INTRODUCTION
"L'existence est rare. Nous sommes constamment, mais nous
n'existons que quelquefois, lorsqu'un véritable événement
nous transforme."
Henri Maldiney
La réanimation médicale concerne les personnes
dont la vie est en danger et risque de s'achever à la suite d'une
défaillance soudaine d'une de leurs fonctions vitales. Elle
s'intègre dans une politique de la gestion de la santé publique
dans nos sociétés occidentales et modernes où depuis un
peu plus de 50 ans les moments limites de début et de fin de vie, des
périodes de la vie qui appartenaient au domaine privé, sont
désormais pris en charge de manière collective par les
institutions de santé publique. Une enquête Nationale (SAR-Samu,
1994) révèle ainsi que 2 personnes sur 3 décèdent
dans un établissement hospitalier, dont notamment 3 personnes sur 4 sans
la présence de la famille. Cette situation a été
dénoncée comme une désocialisation des mourants (L. V.
THOMAS, 1978) liée à une interdiction et un escamotage de la mort
de nos proches dans nos sociétés occidentales (ARIES, 1975)
depuis le début du 20e siècle.
Depuis environ 20 ans, de nombreux débats montrent que
les questions de la fin de vie, des états critiques de santé et
la manière dont ils sont pris en charge sont devenues un sujet de
préoccupation de plus en plus présent dans l'opinion publique. En
témoigne notamment l'intérêt populaire pour les
séries télé (« Urgences »), la
médiatisation à outrance des événements touchant
à la mort brutale (épidémie, maladies nosocomiales et
canicule), mais également la multiplication de procédures
judiciaires contre le corps médical auquel on demande de plus ainsi
d'assumer la responsabilité des conséquences irréversibles
ou de l'issue tragique lors des hospitalisations.
Or, le système de soins dont chacun
bénéficie est aussi celui que la société s'est
choisie. Mais ce choix s'est-il effectué en tenant compte de toutes les
conséquences que cela impliquait sur la condition humaine de
l'homme moderne ?
Moment de la naissance et moment de la mort sont ainsi
actuellement traités comme des maladies, d'un point de vue
médical. Des aménagements ont certes permis de restaurer un
certain confort privé dans les maternités et des associations
revendiquant la réhabilitation de l'individu en fin de vie ont
été à l'origine de la création d'unités de
soins palliatifs.
Il reste pourtant dans les unités d'urgence et de
réanimation des situations de maladie aigue et d'urgence où la
prise en charge de la survie biologique prime sur le souci de l'état et
du confort psychologique du patient. A la brutalité de la
défaillance vitale peut s'ajouter celle de l'agression des soins
très lourds de restauration des fonctions vitales.
Le personnel médical dédit ses ressources
techniques et ses compétences à un combat au nom du patient,
voire malgré le patient pour repousser le moment de la mort. La Loi sur
les Droits des Malades en fin de vie (Loi Léonetti, 2005) a en effet
établi que la situation d'urgence constitue une exception au droit de
choix du malade à accepter ou renoncer au traitement, le
déclarant en l'occurrence incapable. Auparavant, des
aménagements favorisant le confort psychique du malade en
réanimation ont été introduits dans les décrets en
2002. On peut néanmoins s'interroger sur les réactions brutales
et agressives lorsqu'on observe en réanimation médicale une
proportion significative de tentatives d'auto-extubation (arrachement du
dispositif d'assistance respiratoire), parfois répétées,
aux conséquences souvent mortelles et dont les soignants portent la
responsabilité. Ce genre d'accident représente la cause directe
d'une part importante de la mortalité dans ces services.
Des discours multiples et contradictoires de la part des
médecins, soignants, malades et familles se rencontrent et
s'entrechoquent dans des paradoxes insolvables. La situation de
réanimation est décrite par les familles à la fois comme
une « renaissance » et une « torture »,
un « passage obligé » et une
« prison » subie contre sa volonté, les
médecins réanimateurs, les soignants eux-mêmes se
représentent comme « sauveurs » ou
« meurtriers », et l'observateur hésite entre une
situation de fin de vie ou de vie préservée - il n'existe
d'ailleurs aucune statistique officielle concernant le devenir des malades de
réanimation pour trancher cette dernière question.
Afin de ne pas rester piégés dans ces paradoxes,
ce mémoire propose d'aborder la clinique des malades de
réanimation avec une approche ethnopsychiatrique qui permet un recul
supplémentaire du chercheur par rapport à ses propres conceptions
théoriques et culturelles. Habituellement appliquée dans les
champs qui confrontent les psychologues à l'altérité, la
même démarche peut s'appliquer à des situations sociales
nouvelles par rapport à l'histoire d'une culture, confrontant tout une
population à de nouvelles formes de deuils.
Elle permet également, plutôt que de porter le
regard sur la pathologie, le remède, ou la prévention qui ne fait
qu'additionner de nouveaux facteurs et de complexifier le problème, de
repenser les pratiques et les théories. (SIRONI, 1997)
La réanimation sera donc vue, dans notre point de vue,
considérée comme une pratique de soins en mutation technique
permanente, propre à une culture elle-même en mutation, impliquant
des transformations profondes à la fois dans la société,
par l'attitude face à la mort qu'elle induit et des transformations
psychiques profondes des acteurs, soignants, malades et familles avec le risque
de nouvelles formes de souffrance que notre culture n'a pas encore appris
à gérer.
Cette étude portera sur la manière
d'aborder cliniquement les malades de la réanimation eux-mêmes
pris dans un paradoxe extrêmement angoissant d'une situation à
l'extrême de la vie et de la mort.
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