1.1.1 Un swing contagieux
On peut d'abord s'intéresser à la mise
en évidence des aspects rythmiques
caractéristiques du style de Lester Young.
Aux dires de Lee Konitz, Lester Young est l'exemple parfait de
l'improvisateur accompli.
« C'était de la musique magnifique, il ne
sonnait jamais de manière frénétique, ni de manière
forcée. Il jouait plutôt de manière
décontractée en mettant chaque phrase en place dans un bon
groove. C'était très joli et à la fois très
intense. »24 Dans ces propos, Konitz oppose le
caractère «forcé» et
«frénétique» de certains improvisateurs à la
fluidité de Prez qui reste quant à lui
«décontracté» et maître de son improvisation. Il
confirme également ses qualités rythmiques.
On pourrait dire ainsi qu'il swinguait sans effort. À
première vue, il est juste de rappeler que Young commence la
pratique instrumentale à la batterie avec l'orchestre de sa famille
The Blue Devils. Selon l'illustre Jo Jones, un des principaux batteurs
de Young après 1942, ce dernier serait le meilleur batteur qu'il ait
entendu. Sa mise en place précise et son aisance à interagir avec
le batteur, quel que soit le tempo, suggéraient une fondation rythmique
solide. On note la fluidité rythmique du jeu de Lester à travers
la diversité des figures rythmiques employées, et ce dans les
tempos lents, moyens et élevés. Là où Coleman
Hawkins et Don Byas, jouent la plupart des solos en croches parfois
agrémentées de triolets, Lester Young semble rechercher sans
cesse de nouvelles combinaisons rythmiques dans ses phrases comme on peut
l'observer dans son solo sur « When You're Smiling » avec
Billie Holiday et l'orchestre de Teddy Wilson25.
24 HAMILTON, Andy, Conversations on the
Improviser's Art, The University of Michigan, 2003, page 10 «He never
sounded frantic nor did he sound as if it was an effort to play. He sounded as
if he was sitting back and putting everything right. It was very pretty and at
the same time very intense»
25 WILSON, Teddy, Teddy Wilson & His Orchestra
featuring Billie Holiday, New York, Columbia, 1938.

Exemple musical 1 : « When You're Smiling », Teddy
Wilson & His Orchestra featuring
Billie Holiday, 1938. Dix mesures d'improvisation de Lester
Young.
Son passé de batteur lui aurait permis de
développer au cours de son adolescence cet atout important de son jeu.
Le pianiste Oscar Peterson et accompagnateur de Young se souvient de son
expérience avec ce dernier: « Lester avait cette remarquable
habilité à transmettre la beauté depuis lui-même
à la section rythmique. Il avait coutume de jouer des lignes qui
étaient si
relaxe, même à un tempo rapide, que la section
rythmique se relaxait elle aussi. »26
On pourrait affirmer que son style est la combinaison d'un
swing à la fois «intense», c'est-à-dire une
façon de Young d'ajuster ses notes juste sur le temps comme on peut le
constater sur les enregistrements au cote de Basie, et d'autre part laid-
back27, tel que l'on peut s'en apercevoir un peu plus tard
dans sa carrière, quand son jeu devint langoureux et derrière le
temps. Selon Young, « Je pense qu'ils finiront tous par revenir au
swing et à la musique de
danse une fois de plus. Aujourd'hui beaucoup de choses sont
juste de passage. Pour moi la
26 CAPONI Gena Dagel, Signifyin(g),
sanctifyin', and slam dunking, Amherst University of Massachusetts
Press,1999, p 256"Lester had this remarkable ability to transmit
beauty from within himself to the rhythm section.[He would] play some
lines that were so relaxed that, even at a swift tempo, the rhythm section
would relax."
27 « Laid back » pourrait
être traduit par « en retenant ».
musique doit swinguer en premier. »28
Soliste dans l'orchestre de Count Basie, Young faisait danser le public
avec un swing énorme. Il façonna un style énergique, funky
et inventif. Ses deux solos légendaires sur « Lady Be Good »
29 et « Shoe Shine Boy » 30 dévoilent
Young, 27 ans, surfant sur les registres du ténor, usant des techniques
de honk31 et du crooning32 avec un flot
d'idées toujours renouvelées. Une caractéristique
de son style qui apparaît alors est l'accentuation des temps
faibles. On remarque que Young commence ou termine ses phrases
souvent sur les deuxième et quatrième temps de
la mesure comme on le constate sur l'exemple


suivant :
Exemple musical 2 : « Lady Be Good », Count
Basie, Chicago, 1936. Cinq mesures de
l'improvisation de Lester Young.
28in HENTOFF, Nat, «Pres: One Of Jazzdom's
Greats Reminisces», Down Beat, mars 1956. «I think
they'll all be finally coming back to swinging and to dancing to music again. A
lot of the things now are just novelties. For me, the music has to swing
first.»
29 BASIE, Count, The Essential Count Basie,
Vol. 1, Sony, Chicago, 1936.
30BASIE, Count, The Lester Young Story (Proper Box
8), Decca, Chicago, 1936.
31 Le honk est un effet expressif de saxophone qui
consiste à «surjouer», une note et à la
répéter en l'accentuant. L'initiateur de cette technique est
Illinois Jacquet. On peut l'entendre pour la premiere dans son
célèbre solo sur «Flying Home» en 1942 avec
l'orchestre de Lionel Hampton.
32 «Crooning» ce terme le plus
souvent applique au chanteur tel que Sinatra ou Tony Bennett designe une
manière de jouer doucement, presque en murmurant une
melodie.
À l'écoute, Young flottait au-dessus des barres
de mesures et semblait communiquer directement aux auditeurs à travers
son ténor avec une voix calme et sage. Selon Konitz « c'est
tout coordonné et très joliment façonné
[...]». Complexe dans sa simplicité [...] polyrythmique.
» 33 Complexe car le jeu de Young
était imprévisible. Ses phrases pouvaient chevaucher la
carrure de telle façon que ses idées
mélodiques n'étaient pas soumises au joug de la barre de
mesure.
L'accentuation du quatrième temps est un
procédé rythmique efficace qui produit une impression
d'instabilité et d'asymétrie. On peut le remarquer dans le pont
de « Shoe Shine Boy » lors de la première grille du solo
de Young. Ce procédé sera largement employé par les
musiciens bop, notamment Charlie Parker au cours de la version en concert de
« Cheryl »34.

Exemple musical 3 : «Shoe Shine
Boy», Count Basie, 9 novembre 1936, Mosaic Records.
Improvisation de Lester Young sur Shoe Shine Boy (A7; Dm7; G7 ; Gm7 ;
C7)
Young utilisait des motifs rythmiques qui se prolongeaient sur
les mesures suivantes. Relaxe même sur des tempos rapides, son
tempérament était plutôt cool que hot.
Ses lignes mélodiques enjambaient les mesures et narguaient la carrure.
De cette manière il créait un effet de déplacement tout en
restant dans la carrure. En conséquence, on peut affirmer que son
style
était linéaire, axé sur le riff plutôt
que sur une conception élaborée de l'harmonie. Toujours
33 «Communication personnelle» Octobre
2010.
34 PARKER, Charlie, Complete Savoy live
performances from the Royal Roost, Savoy, 1947.
d'après Konitz « swinguer reste la chose la
plus dure, vraiment. Je suis encore en train d'y travailler! C'était
sans problème pour Lester. » 35 Aussi, la
façon de Young tout à fait nouvelle de phraser en croches sur des
tempos moyens influencera les instrumentistes de l'ère swing et du
be-bop.
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