1.3.6 Le passage chez Stan Kenton
Les raisons du départ de Lee Konitz qui seront ici
mises en évidence sont de nature artistique, personnelle et
financière.
Parvenu aussi rapidement à interpréter la
musique complexe de Tristano, Konitz sentit au bout d'un certain temps le
besoin de raffiner, d'élaguer son jeu et de réviser les
fondamentaux de la musique. Par la suite, son style évoluera vers un
phrasé plus expressif et intuitif. « J'ai le sentiment d'avoir
été un peu au-dessus de moi-même, d'une certaine
façon, avec l'influence de
Lennie. J'ai le sentiment qu'il m'a conduit un peu trop
rapidement au sommet de la chaîne. »128
Prendre congé de l'enseignement de Tristano
était l'occasion propice pour explorer de nouveaux territoires musicaux
et se confronter à différentes situations de jeu. Pendant cette
période, Konitz assimila l'enseignement de Tristano, ce qui lui permit
d'adopter un regard plus critique vis-à-vis des conceptions musicales du
mentor. Il ajoute: « je n'étais pas en train de vouloir me
libérer de Tristano, j'essayais juste de jouer ce que je pouvais
entendre ou ressentir. Cela impliquait de revenir aux fondamentaux, ce que je
continue de faire aujourd'hui encore. J'essaie de trouver une phrase qui tient
à la bonne place et sonne proprement, qui vient de quelque part pour
aller
ailleurs. C'est un travail quotidien.
»129
De plus, Tristano occupait une place envahissante dans la vie
de l'altiste. Konitz comparait ainsi dans plusieurs interviews la relation de
Tristano avec ses élèves à celle d'un gourou avec ses
disciples, « un gourou à tel point que je peux encore, quarante
ans après reconnaître quelqu'un qui étudia avec lui par la
façon qu`il se déplace dans la rue. Finalement, je devais quitter
cette situation et comprendre comment toute cette éducation avait fait
évoluer ma personnalité. » Il va
de soi qu'il est nécessaire, à un moment
donné, de se libérer de la tutelle d'un professeur ou du
128 SURPIN, Alain, Inside Lee Konitz, Down
Beat, 1968 «I feel that I was a little ahead of myself, in a
way,
with Lennie's influence. I feel that he got me a little more
quickly to the top of the chain»
129 HAMILTON, Andy, Conversations on the
Improviser's Art, The University of Michigan, 2003, page 24 « I
wasn`t trying to break free from Tristano as such, I was just trying to play
what I could hear or feel. A lot meant getting more basic, and I'm still
working on it every day, trying to find a phrase that sits in the right place
and reverberates properly, comes from someplace and goes someplace. That's a
daily undertaking «
gourou de manière à se réaliser
soi-même. Le départ de Konitz provoqua l'animosité
de Tristano et de sa communauté.
Une autre raison reposerait dans les divergences de
tempérament entre eux. Repliés sur eux même, Tristano et
une partie de ses élèves se confrontaient très peu aux
autres musiciens de leur génération. Toujours d'après
Konitz : « malheureusement, il ne choisit pas de sortir et de
rencontrer des gens, ce qui leur aurait donné une opportunité de
l'entendre jouer. C'était une grande perte pour lui et le public. Il
était très critique vis-à-vis de la scène, je pense
que les gens lui en voulaient un peu pour ça. Mais le fait reste qu'il
était un grand pianiste que beaucoup de
gens appréciaient. »130 Tristano
ne ménageait pas son discours et porta des jugements acerbes
sur ces contemporains tels que Thelonious Monk, John Coltrane ou
encore Sonny Rollins.
Enfin, l'invitation offerte par Stan Kenton à rejoindre
son orchestre en 1952, provoqua le mépris de Tristano. Le succès
commercial de Kenton heurta la vision puriste de l'art pour l'art de Tristano.
Le départ de Konitz causa la fin du quintette.
L'élargissement de sa famille, en plus des points
discutés plus haut, et la perspective d'un revenu régulier furent
les principales motivations de Konitz : « je me suis installé
en Californie en 1962 car ma femme et moi sentions qu'il y avait un besoin de
se séparer de Lennie Tristano qui était pour moi une très
forte figure paternelle. Nous avions vécu dans sa maison, mais elle
m'encouragea à aller voir ailleurs ce qui se passait, et nous sommes
restés en Californie pendant quelques années. » Konitz
accepta la proposition de Stan Kenton de rejoindre son orchestre et quitta New
York pour la Californie.
1.4 Les débuts dans les grandes formations de
jazz
Cette partie est consacrée aux premiers engagements de Lee
Konitz dans les orchestres de
danse et de jazz. Elle est construite de manière
chronologique sur la période 1946-1956.
130 HAMILTON, Andy, Conversations on the
Improviser's Art, the University of Michigan, 2003, page 152
«Unfortunately, he didn't choose to go out and meet people and give
them the opportunity to hear him play. That was a great loss for him and the
people. He was very critical of the scene, and people, I think, kind of
resented him for that. But the fact remains that he was a great pianist who
affected a lot of people»
S'intéresser à ses expériences avec les
orchestres de Claude Thornhill, le nonette Birth of the Cool de Miles Davis
et enfin celui de Stan Kenton, en plus d'apporter un éclairage
sur l'évolution esthétique de Konitz, permettra de
considérer cette partie de l'histoire du jazz consacrée aux
grands orchestres à travers le prisme unique d'un improvisateur et
acteur de cette période. Savoir avec quels musiciens Konitz a
été employé donne à voir le parcours qu'il
traçait en fonction de ses affinités. Son approche
esthétique se révéla tout autant en phase avec la musique
de ces orchestres qu'avec les courants modernes de son époque. Lieu de
rencontre et d'échange privilégié entre les musiciens, les
big bands permettaient la naissance de nouveaux projets. S'intéresser
à ces expériences permettra de connaitre les musiques
auxlesquelles Konitz a été exposé et qui ont forgé
sa personnalité musicale.
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