II. Les rapports des groupes à la langue
Avant d'aller plus en avant dans la réponse à ma
problématique, une étude pragmatique des documents dont je
dispose s'impose. Tout d'abord, je chercherai à voir ce qui est dit dans
les chansons constituant notre corpus, pour dégager les thèmes
principaux, le type de langue utilisé et le discours tenu par les
formations. Ensuite je m'intéresserai de la même manière
aux réponses données dans les interviews, afin de recouper ce qui
est dit dans les textes et ce qui est dit dans les entretiens. Cela me
permettra de dégager quelques lignes directrices indiquant quels
rapports les gens du milieux punk/hardcore entretiennent avec la langue
française.
1) Analyse des paroles
A partir du corpus de paroles de chansons disponible en annexe,
nous allons tenter une analyse
approfondie des textes de punk/hardcore en langue
française. Dans la revue « Glottopol » de janvier 2011,
Michaël Abecassis et Gudrun Ledegen affirment que « La chanson, comme
fait de société, possède de multiples fonctions
(métalinguistique, communicationnelle, artistique, culturelle, sociale,
politique, affective), et n'est donc pas un simple moyen de transmission d'un
message sémantique, mais également un vecteur et un symbole des
valeurs d'une génération, d'une communauté ou d'une nation
». L'objet de ce chapitre est de voir quelles valeurs sont transmises dans
le style de musique qui nous intéresse.
1.1 Les Champs lexicaux
Dès la première lecture des paroles du corpus,
plusieurs champs lexicaux s'imposent d'eux-mêmes :
· mort/mourir et vie : « Balance ta
vie Tu vis tu vas vivre Meurt le pouvoir » « La mort est noire mais
rions jaune » « De voir pleurer de voir mourir » « La mort
est lente mon général » « envie de m'faire sauter
les plombs » « envie de crever ton chat » « Ils vendent la
mort » « Pour une mort infecte » « On est tous mort »
« Trop pressé de mourir » « Une vie pourrie » «
s'ouvrir les veines » « La vie qui te tombe dessus »
· guerre/armes : « Sous les
casques verts le sang rouge » « La mort est lente mon
général » « Des bombes brulant d'agent orange En
étouffant de défoliant » « Sous les soleil rouge des
mortiers » « Un jeune soldat » « Techniques de combat,
opérations de survie » « la folie c'est la guerre »
« ce sont des bombes au napalm » « Des coups de matraque »
« Mais avec un flingue à la main Il vit la guerre au quotidien
» « Guerre des nerfs » «Victime complice de l'acte
terroriste. » « Bataille déjà perdue » « la
mitraille »
· pleurer/pleuvoir : « De voir
pleurer de voir mourir » « Il pleut des images » « il pleut
sur le Viêt-nam (Afghanistan, Liban, Nicaragua...) » « c'est
une pluie de sang » « Il ne peut pas pleurer » « Mais dans
la ville tous les hommes sont pluvieux » « demain il pleut »
«je fais mon possible pour ne pas pleurer »
· télé : « Allume la
télé » « Et regarder la télé »
« Radio fourre tout télé immonde » « Devant la
caméra en direct » « Panique sur les écrans »
« Qui va diffuser le premier Scoop à la télé, l'info
est plombée » « De son écran couleur éclairent
son dos » « une putain
d'émission » « heureusement qu'y a la page de
pub »
· grisaille/ville : « Tu agresses la
ville » « Portillons, escaliers mécaniques » «
Triste vie, triste ville » « Mais dans la ville tous les hommes sont
pluvieux »
· couleurs : « Rouge rouge rouge
et noir » « Sous les casques verts le sang rouge » «
bérets verts » « La mort est noire mais rions jaune »
« Des bombes brulant d'agent orange » « Sous les soleil rouge
des mortiers » « grosses lunettes noires » « Le ciel est-il
noir » « Carte orange » « De son écran couleur
éclairent son dos »
· musique : « J'entends au loin
les cris les chants Chants victorieux des plages Normandes » « Des
milliers de CD, des millions de chansons. Des concerts à qui, des qu'on
sert à quoi, des qu'on sert à rien. Des concerts dans des bouges
»
Nous avons clairement affaire ici à des textes
très négatifs qui ne respirent guère la joie de vivre...
on constate une tendance chez les musiciens punk/hardcore à
dépeindre une réalité urbaine triste et difficile. Des
liens sont tissés entre le fait de vivre en ville, l'aliénation
par la télévision, et la tristesse puis finalement la mort. En ce
sens l'analyse que nous avons faite en première partie sur les textes
des groupes qui ont joué le 19/03/2011 à l'Assommoir rejoint
cette première constatation.
On remarque également un vocabulaire de la guerre qui,
par contre, ne correspond absolument pas à la réalité
quotidienne de gens qui le chantent : on n'a ici que des groupes
français, donc des personnes qui n'ont jamais connu la guerre sur leur
territoire. Sans doute faut il voir ici le souci de s'ouvrir sur le monde et
sur les gens vivant une situation plus dure qu'en France, à
dénoncer les injustices qui ont lieu loin de chez nous.
L'agressivité de la musique est donc renforcée par
des textes pas forcément violents, ni insultants, mais plutôt
révoltés et pessimistes.
En ce qui concerne le niveau de langue, on a affaire à
un français courant, voire familier par endroit (« Comme envie d'me
faire sauter les plombs »), mais certainement pas soutenu (pas de
passé simple ou de vocabulaire particulièrement
recherché). Les paroles ne sont pas « codées » (pas de
verlan ou de vocabulaire particulier à un milieu social ou
géographique) et compréhensibles par tout le monde. Même si
certaines sont plus opaques que d'autres au niveau du sens global de la chanson
(comme « What is my punk? »), chacun peut comprendre de quoi il
s'agit dans tous les textes. Nous
nous trouvons donc face à un français populaire,
standard de l'oral.
Il faut également remarquer que les 11 textes sont
rédigés au présent de l'indicatif. Sans doute peut on y
voir là une volonté de décrire des réalités
et des soucis quotidiens, dans une dynamique liée à
l'oralité. Certains passages donnent d'ailleurs l'impression de
dialogue, comme si le narrateur attendait une réponse : « La mort
est lente mon général », « Comme envie de t'expliquer
comme ça/Que ton indifférence ne me touche pas ». D'ailleurs
beaucoup de textes comportent des questions : « La France est-elle
fière de ses bavures policières ? » ; « Lequel des deux
choisir ? » ; « Est-il fait de bric ou est-il fait de broc ? » ;
« Pourquoi n'es-tu plus le même ? ».
Tout cela confère aux textes la volonté de se
rapprocher de l'auditeur, en parlant la même langue et le même
langage que lui, de thèmes qu'il connaît, avec des interpellations
directes à son égard. Au début du XXeme siècle,
Maurice Chevalier et Charles Trénet utilisaient un vocabulaire populaire
pour raconter le Paris de la rue, comme le dit Michaël Abecassis dans son
article « From sound to music : voices from old Paris » :
« The popular speech they employed was often artificial and
contrived, and used tonguetwisters, puns, and non-standard vocabulary
repeatedly for comic effect ; The various linguistic signals (body movements,
verbal tics, complicit laughter, etc.) used by the performer to facilitate
interaction with his public were a key part of the artistic recreation of
popular speech. »
Aussi étonnant que cela puisse paraître si l'on
se tient à une comparaison purement musicale, on peut toutefois
rapprocher le punk/hardcore de la variété des années 1920
et 1930, qui à l'époque était aussi
considérée comme un «art mineur » ou une « musique
populaire » par opposition à « musique savante »
(Philippe Coulangeon, 2005), en cela que le but de chacune de ces musiques
cible un public qui lui correspond en employant le même langage que
lui.
1.2 Dimension sociale des textes
Comme on l'a déjà dit à plusieurs
reprises, le mouvement punk/hardcore ne se limite pas à une certaine
façon de faire de la musique, mais il englobe surtout la démarche
artistique et donc le message transmis via les textes des artistes. Mouvement
contestataire par essence, certains considéreront des groupes de rap aux
paroles engagés plus punk qu'un groupe musicalement punk mais avec des
paroles apolitiques (comme les américains de Blink 182 par exemple).
Après avoir apprécié le corpus de texte au
niveau lexical, intéressons nous ici cette fois à la
sémantique et au sens de ces textes.
Finalement, à quoi sert ce vocabulaire militaire et
morbide ? Quel message est transmis à travers ces mots forts ? En effet,
il nous faut constater qu'une seule chanson parle ouvertement de guerre, «
Sur les sentiers de la Gloire » de Ludwig Von 88. Mais pas n'importe
quelle guerre... une phrase nous permet de situer l'action : « A Dien Bien
Phu une pierre tombale ». Il s'agit donc du dernier affrontement entre les
forces coloniales françaises contre l'armée Viet Minh au
printemps 1954 et qui vit la France se retirer de la région après
cette défaite.
Au delà donc d'une première apparence de
violence gratuite derrière ces paroles, on trouve en fait la
dénonciation de l'empire colonial français et des guerres qu'il a
engendrées. Cette chanson, sortie en 1985 soit plus de trente ans
après cette bataille permet également d'informer de ce qu'a
été la guerre d'Indochine et la bataille de Dien Bien Phu, partie
de notre histoire bien souvent absente des programmes scolaires...
Le morceau suivant dans la chronologie, « SOS » de
Bérurier Noir, part des visions d'un grand blessé de guerre sur
son lit d'hôpital pour s'ouvrir sur la violence des divers conflits
mondiaux (on peut d'ailleurs constater que 25 ans plus tard, la plupart de ces
conflits sont toujours d'actualité : Liban, Palestine, Afghanistan...).
On a ici une vision plus humaine de la guerre, moins historique que dans «
Sur les sentiers de la gloire », mais dont le but est le même :
dénoncer l'absurdité de ces phénomènes.
La chanson « Chico » des Rats aborde le
problème sous un angle similaire, en parlant d'un petit garçon
qui « vit la guerre au quotidien ». Cette fois l'action n'est pas
située géographiquement, et ces paroles visent à
dénoncer deux autres aspects injustes de ce genre de situation : le
profit des uns (« eux ramassent les dollars ») et
l'indifférence des autres (« On vous a montré sa
misère/Devant la caméra en direct/Pour une mort infecte/Servie
à point dans votre assiette »).
Ce qui nous mène au deuxième thème
principal du corpus : l'aliénation par la télévision. Dans
leur morceau, les Rats parlent de l'indifférence générale
des gens dînant devant le journal télévisé du soir
face aux atrocités du monde.
Les Sheriff, dans « Jouer avec le feu », assument
le fait qu'eux-mêmes sont parfois hypnotisés par la
télévision et du coup ne font rien d'autre (« J'adore/Dormir
pendant la journée/Et regarder la télé/C'est sûr
c'est moins dangereux/Mais ça fait vivre plus vieux »), ce qui leur
permet de « vivre plus vieux » et donc de se fondre dans la masse.
Masse que les Cadavres, eux, dépeignent comme un troupeau de mouton, ou
plutôt comme des fourmis (« Le train charrie les fourmis
travailleuses »), en parlant également de cette indifférence
générale (« Radio fourre tout télé
immonde/Ne pas s'en faire, ainsi va le monde »).
Indifférence aidée selon Tagada Jones par une information
biaisée et orientée :
«Qui va diffuser le premier
Scoop à la télé, l'info est
plombée,
Qui a censuré la vérité »
puis
«Obnubilé,
l'oeil rivé,
l'esprit focalisé
Sans réaction ni même d'intuition
Empaffé, il digère à fond l'information
Eh! Eh! il se lève de son canapé
Eh! sans une critique »
Il apparaît que l'esprit critique et le souci de
l'actualité est un sujet récurent dans la chanson punk. Selon ces
artistes, il faut avoir conscience de ce qui se passe dans le monde et ne pas
se contenter de prendre les informations qu'on nous donne : il nous faut aller
chercher nous-même l'information juste. On note d'ailleurs qu'à
aucun moment les paroles ne se veulent prescriptives (« faites comme ceci,
regardez ou écoutez cela »), elles se contentent de pointer du
doigt des maux et de plaider l'autodétermination.
En terme de diffusion du français, l'aspect
socio-culturel est primordial, et cette apathie générale, cette
dénonciation du comportement des Français de la fin du
vingtième siècle est totalement ancrée dans son
époque. On peut tout à fait imaginer revenir un jour sur ce genre
de texte pour aborder le comportement de l'Etat français et de ces
citoyens à ce moment là de l'histoire. Ainsi Philippe Coulangeon
2005 affirme que « Les productions culturelles sont en effet soumises
à un cycle de vie. Des mouvements inverses de banalisation et de
réhabilitation culturelle déplacent périodiquement la
frontière qui sépare le domaine de la culture savante de celui de
la culture populaire. Cette dynamique temporelle entre de ce fait en
composition avec une série de clivages générationnels.
(..] Outre l'exemple du jazz ou de la chanson française, dont certains
textes (Brassens, Brel, Barbara, Ferré) voisinent aujourd'hui avec les
poèmes de Mallarmé ou de Villon dans les manuels de
l'enseignement secondaire, on peut constater qu'une grande partie de
l'opéra italien, qui relève aujourd'hui clairement du domaine de
la musique savante, était considérée, dans la
première moitié
du XIXe siècle, comme partie prenante de la culture
populaire [Di Maggio, 1982]. »
Loin de nous l'idée de considérer l'oeuvre de
Metal Urbain ou de Ludwig Von 88 comme de l'opéra, mais si le bassiste
d'Heyoka pense que « François et les Bérus ont
été les textes les plus concis qui frappaient le plus l'esprit
des gens, c'est vraiment quelque chose de terrible. Je pense que les
Bérus ont été une chance. Il y en a eu d'autres comme Brel
que j'adore ou Haine Brigade, je pense que dans 50 ans les gens les
écouteront encore. », peut être peut-on considérer ces
textes, si proches du quotidien d'une certaine frange de la population, comme
des témoignages uniques, véritables et poétiques d'une
époque (fin du XXe et début du XXIe siècle) et d'un pays
(la France), grâce à leurs paroles en français.
2) Analyse des interviews
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