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La valorisation du patrimoine culinaire à  roubaix


par Eloïse Thébaud
Université Lille 2 - Master Relations Interculturelles et Coopération Internationale 2020
  

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III - La cuisine, pratique complexe et centrale

A) Une pratique identitaire

La cuisine est au coeur d'enjeux identitaires et politiques à l'échelle des individus et des sociétés. Sa place grandissante dans le patrimoine a fait entrer cette pratique culturelle dans la liste des outils non-coercitifs d'influence culturelle (« soft power »), et en a fait une thématique politique moderne. Le soft power tel que le définit Jessica Some dans son article Hard power, soft power : quelles différences ? est « [la capacité] d'un acteur politique à influencer le comportement d'un autre par des moyens non coercitifs [...] comme l'opinion, la culture ou la diffusion d'idéologie 58 ». Que ce soit à travers la gastronomie française ou la valorisation des hybridations culinaires, la cuisine est désormais une pratique culturelle synonyme de pouvoir et d'influence.

Comme le souligne le sociologue Jean Davallon59 à propos de la portée du patrimoine culinaire, on peut parler « d'une reconstitution d'un lien avec le passé, qui affecte le statut de l'objet, ainsi que la pratique que l'on va en avoir dans le présent ». Il ajoute également « cette façon de relier le passé au présent, et pose en horizon l'avenir60 ». Ce lien avec le passé est fortement politique. Nous avons déjà abordé la question de la multiplicité des mémoires et de la production des discours historiques qui portent toujours un ou plusieurs biais. Dans le domaine culinaire, le poids historique qui lie cette cuisine contemporaine aux migrations est sensible.

Pour illustrer cette affirmation, j'ai choisi de partager le témoignage de Deb'bo, cheffe cuisinière à Rennes qui allie poésie et cuisine et propose une cuisine qui s'inspire de multiples cultures. Cette femme témoignait récemment à l'occasion du festival Dangereuses Lectrices de Rennes, invitée au podcast Kiffe Ta Race #53 intitulé Cuisine et préjugés : on continue de déguster. A cette occasion, ses origines et sa relation à la cuisine ont été abordées. Elle y fait un lien évident entre la migration, l'histoire mondiale et le patrimoine culinaire. Elle se base sur son histoire familiale : son grand-oncle, militaire français nommé au Sénégal était marié à une vietnamienne rencontrée au Sénégal. Les conflits au Vietnam ont fait que la famille de cette femme est venue la rejoindre. Cette histoire liée à la géopolitique mondiale a donné naissance à la famille de Deb'bo, mixte, complexe. Son arrivée en France s'inscrit dans la perpétuation de cette histoire. Comme elle le souligne, nombre de familles mixtes voient leur histoire liée à des faits historiques et politiques.

58Jessica, SOME, « Hard power, soft power : quelles différences ? », Les Yeux du Monde, 14 novembre 2013, < https://les-yeux-du-monde.fr/ressources/17131-hard-power-soft-power-quelles/>, consulté le 5 novembre 2020 59Amaia, ERRECART, Philippe, FACHE, Marien, PARIS, « La gastronomie : de l'institutionnalisation à l'événementialisation », L'Harmattan , no. 35, 2019, pp. 51-72.

60Ibid

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La portée politique de la thématique culinaire s'est encore illustrée récemment dans la politique française. Le contexte actuel est celui d'une montée forte des groupes politiques extrémistes et, dans leur sillage, une augmentation des actes racistes, antisémites et islamophobes en France depuis 2015. Pour rappel, les chiffres pour l'année 2020 ne sont pas encore disponibles mais ceux pour 2019 étaient déjà alarmants. Pour les faits racistes, la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme (CNCDH) constate une hausse des actes racistes de 11% en 2019 par rapport à 2018 61 . Le ministère de l'intérieur indique également que les actes antisémites ont augmenté de 27% et les actes antimusulmans de 54% en 2019 par rapport à 2018 62 .

Les cuisines des mondes juif et musulman ont récemment fait l'objet de vives critiques de la part du ministre de l'Intérieur actuel, Gérald Darmanin. Ce dernier est familier des villes mixtes avec une forte histoire migratoire, ayant été maire de Tourcoing, Nord (59) pendant trois ans, de 2014 à 2017. Il est également premier adjoint au maire depuis 2017, et sa liste a été réélue au premier tour lors des élections de 2020 63 . Suite au dramatique assassinat à motif terroriste du professeur d'histoire-géographie Samuel Paty, nombre de déclarations ont été faites sur les problèmes causés par le supposé communautarisme des groupes musulmans en France. L'ancien maire de Tourcoing avait alors déclaré :

« Ca m'a toujours choqué de rentrer dans un hypermarché et de voir qu'il y avait en arrivant un rayon de telle cuisine communautaire et de telle autre à côté, [...] c'est comme ça que ça commence le communautarisme. [...] Qu'on aille dans un hypermarché casher ou hallal pour acheter des produits, chacun peut le faire où est le problème ? Je dis juste que des grandes entreprises françaises [...] ont eu envie de gagner de l'argent sur le communautarisme. » 64

Cette déclaration publique ne représente pas la politique de l'Etat mais souligne comment

61INCONNU, « « Le racisme est sous-évalué en France, il y en a mais il est caché », selon Jean-Marie Burguburu, président de la CNCDH », France Info, 18 juin 2020, < https://www.francetvinfo.fr/societe/justice/le-racisme-est-sous-evalue-en-france-il-y-en-a-mais-il-est-cache-selo n-le-president-de-la-cncdh_4013143.html >, consulté le 20 novembre 2020

62Frantz, DURUPT, « Le Collectif contre l'islamophobie alerte sur une aggravation du racisme antimusulman en 2019 », Libération, 25 février 2020, < https://www.liberation.fr/france/2020/02/25/le-collectif-contre-l-islamophobie-alerte-sur-une-aggravation-du-rac isme-antimusulman-en-2019_1779563 >, consulté le 2020 novembre 2020

63Rédaction de LCI, « Résultats Municipales 2020 à Tourcoing : Gérald Darmanin réélu au premier tour », LCI, 15 mars 2020, < https://www.lci.fr/elections/resultats-municipales-2020-a-tourcoing-gerald-darmanin-reelu-au-premier-tour-214 7715.html >

64Hugo, CAPELLI, « Gérald Darmanin : une déclaration polémique sur les rayons communautaires des supermarchés », France Info, 21 octobre 2020, < https://www.francetvinfo.fr/societe/justice/le-racisme-est-sous-evalue-en-france-il-y-en-a-mais-il-est-cache-selo n-le-president-de-la-cncdh_4013143.html >, consulté le 20 novembre 2020

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l'alimentation et la cuisine peuvent être instrumentalisées pour servir des idéologies. Si les alimentations casher et hallal sont particulièrement visées, cela stigmatise l'ensemble des groupes consommant des cuisines asiatiques, arabes... Cela remet en cause leurs pratiques personnelles et individuelles. On notera également que les autres cuisines européennes qui font maintenant partie des produits quotidiennement consommés par les français et les françaises comme la cuisine italienne ne sont nullement problématiques. Cela confirme l'intention de viser les groupes avec des pratiques issues de l'immigration extra-communautaire et de faire de la cuisine un outil de discrimination. Gérald Darmanin insiste sur le communautarisme mais il me semble ici important de souligner que si la cuisine est en effet une pratique communautaire, elle est loin d'être communautariste et tend plutôt à être créatrice de liens et d'hybridations.

La relation des groupes minoritaires à la cuisine a été analysée sur plusieurs continents et dans plusieurs contextes. Il en résulte une hybridation systématique et inéluctable des pratiques culinaires dès que les milieux sont en contact, d'autant plus dans les milieux où les populations étrangères travaillent pour le compte des familles locales plus aisées (on parle entre autres du travail domestique). C'est par exemple le cas au Brésil, comme nous l'explique Jacques Barou65 , où les recettes traditionnelles issues d'Afrique sont devenues des plats quotidiens pour les familles blanches brésiliennes qui employaient des personnes afro-descendantes. Les employées domestiques (majoritairement des femmes) préparaient en effet les repas qu'elles connaissaient, ce qui leur avait été transmis. La transmission est double : celle du patrimoine culinaire et celle du sacré au profane, car les recettes transmises dans les familles afro-descendantes le sont souvent en ce qu'elles représentent des traditions 66 . Enfin, au Brésil, où l'on compte environ 215 ethnies et plus de 180 langues parlées, on peut observer une grande nécessité de transmission des savoirs dans une démarche de préservation de l'identité. En effet, puisqu'il existe une multitude de groupes aux histoires de vie particulières, il est nécessaire d'organiser et d'assurer la transmission par l'apprentissage. Ainsi, les politiques publiques se sont emparées de cette problématique. Des programmes spécifiques ont été lancés, dans lesquels les associations et des entreprises travaillent à la gestion mixte du patrimoine. Des ateliers d'apprentissage ont par exemple été mis en place pour transmettre la cuisine et les traditions qui y sont attachées. La pérennisation des savoirs et la transmission aux jeunes générations assurent la continuité des pratiques, sans en exiger un maintien absolu et rigoureux. Les jeunes générations se réapproprieront évidemment ces

65Jacques, BAROU, « Alimentation et migration : une relation révélatrice », Hommes & Migrations, no. 1283,

2010, 6-11. 66Ibid

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pratiques par leurs prismes et les lieront à leurs propres histoires, mais cela permet d'ouvrir un dialogue et une perspective globale autour de pratiques ethniques exclusives 67 .

A Roubaix, la configuration est évidemment différente puisque le travail domestique n'a absolument pas la même proportion et que la taille et l'histoire de la France font que le nombre d'ethnies est moindre. Cependant, on constate une adaptation des outils au sein de la communauté maghrébine. Une enquête sociologique révèle que la cocotte-minute est devenue un outil indispensable chez bon nombre de familles car elle permet d'avoir le même mode de cuisson que dans la tradition, mais avec des outils adaptés au gaz en France 68 . La thématique culinaire semble importante pour la population au vu du nombre de projets proposés lorsque l'Année Thématique a été choisie pour valoriser les saveurs du monde.

Quant à la dimension émotionnelle de la cuisine, elle est rendue visible dans le travail de synthèse mené par Mariagrazia Margarito. Son étude a été réalisée sur un corpus dans les langues romanes (espagnol, français, italien, portugais) qui regroupe des textes qui parlent de la cuisine. Il nous permet de voir les représentations des individus et du collectif, en faisant appel à la mémoire, au sentiment, et à ce que la cuisine a de l'enfance 69 . Globalement donc, ce corpus qui renvoie par son lexique à l'enfance et aux origines est un exemple de plus montrant pourquoi la cuisine est un facteur de construction de l'identité et en quoi il est important de la valoriser.

Les ateliers d'écriture du centre social des 4 quartiers sont un autre exemple d'action permettant de conclure que la cuisine a une valeur identitaire forte. Ce centre, pour lequel nous avons déjà évoqué des ateliers de cuisine, a également mis à contribution son atelier d'écriture hebdomadaire pour proposer une action culturelle dans le cadre du festival 2020, Année des Saveurs du Monde. L'atelier d'écriture, composé de 7 femmes au cours de l'année 2019-2020 et d'une intervenante qui vient les accompagner dans leur travail, a décidé de participer au festival en proposant un projet autour des souvenirs culinaires. Leur idée a été d'interroger des personnes de Roubaix en leur demandant de raconter un souvenir d'enfance ou quelque chose qui les ramenait au lieu où ils et elles avaient grandi, et que ce souvenir soit lié à la cuisine. Les personnes interrogées sont d'origines diverses et ont donc des expériences personnelles différentes. Dans leur édito, les participantes de l'atelier présentent le projet avec ces mots :

67Jacques, BAROU, « Alimentation et migration : une relation révélatrice », Hommes & Migrations, no. 1283, 2010, 6-11.

68Aurélie, BRAYET, « La Cocotte-minute entre la France et le Maghreb. Regards de femmes sur un objet culinaire », Hommes & Migrations, no. 1283, 2010, pp. 128-134.

69Mariagrazia, MARGARITO, « Cuisines identitaires : remémoration et déclaration d'identité », Éla. Études de linguistique appliquée, vol. 150, no. 2, 2008, pp. 245-255.

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« Nous avons donc réuni sous forme de « je me souviens » les réminiscences de personnes de notre entourage venues de différents pays du monde et avons écrit des récits à partir de fictions, comme la création d'un musée des saveurs à Roubaix...ou sur des échanges avec des amis étrangers. Ce livret est donc tout à la fois, recueil de la parole des habitants et produit de notre imaginaire. »70

Dans le livret de restitution que l'atelier a construit autour de la thématique, on retrouve un vocabulaire intime et lié aux émotions : « les odeurs de l'enfance », « je me souviens », « ce repas en famille », « le manque », « retrouver ce plaisir », « ce plat me rend nostalgique ». Ce livret présente une illustration de la portée émotionnelle et identitaire de la pratique culinaire 71 .

Pour confirmer ou infirmer ces constatations réalisées sur le terrain sur la dimension identitaire de la cuisine et la place de la famille dans la transmission des pratiques, j'ai cherché à comparer les études sociologiques réalisées parmi les groupes étrangers (notamment celles mentionnées en première partie réalisées par Michèle Tribalat) et les pratiques quotidiennes chez les personnes de la région Nord avec lesquelles j'ai eu la chance de m'entretenir.

B) Retour sur les entretiens

Ce qui m'intéresse dans la réalisation des entretiens est de voir si des personnes issues de diverses origines, et qui vivent hors du foyer familial, ont des expériences ou des pratiques similaires dans la cuisine. Pour pouvoir comparer leurs réponses à celles que j'ai analysées précédemment, je les questionne sur les mêmes thématiques. Il s'agit donc de la structure familiale, du rôle de l'école dans leurs apprentissages de la cuisine du pays d'accueil, de l'apprentissage de la cuisine du pays de départ au sein du foyer, des relations autour de cette pratique entre les frères et soeurs et de leurs pratiques quotidiennes après le départ du foyer familial.

Pour avoir un retour de terrain sur le Nord avec des personnes concernées par un parcours migratoire personnel ou familial, j'avais prévu de travailler avec le centre social des 4 quartiers de Roubaix. Ce centre dont j'ai déjà analysé plusieurs activités en lien avec la cuisine, accorde une place à cette question du patrimoine et permet de rassembler un public qui est concerné par mes recherches. En effet, j'avais eu l'occasion de les rencontrer au cours de mon stage et nous avions prévu de réaliser les entretiens à la rentrée 2020 avec des

70Edito du livret de recueil de l'atelier d'écriture, Centre Social des 4 Quartiers, Non publié, juin 2020, disponible au cours de l'édition 2021 de l'Année Thématique.

71Atelier d'écriture, Centre Social des 4 Quartiers, Non publié, juin 2020, disponible au cours de l'édition 2021 de l'Année Thématique.

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personnes plus ou moins proches du centre social. Ces personnes étaient toutes soit françaises avec des origines étrangères dans leur famille, soit étrangères elles-mêmes et résidentes du Nord.

La mise en place du projet et les explications de mes attentes ont été laborieuses. En effet, le centre social a fermé avec le confinement de mars 2020 puis par la suite pour les vacances d'été. A la rentrée de septembre, la reprise des ateliers d'écriture a été repoussée pour des questions sanitaires. Les rencontres prévues sur le temps des ateliers ont donc de nouveau été annulées. L'instauration d'un second confinement national suite à la reprise de l'épidémie de COVID-19 à la mi-octobre 2020 a définitivement mis fin à la possibilité de réaliser les rencontres. La majorité des personnes que je devais interroger sont des personnes en situation précaire, et pour lesquelles il était très inconfortable et compliqué de réaliser des entretiens au téléphone ou à distance. J'avais décidé de rencontrer ces personnes pour apporter de la diversité dans les situations personnelles. Cela m'aurait permis d'avoir des témoignages en dehors de mon cercle de connaissance et donc d'échanger avec des personnes ayant une histoire, un style de vie et des origines sociales différentes des miennes.

Constatant que je n'aurai pas cette possibilité, j'ai décidé de réaliser trois enquêtes malgré tout. Toutes avec des personnes de ma connaissance, trois femmes qui vivent depuis quelques années dans le Nord. L'une est Portugaise de parents portugais et brésilien et a grandi en

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France 72 , la seconde est Française, d'un père Creusois et d'une mère Algérienne , et la troisième est Chinoise et est venue seule en France pour étudier à Lille 74 . Trois histoires différentes mais qui se recoupent sur certains aspects, et qui révèlent que les dynamiques identifiées précédemment sont bien réelles.

Le premier élément que j'ai trouvé intéressant suite à la réalisation de ces entretiens est le lien que ces enquêtées entretiennent avec la cuisine familiale. Comme cela avait été montré par l'étude des corpus, elles y font référence comme à une pratique autour de laquelle existe un sentiment de nostalgie, un rattachement à l'histoire familiale. L'une d'entre elles exprime clairement l'idée que c'est une part évidente de son identité, ce qui corrobore les articles et études sociologiques menées. Pour celles qui ont grandi en France, le lien à la cuisine française est fortement lié aux parents. Dans le premier cas, Laurène a un père Français qui lui a transmis un savoir-faire et une mère Algérienne avec qui elle a pu apprendre des recettes basiques et quelques connaissances. Elle a, au sein du foyer familial,

72Annexe 8 : Entretien avec Beatriz de Sousa Figueiredo 73Annexe 9 : Entretien avec Laurène Boulaud 74Annexe 10 : Entretien avec Yingjie Weng

une alimentation classique française, son père étant celui qui s'occupe en majorité de la préparation des repas. A l'inverse, Béatrice a deux parents étrangers (l'un Brésilien, l'autre Portugais). Cette réalité implique que la cuisine du foyer est exclusivement portugaise. C'est d'ailleurs significatif puisque sa mère est brésilienne et non portugaise. Elle a donc appris la cuisine portugaise dans un souci de conformation et pour répondre aux attendus sociaux. La découverte de la cuisine française passe alors par les structures publiques comme l'école, qui devient un lieu d'apprentissage très important. Dans ce genre de situation, on observe une forte rupture entre la nourriture consommée au sein du foyer et à l'extérieur. C'est alors la cuisine française qui n'est pas forcément maîtrisée à l'âge adulte. La troisième situation est celle de Yingjie, qui, ayant grandi en Chine, a complètement changé d'environnement et de style de vie au quotidien. Malgré tout, de par la présence de magasins asiatiques dans la métropole lilloise, elle peut consommer à la fois de la nourriture chinoise et française. Dans son cas, son apprentissage a été spontané et lié à ses relations amicales en France. L'intérêt apporté à la culture française a favorisé son envie de maîtriser les plats et de consommer des produits locaux.

Dans l'enquête de Michèle Tribalat, l'accès aux produits était un élément important dans la continuité de la pratique culinaire d'origine. Cet élément m'a été confirmé par ces trois enquêtées. Elles sont chacune à la recherche de différents produits (maghrébins, portugais et chinois). Toutes disent avoir accès facilement à des épiceries ou magasins proposant les produits de leur pays d'origine à des prix accessibles. Cela leur permet de pouvoir continuer à cuisiner, sans quoi il serait compliqué de conserver certaines pratiques.

Cependant, elles confirment toutes les trois avoir vu évoluer leur pratique de la cuisine avec l'âge. La distinction qui pouvait exister à un âge plus jeune tend à disparaître puisque étant indépendantes, elles consomment de l'une ou l'autre cuisine à leur rythme, ne dépendant plus du foyer familial. Aussi, l'apparition de pratiques hybrides se fait avec le temps. Ajout d'épices et de condiments étrangers ou français à un plat traditionnel de la culture inverse, modification des parties de viande ou des légumes utilisés à la réalisation de certains plats, changement du rythme du repas... Tous ces éléments surviennent et se répètent, permettant à chacune de faire vivre des patrimoines différents qui font tous partie de leur identité.

La notion de transmission s'est révélée ambiguë et parfois sensible pour ces trois enquêtées. Il s'agit principalement de Laurène et Béatrice, qui disent toutes deux avoir pu observer la préparation des repas à la maison, parfois participer, mais pour qui il existe un sentiment de méconnaissance, encore aujourd'hui alors qu'elles sont adultes. Béatrice souligne une indifférence à l'adolescence, et un intérêt renouvelé pour cet héritage familial

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survenu à l'âge adulte. L'éloignement du foyer familial n'a pas facilité cette transmission. Mais la pratique communautaire permet de continuer à apprendre et à partager ce patrimoine culinaire. Les trois enquêtées soulignent avoir un grand plaisir à cuisiner avec des personnes ayant des origines communes, tout le processus d'apprentissage étant partagé, ainsi que les références culturelles. Laurène souligne même être en recherche de temps de partage, trouvant cela difficile de cuisiner seule. Elles expriment un plaisir évident à faire partager leur cuisine à leurs ami.e.s et relations qui ne connaissent pas, mais la pratique en communauté est plus liée à un confort, une habitude.

Nous avons aussi abordé la question de l'importance des relations amoureuses et de leur influence sur les pratiques culinaires. Selon leurs expériences, elles concluent que si la ou le partenaire est d'origine française ou étrangère, les pratiques seront différentes. Béatrice souligne une facilité à partager son savoir de la cuisine portugaise lorsque la personne en question est également étrangère. S'ajoute donc à l'habitude la nécessité de trouver des personnes qui comprennent cette dualité, avec qui il est possible d'exprimer cette part étrangère et souvent méconnue.

Dans l'ensemble, la relation au patrimoine culinaire est complexe mais souhaiterait être développée par Laurène, Yingjie et Béatrice. Toutes se disent favorables à assister à des événements culturels sur des thématiques culinaires et prendraient plaisir à entendre parler de l'histoire de certains plats, à voir leur cuisine valorisée et rendue plus accessible.

De façon générale, il semblerait que le patrimoine culinaire soit une thématique forte et qui serait fédératrice si elle était développée et valorisée dans l'espace public. Reste alors à établir quelles modalités pourraient être mises en place pour favoriser la transmission et développer l'accès aux ressources autour de ces questions.

C) Quelles solutions à Roubaix ?

Au-delà de l'événement 2020, Année des Saveurs du Monde qui aura lieu en 2021 sur la question des saveurs et de la diversité culinaire, il existe peu de réflexion et pas de ressources sur cette question culinaire au sein de la municipalité et pour les habitants et habitantes. La Ville de Roubaix tend à adresser des thématiques comme le patrimoine culinaire de façon partielle et souvent dans une dynamique d'inclusion des populations éloignées de la culture. Cela touche les personnes en précarité sociale, peu intégrées ou alors avec des difficultés intellectuelles.

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Avec un souhait récent de sortir des anciens modèles de démocratisation culturelle

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élitiste pour amener à une plus grande autonomie des groupes communautaires dans la construction du programme culturel, l'Année Thématique proposée par le service culture fait par exemple partie des programmes à vocation interculturelle qui prônent une participation citoyenne. Ce type d'événement est nécessaire dans un milieu où certains groupes ont parfois du mal à exister dans l'espace public et à faire de leurs pratiques des pratiques légitimes. Mais cette façon de procéder en fait des événements créés à la marge qui sont dénués de recherche de qualité et d'exigence artistique, et qui se basent sur l'oralité sans prendre en compte les écrits et les ressources locales. On peut regretter des événements orientés vers des populations en marge qui ne donnent que peu accès aux structures culturelles, et ne permettent donc pas de valoriser ces savoirs dans les institutions officielles. Cette absence ne permet pas aux publics traditionnels habitués des musées et autres lieux de culture de découvrir les environnements culturels de leurs compatriotes ni de les comprendre. On pourrait attendre de la part de la Ville des expositions dans les musées, ou encore des événements thématiques dans la bibliothèque.

Par ailleurs, la politique culturelle pourrait s'intéresser à créer des événements selon les âges des participants. Selon les observations de la CEMPE dans les années 1980 75 , les jeunes étaient très intéressés pour apprendre l'histoire, les pratiques culturelles et la langue du pays d'origine de leurs parents ou grands-parents. Encore aujourd'hui, proposer des expositions, des films ou des séances de pratique aux jeunes qui mêlent traditions culinaires et pratiques contemporaines serait un moyen pour la ville de recréer du dialogue tout en favorisant les liens familiaux et en ayant une approche interculturelle qui facilite le dialogue sur le territoire. Cela permettrait également de donner aux personnes issues de l'immigration et à leurs descendants différentes perspectives sur les pratiques et les productions culturelles du pays donc ils et elles sont issu.e.s. Ces actions apportait des outils d'autonomisation pour les groupes, offrant par là une possible comparaison entre les cultures qui les nourrissent sans les hiérarchiser.

La municipalité est un acteur fondamental qui doit s'emparer de la question interculturelle car elle représente le pouvoir décisionnaire et l'autorité. Quand la Ville en tant que municipalité crée la CEMPE ou les festivals interculturels comme les Transculturelles et l'Année Thématique, quand elle monte un Conseil Roubaisien de l'Interculturalité et de la Citoyenneté, elle revendique un message de tolérance. Cette revendication de l'importance du vivre ensemble et de la place accordée à toutes les populations est un message fort et

75Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité « ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, < https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >, consulté le 15 juin 2020

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valorisant, et qui a toujours un impact positif sur le territoire et pour la population.

Si le cas de Roubaix est particulier compte tenu de l'ensemble des facteurs politiques, économiques et culturels évoqués auparavant, il n'est pourtant pas unique. La question interculturelle se pose dans de nombreux départements où il existe des langues régionales et une multiplicité des patrimoines. Il est intéressant pour nous d'observer ce qui y a été mis en place et de s'inspirer des outils créés ailleurs en France pour repenser la valorisation du patrimoine culinaire à Roubaix.

La première action que je suggère de mettre en place est le développement d'un centre de documentation et la création de partenariats avec des acteurs privés (acteurs du numérique, restaurateurs et restauratrices, associations) au sein de la ville. Cela serait une façon d'inciter les habitants et habitantes à découvrir les lieux de restauration du monde et les cuisines régionales en faisant un travail d'information sur la question. L'outil numérique ne doit pas être négligé dans les processus de valorisation. Il a une portée large et permet de diversifier les supports pour toucher un ensemble de publics. La région Aquitaine, dans sa « mission de « sauvegarde et transmission du patrimoine oral 76 » » a utilisé l'outil numérique à travers une plateforme appelée « sondaqui ». Comme cela est défini dans l'article de Jean Casteret, Le numérique comme « lieu » de sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel, le site sondaqui, mis en ligne en décembre 2006, « aborde des archives à partir du vivant77 ». On peut également lire :

« [Le site] prend pour ligne éditoriale « la fête » sous toutes ses formes comme cadre d'expression privilégié de savoir-faire et de pratiques musicales, chorégraphiques, chansonnières, contées... Le site met alors en regard pratiques contemporaines et illustrations sonores puisées dans les fonds archivistiques. Un double mouvement est ainsi produit. Un document d'archives jusqu'alors inaccessible vient illustrer la pratique contemporaine qu'elle nourrit aussi, tout particulièrement au plan stylistique (modalité musicale, rythmique, ornementation, phrasé...). Et le contemporain restitue la densité sociale perdue du document d'archives, l'éclairant par son contexte et rendant aussi parfois plus agréable l'écoute de ces enregistrements

anciens collectés auprès de personnes âgées. » 78

Le site internet Sondaqui est une bonne illustration de l'importance de valoriser des fêtes et événements qui unissent les habitants et habitantes. Mis en oeuvre sur le territoire roubaisien,

76Jean-Jacques, CASTERET, « le numérique comme « lieu » de sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel », In Situ, no. 33, 2017

77Ibid 78Ibid

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on pourrait penser une plateforme qui permette de valoriser les fêtes religieuses des différents groupes communautaires et, plus largement, les fêtes particulières qui donnent lieu à des célébrations. Informer sur les pratiques autour de ces fêtes, qu'elles soient culinaires ou vestimentaires, cela permettrait là encore de créer du dialogue et de démystifier les pratiques des groupes communautaires. Cela permettrait de regrouper ces informations sur une seule plateforme et en simplifierait l'accès. Relier les réseaux sociaux à la plateforme permettrait de toucher les populations les plus jeunes pour les informer et les sensibiliser. Comme le soulignent les résultats d'utilisation de Sondaqui, « le croisement des ressources de tous les acteurs permet aux spécialistes actuels de certaines pratiques de consulter régulièrement le site pour préparer leurs cours, nourrir leurs pratiques 79 ». Dans le cas de Roubaix où l'on compte de nombreuses écoles de l'enseignement supérieur portées sur l'international et l'interculturalité ainsi que des formations professionnalisantes en cuisine, cela semblerait tout à fait pertinent. Transmettre le savoir est un prérequis pour qu'il puisse être matière d'apprentissage et de création.

D'autre part, la municipalité participe au dispositif EAC (Education Artistique et Culturelle), mis en place par le ministère de l'Éducation nationale et de la Recherche avec l'appui du ministère de la Culture et de la Communication depuis 2005. Ces ministères décrivent l'EAC de la façon suivante :

« L'éducation artistique et culturelle (EAC) a pour objectif d'encourager la participation de tous les enfants et les jeunes à la vie artistique et culturelle, par l'acquisition de connaissances, un rapport direct aux oeuvres, la rencontre avec des artistes et professionnels de la culture, une pratique artistique ou culturelle. La généralisation de l'EAC implique la mobilisation de l'ensemble des acteurs ministériels, artistiques, culturels, associatifs, territoriaux pour développer des actions au plus près des territoires. » 80

Dans la perspective où l'EAC doit valoriser les pratiques artistiques, c'est en se basant sur les pratiques culturelles des foyers que l'on amène les enfants à s'intéresser au culturel. Puisque la cuisine fait partie du patrimoine culturel et est une pratique légitime et quotidienne, elle pourrait être une porte d'entrée à la sensibilisation à la culture. Un lien peut être établi entre les ressources mises à disposition sur une plateforme en ligne et ce qui est transmis aux enfants à l'école. Leur donner le goût de la curiosité, des bases d'apprentissage, cela peut

79Jacques, BAROU, « Alimentation et migration : une relation révélatrice », Hommes & Migrations, no. 1283, 2010, 6-11.

80Sites Thématiques, Ministère de la Culture, date inconnue, Education artistique et culturelle, < https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Education-artistique-et-culturelle >, consulté le 21 octobre 2021

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permettre qu'ils continuent à s'y intéresser à l'adolescence. Cela permet également de faire connaître et de légitimer les différentes pratiques intra-communautaires ou intra-familiales qui existent. Rendre des enfants fiers.ères et en possession d'une culture les aide par la suite à s'ouvrir aux différentes pratiques artistiques et aux pratiques des groupes présents sur le territoire

Quant à l'enseignement spécifique de la cuisine, les établissements scolaires proposent un apprentissage très classique de la cuisine française. Si cela est cohérent dans la construction d'un programme d'apprentissage, il serait aussi tout à fait intéressant d'y ajouter un apprentissage de techniques de cuisines traditionnelles ou contemporaines étrangères. Bien sûr, cela impliquerait de trouver des intervenants avec ces connaissances, de pouvoir délimiter quelles pratiques sont pertinentes à enseigner. Ce travail serait pourtant une clé essentielle dans la légitimation des savoirs et la création de liens entre les groupes communautaires.

En lien avec la pratique culinaire et les enseignements dans les établissements scolaires, la municipalité pourrait favoriser un travail d'éducation sur le patrimoine, sa définition, son existence. Expliquer aux plus jeunes de façon simple comment fonctionnent les systèmes d'inventaires, de labels, et comment l'on détermine si une pratique est patrimoniale ou non leur apporterait une meilleure compréhension des cultures qui les entourent. Par la suite, cela leur permettrait de déterminer ce qui leur semble important comme faisant partie de leur identité et de l'identité du groupe auquel ils appartiennent, même si cette conscience de l'identité et du groupe survient dans une temporalité postérieure à celle de l'apprentissage.

Toutefois, il est très important de souligner les écueils que la municipalité doit absolument éviter, qui sont l'exoticisation et la folklorisation des pratiques ainsi que l'appropriation culturelle. Comme nous l'avons évoqué précédemment, l'exoticisation consiste à présenter des objets seulement sous le prisme exotique et la folklorisation rend marginales et anecdotiques des pratiques culturelles. Ces deux mises en scène sont problématiques et donc à proscrire.

Pour l'appropriation culturelle, on peut s'appuyer sur la définition donnée par Deb'bo, cheffe cuisinière à Rennes, invitée dans le podcast Kiffe ta Race pour parler de la question du patrimoine culinaire. La cheffe reprend un élément basique qui s'applique à tous les champs culturels lorsque l'on veut déterminer si une action est de l'appropriation culturelle ou non : « est-ce que ceux qui retirent les bénéfices de cette cuisine sont de la communauté à laquelle ils

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ont emprunté ces pratiques et recettes 81 ? » Pour illustrer sa réponse, elle prend l'exemple suivant : « lorsque des restaurants vendent des bo bun hors de prix à Paris, qui n'ont aucune saveur commune aux saveurs traditionnelles et sont plus chers car supposément « meilleurs », et qu'en plus ils ne bénéficient à personne de la communauté vietnamienne, on est clairement dans de l'appropriation culturelle ». En effet, il est fréquent que des plats d'origine étrangère qui sont revisités par des chefs soient qualifiés de « supérieurs » aux plats d'origine, ce qui revient à rabaisser les traditions culinaires en question. Franciser une cuisine ne la rendra jamais « meilleure ». La cheffe cuisinière contrebalance ses propos en partageant son expérience personnelle : lorsqu'elle apprend à cuisiner des plats traditionnels qu'elle maîtrise moins bien, elle change leur nom et fait quelque chose qui s'en approche sans chercher à revendiquer la maîtrise de ce plat. Cela laisse plus d'espace de création et évite la prétention de maîtriser une culture qui n'est pas sienne 82 .

Pour l'exoticisation et la folklorisation, il est important que les programmes mis en place comptent à la fois des éléments théoriques historiques et des éléments contemporains. Ne pas ramener des pratiques à leur seule caractéristique esthétique est également important. Aussi, dans le cas où des expositions et autres événements seraient présentés dans les structures cultuelles, il serait nécessaire de veiller à ce que des personnes spécialistes des questions aient été consultées et que les groupes communautaires concernés aient voix au chapitre.

En définitive, la municipalité dispose d'une multitude d'outils et de ressources déjà existants desquels elle pourrait s'inspirer pour développer un travail de reconnaissance et d'intégration à long terme du patrimoine culinaire sur le territoire. Les outils se déclinent et se rejoignent, traversant les milieux scolaires, les pratiques individuelles, et s'appuyant sur des écrits comme sur le numérique. Ce travail devra nécessairement être évolutif et prendre en compte les besoins et envies des divers groupes, pour être le reflet de la réalité des pratiques et rester conscient des attentes des citoyens et citoyennes. Une modernisation des outils sera également nécessaire pour toucher un public jeune et permettre de maintenir un lien hors des structures municipales (centres sociaux, médiathèque, écoles).

81Kiffe Ta Race, Youtube, 19 octobre 2020, #53 - Cuisine et préjugés : on continue de déguster, < https://www.youtube.com/watch?v=_3El3xfmfaA >, consulté le 25 octobre 2020

82Kiffe Ta Race, Youtube, 19 octobre 2020, #53 - Cuisine et préjugés : on continue de déguster, < https://www.youtube.com/watch?v=_3El3xfmfaA >, consulté le 25 octobre 2020

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery