-de-Calais, une région frontalière au coeur de l'Europe », Hommes & Migrations , no. 1273, 2008, pp. 18-34.

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réalité jusque dans les années 1950-1960.

Au-delà de la migration belge, la majorité des courants migratoires se sont mis en place pour des raisons géopolitique et économique. On observe donc une augmentation des arrivées dans le nord de la France à des périodes critiques comme la fin de la première guerre mondiale, avec une arrivée massive d'immigrés polonais et italiens dès 1919. Les reconstructions d'après la guerre nécessitaient beaucoup de main d'oeuvre, et les Etats (européens dans un premier temps) ont mis en place des accords politiques pour faciliter la gestion des travailleurs. On peut par exemple citer les accords entre la France et la Pologne mis en place dès 1919 pour organiser le recrutement collectif d'ouvriers dans des régions polonaises dévastées (entre-autre la Silésie) 34 . La majorité des Polonais sont des hommes recrutés pour réaliser les travaux d'extraction minière. Dans les années 1930, le taux d'immigrés dans la population roubaisienne avoisine 11%, pour une moyenne nationale autour de 6.6% 35 .

Dans les années 1930, on note une migration politique des juifs polonais qui viennent s'installer en France pour se protéger d'un climat de tension et fuir les persécutions. Cette migration diffère de la première principalement de par l'origine sociale des migrants. En effet, les arrivants polonais de cette période étaient majoritairement commerçants indépendants. Ils vivaient une réalité différente de celle de leurs compatriotes arrivés précédemment car ils étaient peu intégrés au groupe communautaire et cherchaient à construire des relations commerciales avec les catholiques aisés de la région. Au niveau géographique ils n'étaient pas installés dans les mêmes quartiers que leurs compatriotes.

Comme la première guerre mondiale, la seconde guerre mondiale est initiatrice d'une nouvelle vague migratoire vers la France, formée de populations italiennes. En effet, on observe clairement un courant migratoire italien entre 1945 et 1962, en partie dû à un accord négocié là aussi entre les deux Etats 36 . Parallèlement aux Italiens, la population algérienne devient importante à Roubaix à partir de 1945. Les Algériens peuvent, à l'époque, venir sans contraintes sur le territoire, comme les Martiniquais, Guadeloupéens ou Réunionnais puisque l'Algérie est encore un département français. Les jeunes arrivant sur le territoire sont, pour la plupart, des hommes travailleurs de l'industrie lourde. En 1948, le recensement compte 9500 Algériens. Par la suite, entre 1962 et 1983, la population algérienne va tripler à Roubaix, soit 23400 en 1962 37 .

34Judith, RAINHORN, « Le Nord - Pas-de-Calais, une région frontalière au coeur de l'Europe », Hommes &

Migrations , no. 1273, 2008, pp. 18-34.

35Ibid

36Ibid

37Ibid

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Le bassin méditerranéen devient une région de migration à partir des années 1960. En effet, ce sont principalement des personnes originaires du Maroc, d'Espagne et du Portugal qui viennent s'installer à Roubaix à cette époque. Ils viennent en nombre assez important pour que se créent des communautés définies. Dans le cas des Marocains, un accord d'immigration mis en place en 1963 facilite leur venue.

Cette rétrospective sur les migrations n'est qu'un bref aperçu de toutes les dynamiques qui se sont mises en place, et ne prend en compte que les migrations durables, alors que des migrations temporaires européennes et avec le Maghreb continuent d'exister. Néanmoins, elle présente les courants migratoires qui ont formé la culture du Nord-Pas de Calais et influencé durablement le territoire.

Aujourd'hui, on ne peut plus considérer en termes démographiques que la France soit toujours un pays d'immigration (sauf pour les réfugié.e.s). Comme l'explique Georges Rochcau, en termes démographiques il existe bien un « stock » de personnes immigrées, mais les « flux » sont tellement faibles par rapport à la population qu'ils ne sont pas notables. Le seul flux encore actif est celui lié au regroupement familial, mais ce dernier ne concerne que moins de 1% des étrangers 38 .

Depuis les années 1970, on a assisté à une forte transformation migratoire avec un changement de la structure sociologique des communautés. L'arrivée des familles dans le cadre des programmes de regroupement familial a favorisé un rajeunissement et une féminisation de la population. Cette évolution est à l'origine d'une dispersion géographique des groupes anciennement implantés (belges, polonais et italiens) 39 . Au dernier recensement de l'Insee en 2016, on compte 21,9% d'immigrés à Roubaix, avec parmi eux 49,7% d'hommes et 51,3% de femmes, une relative égalité entre les sexes40 . Ces chiffres restent supérieurs à la moyenne nationale, cette dernière étant en 2016 à 9,7% d'étrangers sur le territoire national41 . La présence de ces groupes sur le territoire a été plus ou moins critiquée, controversée ou acceptée. La volonté de la Mairie et de l'Etat d'accueillir ces populations a évolué, s'est construite avec les différentes théories et doctrines qui sont nées des recherches menées à la même époque. Nous allons maintenant voir quelles ont été ces doctrines et pourquoi le patrimoine et les savoirs dont disposent les groupes étrangers, dont la cuisine fait partie, ont été invisibilisés et sous-estimés si longtemps.

38Georges, ROCHCAU, « Intégration ou assimilation. Migration et patience », Hommes & Migrations, no. 1100, 1987, pp. 38-42.

39Judith, RAINHORN, « Le Nord - Pas-de-Calais, une région frontalière au coeur de l'Europe », Hommes & Migrations , no. 1273, 2008, pp. 18-34.

40Annexe 4 : La population immigrée à Roubaix, 2016

41Annexe 5 : Répartition des immigrés à Roubaix

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L'arrivée d'un groupe de population sur un territoire apporte inévitablement des adaptations et des évolutions, que la population d'accueil le souhaite ou non42 . John W. Powell, anthropologue états-unien, parle dès 1880 de « phénomènes d'acculturation » pour qualifier les transformations culturelles induites par l'arrivée de ces nouveaux groupes de population43 . L'Etat, et à plus petite échelle les collectivités, mettent en place un certain nombre d'actions lorsqu'ils souhaitent contrôler ces flux et gérer l'intégration des populations sur leurs territoires. L'organisation des flux de populations est donc fortement liée aux réflexions politiques et sociologiques qui entourent la question migratoire. En France, on observe plusieurs théories concernant les étrangers, de l'assimilation à l'interculturalité. Cette évolution de la pensée ainsi que l'évolution des contextes politiques va évidemment définir en partie la relation des Français nés en France aux populations étrangères.

Près d'un siècle après les travaux réalisés par Powell, les auteurs John W. Berry et David L. Sam ont mis en place, dans les années 1990, un modèle qui permet de distinguer quatre situations d'acculturation pour des personnes étrangères arrivant dans un nouvel environnement. Ce modèle questionne la volonté et la capacité des individus ainsi que des groupes à garder et développer leur culture d'origine, et la volonté et l'envie d'adopter les codes de la culture d'accueil 44 .

La première situation évoquée par Berry est l'assimilation : l'individu abandonne son identité et sa culture d'origine. Il doit devenir un citoyen « comme les autres », si toutefois il existe une culture standard, et tout semblant de marque d'appartenance à une autre culture devient critiquable et facteur de rejet.

Une autre stratégie définie par Berry et Sam est celle de l'intégration, qui est une dynamique dans laquelle l'individu maintient des aspects de sa culture d'origine tout en ayant des contacts avec la société d'accueil et en adoptant certaines pratiques. Dans cette situation, il devient possible pour les groupes de transmettre des connaissances, des savoirs et des traditions liés au pays d'origine à leurs enfants, comme les savoirs culinaires. Pour Georges Rochcau, l'intégration des étrangers est un phénomène inéluctable, il varie simplement dans sa rapidité à se mettre en place selon les groupes étrangers et selon les pratiques de chaque groupe. Pour cet auteur, un des éléments observables est entre autres l'augmentation des mariages mixtes au fil des générations, ce qui favorise une forte intégration sociale. L'intégration est très variable selon les groupes communautaires ce qui peut expliquer certaines différences selon les régions d'accueil.

42Georges, ROCHCAU, « Intégration ou assimilation. Migration et patience », Hommes & Migrations, no. 1100, 1987, pp. 38-42.

43INCONNU, « Acculturation et interculuralité », Ancrages, no. 11, 2016

44Annexe 6 : Les stratégies d'acculturation de Sam et Berry

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Il reste encore deux situations évoquées par Berry qui elles sont toutes les deux des situations d'éloignement de la société d'accueil, de façon volontaire ou non. La première est celle de la séparation, les communautés d'individus évitent volontairement les interactions avec la société d'accueil. On parle alors de « repli communautaire ». La dernière situation est similaire avec une exclusion des populations qui vient, cette fois, de la part de la société d'accueil. On parle alors de marginalisation. Dans ce cas, la société d'accueil enlève aux individus le droit de participer au fonctionnement des institutions et à la vie sociale. Cette dernière situation s'accompagne de confusion identitaire collective et individuelle, d'angoisse et de stress45 . Dans ces deux situations, il semble évident que le patrimoine culturel et humain qu'apporte ces groupes n'est pas source de dialogue et que la société d'accueil est hermétique à leurs pratiques.

Dans la réalité, ce modèle s'applique de plein de façons et on ne peut choisir une situation précise à laquelle la France corresponde. La variété des situations et des possibilités est réelle car la mise en place d'une situation dépend de facteurs politiques mais aussi de choix individuels. Avec une même politique publique, tous les individus d'un même groupe social ou ethnique n'adoptent pas les même stratégies ou comportements. De même, les stratégies employées par les groupes communautaires sont en retour impactées par les politiques publiques.

Cela dit, on peut observer la situation en France sous le prisme de ce modèle. On identifie alors certains fonctionnement qui révèlent des situations générales. L'assimilation a été pendant longtemps ce que la France attendait de ses populations étrangères. La France a toujours été réfractaire au modèle multiculturaliste de par sa tradition philosophique universaliste, et son refus de prendre en compte les spécificités des communautés vivant sur son territoire. Rapportée à notre questionnement sur la question du patrimoine culinaire, cette situation nous permet de voir que dans certaines situations où l'Etat incite les groupes à se départir de leurs pratiques culturelles, il peut être difficile pour les groupes de transmettre leurs savoirs et ces derniers ne seront pas du tout valorisés dans l'espace public et dans les institutions, compliquant le travail de mémoire et de transmission.

On peut aussi observer des situations de séparation et de marginalisation de certaines communautés. Il peut être difficile de distinguer ces deux situations car chaque partie va en tirer une lecture différente. Là où la classe politique voit un « repli communautaire » (comme le disait le président Emmanuel Macron dans de récentes interventions pour désigner les groupes musulmans), les communautés arguent qu'il s'agit d'une situation volontaire de

45INCONNU, « Acculturation et interculturalité », Ancrages, no. 11, 2016

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marginalisation de la part de l'Etat. Il est alors nécessaire d'observer les politiques publiques et de chercher à voir si un recul des droits a eu lieu pour comprendre la situation et déterminer s'il s'agit d'une exclusion volontaire ou d'un rejet. Dans tous les cas, les situations d'éloignement du groupe communautaire avec la société d'accueil sont encore une problématique contemporaine forte.

Dans les années 1980, la France assimilationniste a tout de même vécu un tournant interculturaliste . Divers facteurs ont mené à cette ouverture, comme l'augmentation des mariages mixtes, mais aussi l'arrivée à l'âge adulte de la première génération de français et françaises né.e.s de parents issus de l'immigration. L'élection de François Mitterrand en 1981 et les événements politiques contestataires comme la Marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983 auront été autant d'événements décisifs.

Le terme d'interculturalité est apparu dans les années 1975 dans l'environnement scolaire. Selon Martine Abdallah-Pertceille, historienne et professeure en science de l'éducation et français langue étrangère, le préfixe « inter- » du terme « interculturel » indique une mise en relation et une prise en considération des interactions entre des groupes, des individus, des identités 46 . Selon elle, l'interculturel opère une démarche : une éducation interculturelle, une communication interculturelle. Cela implique des actions menées en ce sens. Dans le cas de la ville de Roubaix, la politique municipale a donc mis en place un ensemble de mesures pour permettre de générer une culture commune dans la ville tout en respectant les particularismes et en appliquant l'interculturalité à l'école, à la communication, à l'action culturelle... Ce changement de paradigme permet aux groupes étrangers d'exister plus simplement dans l'espace et de voir reconnues leurs pratiques culturelles lorsqu'elles diffèrent, ainsi que leurs spécificités, tout en existant dans la société d'accueil dont ils ont finalement adopté les codes. Alors, quelles sont les pratiques les plus courantes et identifiables parmi les groupes, lesquelles ont marqué durablement la ville et le territoire et sont susceptibles d'être à l'origine d'un nouveau patrimoine local ? Pour répondre à ces questions, nous reprendrons des ouvrages sociologiques dont celui de Michèle Tribalat, ainsi que des observations réalisées sur le territoire de Roubaix.

B) Pratiques culturelles des groupes migratoires

Suite à la lecture des travaux de Michèle Tribalat, on peut affirmer qu'il n'existe pas de mode de vie typique commun à tous les groupes étrangers. Au-delà des immigrés, les régions

46Martine, ABDALLAH-PRETCEILLE, « Chapitre III - L'interculturalisme en perspective », Martine Abdallah-Pretceille éd., L'éducation interculturelle. Presses Universitaires de France, 2017, pp. 45-80.

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de France ont leurs propres pratiques culturelles et sociales qui se distinguent les unes des autres. Comme le prône l'interculturalisme, il est essentiel de mettre en valeur tant les points communs que les différences pour cohabiter. Les sociologues s'étant intéressés à la question nous permettent de dresser un tableau des pratiques des groupes immigrés en France.

Tous les groupes de population viennent chargés de leur histoire et leurs habitudes. Dans le cas de l'immigration belge de la fin du XIXème siècle par exemple, de nombreux estaminets et commerces alimentaires ont été ouverts par des Belges, ce qui leur a permis d'importer leur habitudes alimentaires et sociales47 . Chaque groupe va apporter à la ville de Roubaix une identité, une façon d'exister sur le territoire, et de le vivre au quotidien. Cela se confronte toujours à la réalité sociale du moment de l'arrivée en France.

D'après les enquêtes menées par Michèle Tribalat dans son ouvrage De l'immigration à l'assimilation paru en 1996 aux éditions La Découverte, on peut dégager des tendances claires de fonctionnement par courant migratoire et par thématique. Dans notre cas, il est intéressant d'observer dans quelle mesure l'intégration sociale et les interactions se mettent en place. On s'intéressera aux groupes d'Europe du Sud (Espagnols et Portugais) et aux groupes issus d'Afrique subsaharienne, ainsi qu'aux Turcs.

Les pratiques sociales de ces groupes sont analysées à travers des questionnaires réalisés au sein des familles. Les thématiques sur lesquelles ils sont interrogés vont du fonctionnement familial à la relation au milieu scolaire en passant par les relations entretenues à l'extérieur du foyer. Il s'agit de dégager des tendances sans qu'il soit pour autant possible de définir des fonctionnements définitifs, les habitudes de ces groupes étant amenées à évoluer et à se construire au fil des générations et selon divers facteurs tels que le niveau d'études ou la classe sociale.

Concernant les pratiques culinaires, l'autrice a identifié des traits communs aux différents groupes. En effet, la cuisine au sein des foyers tend à être très traditionnelle et liée au pays de départ. Les habitudes culinaires sont d'ailleurs qualifiées d'« extrêmement persistantes »48 . Globalement, tous groupes réunis, les foyers réalisent tous majoritairement de la cuisine traditionnelle du pays d'origine plutôt que de la cuisine française. Les Espagnols sont le groupe au sein duquel le plus de personnes cuisinent selon les traditions du pays d'accueil (47 % du groupe prépare les deux types de cuisine et 39%

47Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité « ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, < https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >, consulté le 15 juin 2020

48Michèle, TRIBALAT, De l'immigration à l'assimilation, Enquête sur les populations d'origine étrangère en France, Paris, La Découverte, 1996

surtout de la cuisine française). Cela s'avère presque similaire chez les Portugais, parmi lesquels 29% des individus préparent de la cuisine française. La proximité géographique et culturelle est ici l'élément principal de cette adaptation.

Il faut aussi prendre en compte la présence des ingrédients sur le territoire. En effet, les groupes asiatiques cuisinent très fortement leurs plats traditionnels, parce qu'ils arrivent à retrouver les produits nécessaires à leur préparation sur le territoire français. Le recensement des épiceries à Roubaix révèle en effet une forte présence des épiceries asiatiques (5 magasins dans la ville, et un supermarché) ce qui facilite la préparation de plats traditionnels.

De ces enquêtes on peut également souligner une tendance de l'ensemble des groupes à réaliser des activités au sein de leur communauté, quelles qu'elles soient, cela étant nécessaire à l'entretien du niveau de langue et de certaines pratiques sociales. Au-delà de ce facteur, les groupes auront plus ou moins tendance à sortir et aller au café que les groupes français mais font somme toute des activités similaires. Là où l'on note une différence, c'est dans le fonctionnement des familles face aux institutions et à l'offre culturelle. A part les groupes espagnols et portugais, les autres groupes disent très peu participer aux actions culturelles qui peuvent avoir lieu sur leur territoire. Cela s'avère surtout vrai pour les groupes avec la plus faible maîtrise de la langue française comme les Turcs.

L'autrice analyse également l'importance de la langue maternelle dans le processus d'intégration. Pour des populations étrangères, la maîtrise du français a une fonction stratégique car elle permet d'accomplir les actions du quotidien. Le niveau de maîtrise du français à l'entrée en France était supérieur pour les Espagnols, les Portugais, et les personnes issues d'Afrique subsaharienne. Elle souligne également que plus un groupe compte d'enfants dans sa communauté, plus la maîtrise du français est élevée (entre autres grâce à la scolarisation). La langue permet de ne pas avoir une socialisation avec exclusivement des membres de la communauté, ce qui contribue à une meilleure intégration. La maîtrise du français couplée à la proximité des pratiques sociales explique par exemple que l'intégration soit beaucoup plus aisée pour les Espagnols et les Portugais que pour d'autres groupes. Globalement, la majorité des étrangers arrivant en France parlent des bases de français dans les enquêtes menées par Michèle Tribalat dans les années 1980.

L'enjeu de l'intégration pourrait donc être d'avoir une bonne maîtrise des deux langues, de la langue maternelle ainsi que de la langue du pays d'accueil. Pour les enfants qui doivent faire cohabiter deux cultures, maîtriser les deux langues leur permet d'acquérir des codes spécifiques et de se faire transmettre l'histoire de leur pays d'origine tout en pouvant connaître celle de la société d'accueil. Ces situations fréquentes sont compliquées pour les familles et

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les jeunes. C'est d'ailleurs pour cette raison que la Ville de Roubaix a mis en place des cours pour des langues arabes qui ne sont pas enseignées pas à l'école publique, afin de permettre aux jeunes de comprendre leur histoire, d'apprendre la culture du pays d'où leurs familles viennent, et de faire le lien avec le lieu où ils vivent. Il a d'ailleurs été montré que les personnes immigrées ayant réussi à transmettre leur « culture d'origine » à leurs enfants ont mieux réussi en termes d'ascension sociale49 .

Cependant, dans la récente loi NOTRe sur les droits culturels 50 , il y est spécifié que chaque minorité devrait pouvoir assister à des manifestations culturelles dans sa langue maternelle. Dans le cas de Roubaix où les groupes existent dans des grandes proportions, il serait intéressant de réussir à valoriser des actions dans des langues maternelles. Cela permettrait non seulement de faire participer et d'intéresser des populations éloignées des manifestations culturelles, mais également de permettre aux enfants de voir la culture familiale et la langue pratiquée au sein du foyer valorisées dans l'espace public, ce qui permet de leur accorder une certaine légitimité et favorise la réussite. Certains pays comme le Canada ou la Belgique ont l'habitude de faire coexister plusieurs langues sur leur territoire. Dans les deux cas, ce sont des langues officielles donc la configuration est différente, mais on voit qu'il est tout à fait possible de proposer des actions en plusieurs langues sans que cela soit problématique.

Permettre une participation des groupes étrangers aux actions culturelles serait une première étape à l'inclusion des connaissances et savoir-faire des populations dans la culture locale. Ces pratiques et savoir-faire sont des outils qui se perdent si leur transmission n'est pas organisée. Comme nous l'avons mentionné précédemment, les pratiques culinaires jouent un rôle essentiel de transmission et conservation de la mémoire, et participent à l'intégration. Etant importantes pour les communautés et perçues comme créatrices de liens avec le pays d'origine, et représentatives de valeurs ; il est impératif de les considérer au même titre que d'autre pratiques culturelles au sein du patrimoine immatériel. On peut donc se demander dans quelle mesure, au-delà du réseau associatif qui participe déjà à leur transmission, la collectivité devrait s'emparer de cet enjeu et s'appuyer dessus pour valoriser l'image de la ville.

La Ville a-t-elle, en tant que municipalité, fait face à ces questions d'intégration ? Comment a-t-elle, ou non, valorisé le patrimoine divers qui s'y trouvait ? La valorisation du

49Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité « ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, < https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >, consulté le 15 juin 2020

50Journal Officiel, Legifrance, 2015, LOI n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, < https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000030985460/ >, consulté le 3 octobre 2020

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patrimoine tel que le patrimoine culinaire apparaît aujourd'hui comme une nécessité. Serait-ce le résultat d'une démarche politique d'intégration démarrée il y a des décennies ?

C) L' action municipale

La politique municipale roubaisienne est orientée depuis les années 1970 vers la gestion du vivre-ensemble et la mise en place d'une démocratie culturelle, le tout accompagné de programmes locaux de développement des quartiers 51 . Cela s'est avéré nécessaire après que la Ville a constaté un réel besoin d'amélioration du contact entre les générations et une restructuration familiale 52 . La tradition politique de Roubaix est de mener des politiques socialistes d'inclusion et de rapprochement entre les différentes cultures qui cohabitent. Pour autant, il est nécessaire de préciser que dans le cas de Roubaix et plus largement dans le bassin industriel du Nord-Pas de Calais, ce ne sont en aucun cas les pouvoirs publics qui ont organisé les flux migratoires mais principalement les patrons industriels 53 . Les municipalités gèrent alors les communautés et leurs relations après que ces flux aient eu lieu (à partir des années 1970). Un exemple parlant est la création de la Commission Extra-Municipale des Populations Etrangères (CEMPE) en 1977 au cours du mandat de Pierre Prouvost, maire socialiste ayant dirigé la Ville de 1977 à 1983. La création d'un organisme qui a pour but de répondre aux difficultés que rencontraient une partie des immigré.e.s, avec pour volonté plus globale d'améliorer leurs conditions de vie et donc leur intégration à la ville, était novateur et ambitieux. Si le débat général était tendu en France dans les années 1980 avec une remise en question très forte des pratiques des communautés musulmanes et étrangères en générale, la ville se devait malgré tout de répondre aux besoins de sa population et d'apaiser les tensions.

Comme le montrent de nombreux écrits dont ceux de Mickael Grelet et Elsa Vivant sur la régénération d'un territoire par la culture 54 , ou celui de Michel David sur la gestion de la diversité culturelle à Roubaix55 , la ville a su profiter de sa situation démographique et de son patrimoine pour se redynamiser. Nous avons précédemment mentionné les diverses stratégies d'accueil des populations, en soulignant le fait que la France avait un modèle assimilationniste. Dans le cas de la Ville de Roubaix, sous le premier mandat d'André Diligent (14 mars 1983 - 27 juin 1994), on observe une nette rupture avec ce modèle et une

51Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité « ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, < https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >, consulté le 15 juin 2020

52Ibid

53Ibid

54Mickael, GRELET, Elsa,VIVANT, « La régénération d'un territoire en crise par la culture : une idéologie mise à l'épreuve », Belgeo , 2014

55Michel, DAVID, « Les enjeux de la diversité culturelle : l'exemple de Roubaix », L'observatoire, no. 29, 2006, pp. 56-57.

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volonté d'inverser les dynamique d'intégration56 . Par cela on parle notamment des actions telles que les rencontres interreligieuses qui favorisent le dialogue social et la connaissance des populations entre elles, par exemple.

L'interculturalité est perçue comme étant seulement liée à l'immigration étrangère et la ville se doit de valoriser toutes les diversités qui existent dans la ville (régionale, européenne, internationale). Le problème que rencontre Roubaix aujourd'hui, et qui s'applique à bien d'autres territoires, est lié à la conception même de cette version de l'interculturel. Le manque d'ouverture des structures institutionnelles sur la diversité de ce que peut être l'interculturalité se traduit dans les actions culturelles mises en place.

Le patrimoine mis en avant par la Ville a eu tendance à s'ouvrir pour élargir son périmètre. Si l'obtention du label Ville d'art et d'histoire en 2001 a permis de valoriser un ensemble de monuments architecturaux et de lieux représentatifs de l'histoire du territoire, il n'en reste pas moins que le patrimoine qualifié d'« immatériel » est dur à encadrer, d'autant plus dans une ville qui compte tant d'histoires et d'influences. Les cultures maghrébines ont pu être valorisées dans certaines institutions culturelles comme récemment à l'Institut de Monde arabe de Tourcoing, ville voisine de Roubaix, où était accessible une exposition sur le Maroc traditionnel et contemporain, pratique et artistique 57 . Les structures permettant de faire le lien entre des cultures étrangères et le pays d'accueil sont essentielles. Il est également essentiel de valoriser les cultures étrangères contemporaines et pas uniquement traditionnelles, pour montrer comment elles évoluent et sont vivantes.

Dans le cas du patrimoine culinaire, la Ville a mis en place un certain nombre de mesures pour valoriser ses structures. L'office de tourisme y a contribué en réalisant un guide des restaurants à Roubaix pour permettre à tous et à toutes de mieux connaître la multitude d'offres. Cependant, ce guide a une vocation commerciale et non informative. Il est donc désormais intéressant que la ville valorise le patrimoine dont disposent les familles et qui, faute d'exposition publique et de travail de recherche et de capitalisation, pourrait être amené à disparaître et à ne plus être transmis. Il continuerait dans tous les cas d'être présent car de nombreuses hybridations se sont mises en place et existent dans la vie quotidienne.

On oppose souvent les cuisines françaises traditionnelles et les autres. Mais la cuisine des territoires du nord est riche d'hybridations depuis plus de deux siècles et cela constitue en soit

56Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité « ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, < https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >, consulté le 15 juin 2020

57Exposition, IMA Tourcoing, 2020, Maroc, une identité moderne,
< https://ima-tourcoing.fr/institut-monde-arabe/exposition-maroc-une-identite-moderne/ >, consulté le 20 mai 2020

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la tradition du lieu : sa capacité à évoluer.

Les actions interculturelles doivent être appliquées à des champs donnés pour apporter une évolution des dynamiques sur le territoire. Elles ne concernent pas uniquement les groupes de populations étrangères ou les générations issues de l'immigration. Le travail de mémoire est essentiel pour assurer une compréhension respective des groupes. Au niveau des institutions et de ce qu'elles proposent, on devra donc observer des actions culturelles contemporaines reflétant des hybridations créées par la diversité. Ainsi, le type de production ou les thématiques choisies reflètent la multitude d'histoires qui composent la ville. Dans le cas de la création du festival de l'Année Thématique, il s'agit de permettre à toutes les personnes de partager leurs savoirs et leur histoire dans des événements gratuits en accès libre. Le choix d'une thématique large comme les histoires du monde ou les saveurs du monde permet de mettre à l'honneur à la fois les histoires locales, les histoires européennes et de plus loin encore, apportées par les personnes arrivées à Roubaix. La diversité est donc soulignée par la ville non seulement en montrant ce que les populations étrangères ou avec des origines étrangères connaissent, mais surtout en croisant les histoires qui ont construit la ville, les histoires françaises classiques traditionnelles, les histoires traditionnelles et contemporaines étrangères. C'est cet ensemble qui permet à la municipalité de valoriser les savoir-faire et les hybridations. Cette valorisation tend généralement à améliorer le sentiment d'appartenance des habitant.e.s et favorise l'investissement sur le territoire. Concernant les pratiques culinaires, nous allons à présent voir comment les habitants et habitantes de Roubaix ayant une histoire internationale perçoivent cette réalité de l'hybridation au quotidien, et comment la Ville en tant que dépositaire de l'autorité peut s'inscrire dans le processus de valorisation.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille