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Philosophie et Poésie

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par Benoit ROUILLER
UFR de Philosophie, Université de Rennes 1 - Master de Recherche 2006
  

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2. La vérité poétique de l'oeuvre d`art

L'essai sur « L'origine de l'oeuvre d'art » (Der Ursprung des Kuntswerkes), dont la première rédaction est datée de 1935, inaugure une activité proprement « ontologique » de l'homme. L'introduction du concept d'historicité témoigne de cette possibilité de nommer les ouvertures dans lesquelles l'être-là se projette. L'attitude de l'homme n'est donc plus nécessairement déchue et inauthentique, comme dans Etre et temps. Ce n'est plus seulement une anticipation de sa propre déchéance ou une manière différente de s'approprier l'inauthenticité elle-même. Ici, il s'agit de penser qu' « il y a » de l'être et quel peut être son sens. Toutefois, le concept d'instrument ou « d'être produit », élucidé dans Etre et temps, est insuffisant pour mener à bien cette tâche. La qualité d'un instrument est d'autant plus grande qu'elle se fait oublier devant les impératifs quotidiens de l'homme. L'instrument tire sa raison d'être de sa fonction : « l'être-produit du produit réside dans son utilité »210(*). Plus radicalement, le contexte auquel un instrument appartient suffit à déterminer son essence. Un instrument est dans un monde et dans une ouverture déterminée. La notion d'instrument, si elle est dans une certaine mesure nécessaire, ne suffit pas à caractériser l'oeuvre d'art, ni l'origine historique par laquelle elle s'oriente. Elle appartient à un monde ou à un ensemble de significations et ne peut produire un objet tel qu'une oeuvre d'art. Une chose et a fortiori une oeuvre d'art porte un monde, ce qui n'est pas vrai d'un simple objet, d'un simple outil ou truc (Zeug). À l'inverse d'une allégorie ou d'un symbole, l'oeuvre d'art ne procède pas d'un modèle épistémologique particulier. Ce qui est proprement à penser dans l'oeuvre n'est pas un état de fait. Ce n'est pas davantage un support de prédicats qui coïncideraient avec certaines structures connues et reconnues. La signification ou éventuellement la fonction d'une oeuvre ne vient qu'après coup. Elle s'ajoute ou se décline de l'oeuvre quand sa « validité » demeure subjective.

Cette thèse de l'originalité de l'oeuvre compte tenu d'un contexte donné, suppose qu'une oeuvre d'art soit une véritable création. Avec elle, un monde inhabituel verrait le jour. La notion de génie, thématisée par Kant dans la troisième Critique est notable à cet égard. L'artiste doué dans les beaux-arts ne peut fournir d'explication de la manière dont il opère. Dans son cas, il apparaît que « la nature prescrit ses règles à l'art »211(*). Le génie ne se représente pas conceptuellement la chose à produire, ni avant, ni même après l'avoir produite. Ce qui fait une oeuvre des beaux-arts ne peut donc pas être « vérifié » ou connu. Tout dépend d'un jugement de goût et d'un sujet où se produit une correspondance harmonieuse entre l'imagination et l'entendement. Une telle correspondance entre la structure de l'objet et la subjectivité accroît le sentiment de vie. À la différence d'un simple objet, une oeuvre d'art s'ouvre sur un monde subjectif et néanmoins partagé. A. Danto écrit : « il existe deux types de réaction esthétique, selon qu'il s'agisse d'une oeuvre d'art ou d'un simple objet réel indiscernable d'elle »212(*). Un ready-made, un objet qui est pour l'essentiel « déjà fait » et « fini » est, de ce fait, toujours malheureux : en faisant d'un simple objet une oeuvre d'art, il lui est conféré un statut qui interdit de le considérer comme un simple objet. « Fontaine », un urinoir choisi, baptisé et présenté à un public n'en est déjà plus un. Il ne peut donc pas y avoir, à proprement parler, de ready-made, dans la mesure où cette notion implique qu'un même produit soit à la fois un ustensile et, dans un sens nouveau, une oeuvre d'art.

En règle générale, une oeuvre ne se contente pas d'illustrer un état de fait ou de se situer comme un « objet » usuel juxtaposé à d'autres. L'oeuvre est une « vision du monde ». Elle jette un regard sur la totalité de l'étant et oblige l'observateur attentif à partager son regard. Elle est elle-même un dialogue qui approfondit ou change un regard sur le monde. En somme, une oeuvre d'art rend le monde plus accessible. Les chaussures peintes par Van Gogh dévoilent en creux la rudesse du labeur aux champs. Elles peuvent se définir comme un « avènement de la vérité »213(*), au sens d'une authentique expérience de pensée qui dévoile le monde paysan. Elles ont ainsi une certaine contenance (In-sich-stehen). Par cette contenance, elles n'appartiennent pas seulement à un monde qui aurait été dévoilé à l'artiste, avant sa composition. Elles se tiennent comme une ouverture unique sur le monde, tel un monde à part entière. Inversement, c'est par accident qu'une oeuvre redevient un objet sans contenance. Livrées à la subjectivité d'une volonté, puis intégrées à des collections étrangères, certaines oeuvres s'effondrent en tant qu'oeuvres. Leur installation dans les galeries, déployant des trésors d'architecture ou d'éclairage n'y change rien : le publique s'y trouve confronté à des oeuvres muettes, à des objets de curiosité qui ne renvoient plus à rien, si ce n'est à des préjugés.

Jusqu'ici, l'oeuvre en tant qu'oeuvre s'est constituée en une expérience de vérité. Toutefois, il peut sembler que, dans une telle analyse, la matérialité d'une oeuvre ait été oubliée et comme mise au rebut : la pierre, la couleur, le son ou le mot n'auraient-ils donc rien à voir avec l'être-oeuvre d'une oeuvre ? Il est vrai que l'oeuvre ne saurait se confondre, pour Heidegger du moins, avec un « support » de qualités sensibles. Elle ne se définit pas davantage comme une unité de plusieurs impressions, ni même comme un complexe de forme et de matière. Pour cette raison, la fable d'Hygin n'est qualifiée, dans Etre et temps, que de témoignage « pré ontologique »214(*). Elle vise une ontologie fondamentale mais elle demeure en « étroite cohésion » avec une conception par trop métaphysique de l'homme. Elle dépend d'une conception de l'homme comme être composé d'un corps et d'un esprit. Succinctement, cette fable raconte comment « le Souci » modela un morceau de glaise à partir de lui-même. Jupiter accepta de lui insuffler la vie, tout en réclamant le droit de se l'approprier. Il s'ensuivit une dispute, à laquelle se joignit la Terre (tellus). Cette statue n'avait-elle pas la terre pour matière ? Saturne dut intervenir et trancher, pour le présent et le futur. De son vivant, l'homme serait baptisé homme (homo) compte tenu de la terre (humus) dont il provient. Sa propre disposition le ferait toutefois dépendre du Souci, entendu ici comme «concept existential »215(*) et non comme soucis quotidiens. L'analyse de la structure existentiale de l'être-là parachève ensuite la fable dont la visée, en l'état indécise, se révèle ontologique.

La terre à première vue opaque et insondable s'oppose à l'oeuvre et à son ouverture. Pourtant, la matérialité de la terre n'est pas tant oubliée que mise à l'abri dans l'oeuvre. Abritée, la terre (Erde) s'y retrouve comme une terre d'origine. À propos des souliers peints par Van Gogh , Heidegger écrit : « Ce produit appartient à la terre et il est à l'abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même »216(*). L'oeuvre d'art met en relief la terre : des sons, des couleurs, de la pierre ou des mots, selon l'oeuvre produite. La terre est non seulement ce vers quoi tout retourne, mais ce vers quoi tout provient, par un geste initial créateur. Provenir de la terre et y retourner ne fait qu'un dans l'oeuvre créée. « Mettre en place un monde et faire venir la terre sont deux traits essentiels dans l'être oeuvre de l'oeuvre. Ils s'appartiennent l'un l'autre dans l'unité de l'être oeuvre »217(*). L'unité de ce phénomène reproduit celui de la « nature » elle-même, quand Héraclite dit qu'elle « aime à se cacher » tandis qu'elle se dévoile justement comme « nature »218(*). C'est de cette double exigence de voilement et de dévoilement que l'oeuvre d'art tire sa force et sa spécificité d'oeuvre. Dans une première version de l'essai, Heidegger la décrit avec des formules en chiasme, telle que celle-ci : « Le monde est vers la terre et la terre est vers le monde »219(*). L'être de l'oeuvre ne réside donc pas dans la monstration d'un artiste, ni dans la reconnaissance du spectateur (Erlebnis). Il réside dans le fait que la terre sort de son mutisme et prend vie dans une oeuvre. L'être de l'oeuvre est donc toujours, indépendamment de toute qualification ontique, un événement (Ereignis). Il ouvre un chemin qui est en friche et qui nécessite, à plusieurs reprises, d'être parcouru.

Fidèle à l'« idéalisme allemand » pour lequel « tout art est poésie » (ut pictura poiesis) Heidegger découvre la poésie comme terre de tous les arts : « Laissant advenir la vérité de l'étant comme telle, tout art est essentiellement poème »220(*). Au sens large, cette expression signifie que tous les arts relèvent d'une activité poïétique. Ils portent en eux quelque chose d'authentiquement nouveau, de l'ordre d'un monde ou d'un surgissement. Ils se tiennent ainsi sans autre signification ou fonction. Le verbe dont est dérivé le substantif de Dichtung signifie justement créer (dichten), inventer ou imaginer. L'art est toujours, dans un sens étendu, une création et une nouvelle ouverture de la totalité de l'étant. C'est une expérience de vérité ou, pour le dire autrement, une expérience de la présence de ce qui est présent dans l'oeuvre. La poésie comme essence productive de tous les arts se donne elle-même comme « la présence du présent - c'est-à-dire le laisser advenir à la présence »221(*). Le fait que la poésie désigne aussi un art « fondé sur le langage » n'est cependant pas fortuit. Une fois apparue comme un mode d'éclaircissement parmi d'autres, elle garde toute sa spécificité : « l'oeuvre parlée, la poésie au sens restreint, n'en garde pas moins une place insigne dans l'ensemble des arts »222(*). La vérité poétique de l'oeuvre d'art dépasse en validité le monde des arts. Comme l'écrit Beda Allemann : « Il y a, à cet endroit du texte, un renvoi à la langue ; à la vérité, renvoi nécessaire comprendre comment le concept de Poésie en général peut être amplifié jusqu'à dépasser non seulement la poésie au sens restreint, mais encore le domaine entier de l'art »223(*). Les oeuvres ne sont présentes que parce qu'elles accèdent à la parole. C'est dans ce sens que la poésie est à la terre de tous les arts.

Synonyme d'un avènement de l'être, le langage n'est pourtant pas un « bien » comme les autres. Il n'est pas davantage cette fonction qui permet de se faire entendre comme philosophe ou comme poète. D'une part, parce qu'il possède l'homme plus qu'il n'est possédé par lui. D'autre part, parce qu'il joue davantage un rôle prospectif que descriptif. Heidegger écrit : « Le langage n'est pas un instrument disponible ; il est, tout au contraire, cet avènement (Ereignis) qui lui-même dispose de la suprême possibilité de l'être de l'homme »224(*). L'avènement de l'être dans le langage est une « suprême possibilité d'être ». Le « il y a » du langage détermine toute ouverture. Néanmoins, la pertinence d'une telle analyse demeure réservée aux oeuvres axées sur le langage. Ce qui rapproche le philosophe du poète est un attachement, dans le logos ou la mythologie, à une forme essentielle de langage. Cela se vérifie notamment dans l'exercice de traduction et, de manière plus aiguë, dans la traduction de poèmes. Le monde qui est ouvert par le poème dépend à ce point d'une langue qu'il est impossible de l'en distinguer. Il faut donc préférer se traduire soi devant le sens des mots, avant de nommer cela qui est traduit dans une autre langue.

Le poème a un sens privilégié parmi les arts de la parole. À ce titre, P. Valéry distingue deux utilisations du mot poésie. La première veut que la poésie soit un état émotif de l'âme, une émotion proche de l'excitation et de l'enchantement. Elle donne l'impression d'un monde complet, d'un système de la nature où le moi adhèrerait son environnement. Elle apparaît comme un rêve où tout s'articulerait subjectivement: « L'émotion poétique donne l'illusion d'un monde où les images, les êtres, les événements et les choses sont dans une relation intime avec notre sensibilité »225(*). Loin d'être moralement condamnable, cette illusion d'un monde où tout serait unifié répond, dans l'expérience esthétique, à un réel besoin. Elle constitue l'aspect manifeste et second de l'art poétique, cet art « fondé sur le langage ». La poésie permet en réalité de recréer un sentiment d'excitation analogue, de tisser une multitude de liens entre nos idées (le sens) et nos moyens d'expression (les sons). Ces moyens d'expression, s'ils appartiennent au langage courrant, font l'objet de soins infinis. Comme le musicien étalonne son instrument avant de jouer, le poète choisit ses mots en dehors de la prose et de la commodité du langage. Il extrait ce qui lui convient le mieux et se rapproche d'autant de la « sainteté » ou de son idéal.

Dans ce sens, la poésie n'est plus tant la fille de l'imagination que celle de l'intelligence et de la technique. Cet art du langage est moins une terre des arts qu'une matière oeuvrée. Au plus profond, l'essence du langage se retranche dans l'expérience de l'ineffable. Le dire du poète est un dire dans le non-dit, dans le silence. Tout langage essentiel émerge de cette « voix silencieuse de l'Etre »226(*). Il répond de l'occultation progressive de la métaphysique, du non-dit qui ne cesse de se déployer. « Le dire conceptuel le plus élevé consiste à ne pas simplement taire dans le dire ce qui est proprement à dire, mais à le dire de telle sorte qu'il soit sommé dans le non-dire : le dire de la pensée est un taire explicite »227(*). La poésie et la philosophie partagent un même souci pour ce qui est tu dans le langage. Pourtant, comme le dit Heidegger, il faut que la poésie et la philosophie suivent leur propre route, pour ne se rejoindre, éventuellement, qu'à la fin. Elles ne sont équivalentes pour la question de l'être que si « l'abyme entre la poésie et la philosophie reste béant, net et bien tranché » 228(*). Finalement, la poésie risque bien d'accaparer le discours philosophique, avec ses métaphores, son jargon ou son pathos. Elle doit donc être tenue à distance, comme l'indique visiblement la méfiance de Platon à l'égard des poètes. De nos jours, A. Badiou parle d'un « âge des poètes » auquel il faudrait reproduire un « geste platonicien » d'exclusion229(*). Aristotélicien, il entend l'être dans plusieurs acceptions, distinctes les unes des autres230(*). Il professe encore Heidegger quand il envisage d'autres développements à son analyse de l'oeuvre d'art, dans la politique ou le religieux. Il introduit lui-même l'amour à côté du politique et réhabilite le mathème au détriment du poème.

* 210 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, »L'origine de l'oeuvre d'art» (1936), op. cit., p. 33.

* 211 E. Kant, Critique de la faculté de juger, « Déduction des jugements esthétiques purs », § 46, op. cit., p. 261.

* 212 Athur Coleman Danto, La transfiguration du banal, chap. 4, trad. fr. C. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989, p. 161.

* 213 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, «L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 37.

* 214 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., § 42, p. 247.

* 215 Ibid., p. 250.

* 216 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, «L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 34.

* 217 Ibid., p. 51.

* 218 J.-P. Dumont, Les présocratiques, Héraclite B CXXIII, op. cit., p. 173.

* 219 M. Heidegger, De l'origine de l'oeuvre d'art (1935), trad. fr. E. Martineau, Paris, Autentica, 1987, p. 32.

* 220 M. Heidegger, «L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 81.

* 221 M. Heidegger, Questions IV, «Temps et être», trad. fr. J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1991.

* 222 M. Heidegger, «L'origine de l'oeuvre d'art», op. cit., p. 82.

* 223 Beda Allemann, Hölderlin et Heidegger, Troisième partie, «Le dialogue», trad. fr. F. Fédier, Paris, Puf, 1987, p. 139.

* 224 M. Heidegger, Approches de Hölderlin, «Hölderlin et l'essence de la poésie»(1936), trad. fr. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1962, p. 48.

* 225 P. Valéry, Variété, «mémoire d'un poète», Oeuvres, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1957.

* 226 M. Heidegger, Nietzsche II, «La Remémoration dans la métaphysique», op. cit., p. 394.

* 227 M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 365.

* 228 M. Heidegger, Essais et Conférences, «Que veut dire penser?» (1952), op. cit., p. 163.

* 229 Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989.

* 230 Aristote, Métaphysique, , 2, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams