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Agents géographiques et société libertaire

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par Gérard Gonet-Boisson
Université de Pau et des Pays de l'Adour - DEA de Géographie 2000
  

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2.2.2 Le municipalisme libertaire : un maillage territorial valorisant l'individu.

L'idée du " municipalisme libertaire " ou communalisme est aussi ancienne que l'anarchisme. Avec l'organisation professionnelle, la " commune " constitue un des fondements du projet libertaire tel qu'il a pu être pensé et mis en oeuvre par les premiers anarchistes, de Proudhon à Bakounine et Kropotkine, et surtout les milliers de militants, en Espagne et ailleurs, qui ont entrepris de donner corps à ce projet. Le débat actuel autour du municipalisme libertaire doit beaucoup aux travaux et à la réflexion de Murray Bookchin188(*) sûrement - que l'on partage ou non ses idées - le plus important des théoriciens libertaires contemporains. Le livre de Janet Biehl Le municipalisme libertaire189(*) qui nous propose un résumé du municipalisme libertaire tel qu'il est développé par Murray Bookchin, va nous servir de support au même titre que des articles de militants libertaires parus dans la revue La Griffe.190(*)

Bookchin rappelle tout d'abord comment le projet révolutionnaire libertaire a été pensé à partir de deux grands domaines de l'activité sociale et humaine : le lieu où l'on travaille et le lieu où l'on vit ; l'atelier et l'usine, le quartier et la commune. En partie sous l'influence du marxisme et de sa vision étroitement économiste de la lutte révolutionnaire, mais aussi dans le contexte industriel de la fin du dix-neuvième siècle et de la première moitié du vingtième, l'anarchisme a cependant été conduit à surtout privilégier la lutte ouvrière, à mettre au premier plan les revendications économiques et à reprendre à son compte le rôle messianique dévolu par l'ensemble des courants socialistes au " prolétariat "191(*). Ce faisant, il minimise une partie de lui-même, et plus particulièrement la dimension universaliste et éthique qui s'attache à la commune, à son rôle globalement transformateur, comme espace multifonctionnel tenant à tous les aspects de la vie humaine, comme cadre possible :

" (...) d'une société libératrice, enracinée dans l'éthique non-hiérarchique d'une unité des diversités, de l'auto-éducation et de l'autogestion, de la complémentarité et de l'entraide. " 192(*)

Pour Bookchin, le strict espace du travail, ne peut en rien être le cadre d'une action émancipatrice, comme 150 ans d'histoire ouvrière permettent de le comprendre. Si les idéologues intéressés du socialisme autoritaire ont pu célébrer le " prolétaire " et autre variante de " l'ouvrier-masse ", c'est justement parce que l'usine, bien loin de permettre aux ouvriers de s'unir et d'agir pour leur émancipation, a surtout servi à les dresser aux réflexes de la subordination et à l'obéissance ; d'abord au profit du patronat, puis des bureaucraties syndicales et communistes du socialisme dit " réel ". Bookchin démontre aussi comment les mouvements ouvriers libertaires, loin de correspondre aux images d'Epinal de l'ouvrier, véhiculées par les différents courants marxistes, émergent des " classes en transition " issus du monde rural ou de l'émigration (en Espagne, en France, en Italie ou en Russie par exemple). La force révolutionnaire de ce prolétariat naissant (et qui justement refuse le sort de " prolétaire " qui les attend), ne s'exprime pas d'abord dans l'usine, dans les rets disciplinaires et idéologiques des relations de travail, mais en dehors de l'usine, dans les bourses du travail, dans les athénées, les unions locales, lorsqu'ayant déposé leurs habits de travail, ils vont s'instruire, faire de la musique, du théâtre, dénoncer le travail et discuter d'une transformation radicale du monde. L'intégration dans l'industrie de ces couches ouvrières révolutionnaires, leur soumission au seul horizon de l'usine et de la condition ouvrière, se sont traduites aussitôt par la disparition du syndicalisme révolutionnaire (ou anarcho-syndicalisme), par le double triomphe de l'embrigadement du communisme autoritaire et de l'absence d'horizon du corporatisme, avant qu'en disparaissant à son tour, ce monde de l'usine et de l'industrie ne limite plus le combat ouvrier qu'à des revendications purement défensives et, finalement à la seule défense, sans espoirs, d'un monde industriel oppressif en déclin que les ouvriers anarchistes avaient d'abord vainement tenté de détruire.193(*)

A la courte existence d'une condition ouvrière dans laquelle le mouvement libertaire a pu tout d'abord investir l'essentiel de ses forces et de ses espoirs, Bookchin oppose la longue durée et les perspectives de la commune, l'autre perspective révolutionnaire imaginée par les premiers anarchistes. Héritier d'une longue tradition théorique du mouvement anarchiste (Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Reclus, Landauer), Bookchin montre l'importance de la naissance des cités dans la possibilité pour les sociétés humaines d'inventer des relations sans domination et sans oppression. Des cités grecques à la Commune de Paris, en passant par les villes libres du moyen âge et les assemblées de sections parisiennes de la révolution française, les expériences de l'association communale indiquent nettement, malgré leur caractère souvent éphémère, partiel ou soumis aux rapports d'oppression de leur époque, une voie originale d'émancipation trop longtemps négligée par le mouvement libertaire et qui, pour Bookchin, exige impérativement de réhabiliter la notion de politique.

En effet, parce qu'il s'est d'abord identifié au mouvement ouvrier, l'anarchisme a longtemps opposé le social au politique, ce dernier étant assimilé à l'État. L'expérience historique du communalisme exige au contraire d'une part de distinguer nettement entre le politique et l'étatique, d'autre part de relativiser les possibilités d'autonomie du social. Comme l'avait bien vu Proudhon194(*), l'origine de l'État est directement liée à cette donnée essentielle du social que constitue la famille ; et ses formes modernes peuvent être caractérisées par une absorption du social par l'État à travers les très nombreux et tentaculaires appareils administratifs qui gèrent tous les aspects de notre vie (santé, éducation, sécurité, communication ...) La naissance des cités et les expériences communalistes à caractères révolutionnaires correspondent au contraire à une autre voie possible de développement humain, à une résistance originale à la domination étatique et à l'invention d'une action collective réellement "politique".

La notion de " corps " politique prend ici toute son importance. L'assemblée communale et ses formes de fonctionnement n'ont rien à voir avec l'abstraction d'une politique soumise à l'État où le citoyen se transforme en électeur anomique et le peuple en " masse ", en agglomération compacte de monades. La " cité " capable de mettre en oeuvre la démocratie libertaire n'est pas, de son côté, la " ville " au sens géographique du terme, cette urbanisation absurde où l'individu se perd dans la foule et s'accroche au petit royaume illusoire de sa famille et de son pavillon de banlieue. La " cité " émancipatrice, c'est un :

" corps politique délibératif, rationnel et éthique " nous dit Bookchin, "un lieu de discours, de rationalité partagée, de libre expression et de modes de prises de décision radicalement démocratique ". 195(*)

Communes et quartiers (dans les villes importantes) forment alors des " communautés " d'un type nouveau, capables d'intégrer l'étranger et de réguler toutes les différences ; une association à proprement parler " politique " à laquelle Bookchin confie deux tâches essentielles :

- absorber les anciennes prérogatives de l'État, remplacer la démocratie représentative par la démocratie directe qu'autorise le cadre des communes et des quartiers, remplacer les liaisons verticales, hiérarchiques et autoritaires par la libre association horizontale des cités, transformer les êtres humains, d'objets passifs en acteurs actifs.

- absorber le social dans le politique, permettre à toutes les singularités et diversités de vie, de goût et d'activité (professionnelles ou non), à tout ce qui fait la "vie privée" de se fondre lentement dans la vie publique, de se transformer radicalement dans le "corps" politique, dans la rationalité émancipatrice de ses échanges et de ses prises de décision.

Les aspects pratiques du municipalisme libertaire reposent sur deux fondements principaux. Les élections municipales doivent d'abord servir de moment et de lieu d'éducation populaire, pour ensuite servir de base de légitimation.

La proposition de Bookchin consiste en un démantèlement du pouvoir détenu dans une municipalité par l'hôtel de ville en créant des assemblées locales (de quartier, de rue...) qui ont pour but d'évoluer dans une première phase de manière parallèle en attendant d'acquérir une légitimité qui leur permette de la supplanter. Afin d'organiser cette passation de pouvoir Bookchin se propose de remplir trois objectifs principaux :

- L'utilisation des scrutins municipaux comme tribune d'éducation populaire avec le but précis de développer et de faire connaître le municipalisme libertaire en familiarisant la population avec ces idées.

- La création d'assemblées populaires sur des espaces géographiques qui permettent une gestion directe des affaires publiques. Ces espaces émancipatoires sont orientés vers l'apprentissage de l'auto-gouvernement. C'est dans ces assemblées que doit se recréer un espace politique.

- La présentation d'équipes de municipalistes libertaires à des postes électifs de la municipalité qui permettront de demander une légitimation des assemblées populaires là où il n'en disposent pas ou d'accroître leurs prérogatives là où ces institutions existent déjà. A cet effet et pour éviter toute dérive, les municipalistes libertaires disposeront d'un programme clair et organisé en demande minimale et maximale (par exemple si la demande minimale est de modifier la charte de la ville, la demande maximale correspondante sera la démocratie directe.). Ces représentants seront liés par un mandat impératif et révocable à tout moment, la participation à l'exécutif étant par avance exclue.

Les habitants d'un quartier ou d'une ville concerné se positionnent et décident dans ces assemblées en tant que citoyens. Après le temps de leur émergence, vient celui de leur légitimation. Cette légitimité, les assemblées l'acquiert par leur expérience, leur persistance et le " lobbying " exercé par les municipalistes libertaires élus. Dès lors, la plus grande importance sera accordé à la mise en place de la tension avec l'État, c'est-à-dire démontrer le caractère inconciliable de la commune autogérée et du fonctionnement hiérarchique et délégataire de l'État ( par Etat, il est entendu toute les institutions administratives au-dessus de la commune).

Il est évident que la simple présentation de la pensée de Bookchin est un peu réductrice à ce stade de notre rédaction. Le débat est instauré au sein du mouvement libertaire. Les discussions autour du thème des élections sont un sujet récurrent pour les anarchistes. Non sans raison, les sceptiques affirment que l'intervention municipale est le tremplin et la rampe de lancement de nombreux opportunistes en politique et ils ne voient pas comment l'on pourrait éviter la cohabitation avec des apprentis politiciens ; l'enchevêtrement des lois et des règlements administratifs et budgétaires constitue, toujours pour les opposants à toute participation électorale, le second point sur lequel l'expérience des municipalistes libertaires risquent de se heurter violemment. L'exemple français est à ce propos révélateur. Toute initiative municipale est contrée par deux contre-pouvoirs supérieurs : le préfet annule tous édits qui bafouent les lois républicaines ; tout citoyen peut faire appel au Conseil d'État pour faire examiner une décision d'un organisme publique.

Nous devons reconnaître aussi que le municipalisme, comme intervention anarchiste, est peu présent dans l'histoire des sociétés humaines. Dans les années 1950 quelques expériences ont été menées en Suède et en Argentine, néanmoins peu de comptes-rendus ont été publiés196(*). Une seule expérience a été menée en France, dans un petit village du Nord, Merlieux, et seule la presse militante anarchiste l'a relatée197(*). Néanmoins, nous devons prendre en compte la demande renouvelée de la part des citoyens à la participation active des affaires publiques depuis quelques années. Même si le taux de participation aux diverses élections, y compris au niveau municipal, vient contrecarrer cette opinion, l'agent géographique est demandeur d'un système démocratique où toutes les composantes de la société soient associés aux divers processus de décision.

Cependant la lutte communaliste que Bookchin appelle de ses voeux, participe, et tous les militants anarchistes le reconnaissent, à la formation politique des agents géographiques. Pour lui, la lutte pour l'autogestion politique des cités et des quartiers est forcément porteuse d'une volonté de démocratie et d'action directe, d'une " dimension populiste utopique " d'égalité et de liberté capable d'entraîner l'ensemble de la société dans une vaste dynamique de transformation de la société. A condition toutefois, précise-t-il, peut-être parce qu'il n'est pas lui-même complètement convaincu de cette dynamique, ni du caractère spontané de l'action possible des différentes classes et catégories sociales marginalisées, que :

"... leur volonté d'investir dans le municipalisme libertaire, comme de leur capacité à vaincre par elles-mêmes les obstacles qu'un tel projet ne manquerait pas de susciter en cas de début de réalisation, soit précéder de la volonté de construire "un mouvement libertaire hautement conscient, bien organisé et cohérent dans ses buts", seul capable à ses yeux semble-t-il, de guider le peuple politique vers son avènement, de permettre aux "assemblées populaires communales" d'atteindre le niveau d'une vie publique pleinement libertaire, de donner naissance à un corps politique authentiquement libertaire. " 198(*)

Stimulantes pour la réflexion, les thèses de Bookchin sur le municipalisme libertaire ont l'immense mérite de permettre le débat. Le municipalisme libertaire représente sans doute selon lui :

" la dernière chance qui s'offre à un socialisme orienté vers des institutions populaires décentralisées ; sauf à transformer l'anarchisme en un "domaine de pureté éthérée et d'abstraction, en donnant ainsi raison à Adorno quand il décrit l'anarchisme comme un fantôme ". 199(*)

Bookchin peut alors dénoncer un certain type de critique dont il ne doute pas que ses propositions feront l'objet :

" Les fantômes qui nous hantent, s'il y en a, sont le dogmatisme et la raideur rituelle dont l'inflexibilité est si grande qu'elle nous fait glisser vers un état intellectuel de rigidité de même nature que l'engourdissement qui s'installe dans un corps gelé dans l'éternité de la mort ". 200(*)

* 188 Murray Bookchin, né en 1921 au sein d'une famille russe de New-York, il a travaillé successivement dans une fonderie, puis dans l'industrie automobile, avant d'entrer dans l'enseignement. Il est professeur émérite à l'École des Etudes sur l'environnement, au collège Ramapo (USA), et directeur de l'Institut pour une Ecologie sociale (Vermont, USA). Il est une figure de proue du courant écologiste et du mouvement anarchiste aux Etats-Unis.

* 189 Janet Biehl Le municipalisme libertaire. Montréal : Ecosociété, 1998, 299 p.

* 190 La Griffe. Analyses et chroniques libertaires. Lyon : 5, rue Sébastien Gryphe, n° 16 - février 2000.

* 191 Les analyses de Bookchin rejoignent ici les réflexions de Peter Heintz (1920-1983), professeur à l'Université de Zurich, qui se consacre à la sociologie après des recherches sur l'anarchisme (thèse sur Proudhon) : " L'anarchisme n'est donc pas pour nous le mouvement qui s'est notamment répandu pendant le dernier quart du dix-neuvième siècle, et qui a pris avec l'anarcho-syndicalisme la forme d'une organisation prolétarienne de masse(...) l'anarcho-syndicalisme, qui connut son apogée dans les pays latins au début du vingtième siècle, s'est trouvé totalement broyé entre le communisme et l'État...Anarchisme négatif, anarchisme positif. Essai d'interprétation anarchiste du monde moderne. Lyon : ACL, 1997, p. 26 initialement paru en 1951 sous le titre Anarchismus und Gegenwart. Zurich.

* 192 Bookchin Murray. Au delà de la démocratie. Lyon : ACL, 1980. Une réédition est prévue pour l'année 2000 sous le titre Pour un municipalisme libertaire. (notes de la rédaction de La Gryffe).

* 193 Les conclusions de Bookchin égalent la définition de l'anarchisme négatif de Peter Heintz. Op. cit.

* 194 Proudhon Pierre-Joseph Idées générales de la révolution au dix-neuvième siècle. Paris : FA, 1979, pp. 81-140.

* 195 Ibid., p. 58.

* 196 Récits de Christiana. Lyon : ACL, 1994 ; un livre de Lazarte aurait été publié relatant une présence libertaire dans les mairies argentines.

* 197 Des municipalités...à la commune libertaire. Le Monde Libertaire, Paris, hors série n° 12, 1999.

* 198 Ibid., p. 72.

* 199 Ibid.

* 200 Ibid., p. 67.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand